Même s’il est aujourd’hui carbonisé à Hollywood, John Carpenter n’a plus rien à prouver. On le sait capable de tourner des classiques indiscutables, des catastrophes industrielles adulées par la critique, de tout déchirer à Dead Space, Bioshock ou même Sonic et de faire cohabiter en harmonie, dans les salles du monde entier, les nerds de la cinéphilie et ceux de l’electro.
Ce qu’on sait moins, c’est qu’à mille lieues du minimalisme grésillant de ses scores ( Assaut, Halloween, New York 1997…), il a mené une carrière musicale secrète, bien plus baroque et pétulante. Dans les seventies, il fonde avec des copains de l’USC (University of Southern California) un groupe de pop dilettante, uni par un goût pour le bidouillage de synthés et la mauvaise country, avec ses copains Nick Castle et Tommy Lee Wallace. Le premier deviendra son co-scénariste sur New York 1997 et lui servira ici et là de mascotte (la doublure de Michael Myers dans Halloween, c’est lui). Le second se rendra coupable de Ça. Ils se baptisent The Coupe de Villes (sans doute parce qu’à l’époque, l’achat d’une Cadillac les faisait encore rêver), font les cons en parodiant les lovesongs de l’époque, puis splittent rapidement. Ils se reformeront pour tuer le temps dans les années 80, alors que leurs carrières hollywoodiennes ont déjà décollé.
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Tuer le temps, c’est le mot : avant de se faire brièvement connaître en 86 avec Big Trouble in Little China, sur la B.O. des Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin – le clip est au moins aussi précieux que le film – , ils enregistrent un album confidentiel titré Waiting Out The Eighties (« attendre la fin des 80’s »). Seuls quelques amis, à l’origine, en recevront un pressage. Il se conçoit comme une invective de 40 minutes aux années Reagan, à leur vulgarité, aux cagoles de Los Angeles et à l’espèce de vortex aberrant qu’est devenu le movie business à la fin de l’utopie seventies. Rien de trop torturé, loin de là : le disque épouse les codes de la pop balnéaire du moment pour mieux la pirater de l’intérieur. Un album méta-eighties, en somme. Parce qu’il s’agit d’un trésor caché et impur, montagne russe de cacophonies pas ragoûtantes et d’authentiques traits de génie, il fallait bien se coller à son exégèse. Il fallait que le monde sache.
1. Waiting Out The Eighties
En 85, Jack Burton n’est pas encore sorti et on ne sait donc pas à quoi peut bien ressembler le chant de John Carpenter. Fatalement, le découvrir tient de l’épiphanie. Dans les premières secondes résonne celui de Nick Castle, haut perché, pas loin d’un Phil Collins à l’agonie. Et puis arrive vite le refrain de John, grave, presque caverneux. “ I’m waiting out the eighies, I’m waiting… for you.” Une rengaine ronde, efficace, moustachue, greffée sur une rythmique de vieux hit country speedé et défiguré au clavier 16 bits. Comme si une sorte d’Elvis du Kentucky (où John a grandi) débarquait sur Sunset Boulevard au volant d’un pick-up jaune poussin, lui-même parachuté hors d’une capsule spatiale de sauvetage, elle-même détachée de l’astronef biscornu de Dark Star. Tel le Roddy Piper d’ Invasion Los Angeles, le type chausserait ses Ray-Ban à effet miroir, descendrait du pick-up et scruterait la Californie putassière des années 80, se demandant dans quel merdier il a eu le malheur d’atterrir. Le couplet de Castle est clair : “ t’aimer est si compliqué / tu es dans la mauvaise époque, baby / je ferais mieux de t’oublier“. Sentence sans appel adressée par les Coupe de Villes à leur génération, radasse mal fagotée au sourire faux-cul.
2. 1967
Autant qu’il déteste sa décennie reaganienne, ce cowboy démocrate regrette les sixties. “ Baby, tu saaaaais / je suis hors de l’espace-temps / j’attends le paradis / en 1967“. Moins tubesque, la chanson tient de la complainte du vieux con assumé, qui refuse de vivre une seule “nuit vide” de plus. Sa filmo est traversée, elle aussi, par cette nostalgie pour la période contre-culturelle qui lui permit de s’émanciper. Natif de New York, le jeune John passe son adolescence à Bowling Green, bourgade conservatrice où il observe avec effroi la population mâle patrouiller la crosse à la main, prompte à canarder les perrons des bicoques habitées par des familles noires. La fin des sixties, c’est pour lui le déménagement à Los Angeles, l’entrée au département cinéma de l’USC, les films d’horreur de la Hammer vus et revus dans les salles de Downtown L.A., aux côtés des séries B de Roger Corman et des westerns de Hawks. Autant de sources auxquelles John s’abreuve dans la première moitié des années 80, alors qu’Hollywood bascule dans une ère triomphaliste où les Rio Bravo horrifiques n’ont plus vraiment leur place (la preuve, The Thing fait un four). Carpenter, lui aussi, sent qu’il risque de perdre la sienne.
3. She’s Got Friends in L.A.
Il ne reste donc plus grand-chose de ce L.A. flower power parmi le gratin hollywoodien des eighties. La coke au petit déj’ dans les bureaux d’Universal remplace les acides pris dans les chiottes du Whisky a Go Go. Pendant ce temps-là, au pied du Fox Plaza, l’utopie contestataire s’est changée en vaste terrain vague. Downtown L.A. ressemble à une cour des miracles géante. Les freaks croisés à Skid Row portent des tatouages moches. De sa plus belle voix de crooner, John chante cette décrépitude. Il est question d’une fille mystérieuse qui “ne conduit pas”, ce qui sous-entend fortement, dans le langage angelino, qu’elle tapine. De légers trémolos trahissent l’empathie de John pour ces losers sacrifiés par l’Amérique des années 80, la même qu’on ressent pour les crackheads et autres âmes perdues d’ Invasion L.A. ou Los Angeles 2013.
4. Manhole
Ça démarre comme du Oingo Boingo en petite forme, c’est-à-dire comme un ska synthétique qui peinerait à s’envoler, vaguement croisé avec du rockabilly des familles. On reste dans le registre de la dépression urbaine : « Manhole » = bouche d’égout. Et le morceau s’adresse, donc, à une fille comparée à une bouche d’égout (« qui m’entraine bas, bas, bas »). Et pourquoi pas, après tout ?
5. Hard On Me
On devine la mélodie copiée sur les slows vaguement motownesques que les lascars ont dû écouter lors des bals de promo, au temps du lycée. Le principal problème de ce morceau, c’est que le chant est assuré par Nick Castle, resté perché dans les octaves de Phil Collins depuis la première piste, façon matou coincé en haut d’un arbre et que les pompiers s’escriment à déloger. Le second, c’est qu’on n’arrive pas bien à distinguer le sujet : il est sans doute question d’une rupture, puisqu’apparemment, « le livre de l’amour » s’est refermé (« it’s finished baby, it’s history, and the book of love is closed forever »). Difficile d’identifier le parolier de source sûre, mais on ne parierait pas sur Big John : difficile de distinguer sa moustache dans cette mélasse lyrique.
6. She Doesn’t Want You Anymore
On peut difficilement faire plus explicite qu’avec ce titre. Et pourtant, il n’est pas question de faire entendre raison à un vieux copain s’accrochant à son ex, mais d’expliquer à une petite fille que sa mère n’a plus besoin d’elle. Drôle de complainte cryptique, pas si éloignée de la country de restoroute (caractérisée par ses histoires de micmacs familiaux) subie par le petit Johnny à Bowling Green pendant de longues années.
7. Back From The Dead
Clin d’oeil au frère d’armes George Romero ? Plutôt aux propres films de Carpenter : il n’a jamais fait dans le zombie, mais « Back From The Dead » rappelle les tapisseries digitales brèves et nerveuses de New York 1997. Nick se décide à baisser de quelques octaves, criant à qui veut l’entendre qu’il revient d’entre les morts. Pourtant, c’est plutôt à John que revient ce mérite en 1985, lui qui vient de se refaire une santé avec Starman suite à plusieurs bides retentissants ( The Thing donc, mais aussi The Fog).
8. On My Knees Again
Les premières mesures laissent imaginer, sans faire trop d’effort, qu’on écoute Europe 1 un matin de 1988 et que le dernier hit de Laurent Voulzy passe pour la trentième fois en 24 heures. Beat lourd, humeur gentillette de la guitare sèche, on n’est pas loin de « Désir, désir (part 1) ». Las, c’est bien The Coupe de Villes et l’auteur d’ Halloween qui reprend le leadership du chant. Et avec une sorte de balade éthylique, émue mais pas trop mélancolique : John parle de se relever d’un sorte de cuite abyssale, déclarant qu’il ne sait plus comment il s’appelle, et suppliant son coup d’un soir de l’aider à se sortir la tête de la poubelle. Foin d’excès dépressifs : le morceau conserve de bout en bout son espèce de bonhommie Laurent Voulzyenne et un peu claudiquante.
9. I Really Need You
Plus guimauve (littéralement : les choeurs évoquent ceux de scouts s’empiffrant de marshmallow calciné autour d’un feu de camp), cette piste joue la partition de l’amant éploré, prêt à ramper pour voir la belle revenir. Laquelle ? Le coup d’un soir de la piste précédente, qui l’a laissé crever dans son vomi ? Bonjour la fierté. En plus, l’air est nul.
10. Hollywood
Après un une intro évoquant la version karaoké d’un tube de Springsteen période Darkness on The Edge of Town, « Hollywood” marque un soubresaut heureux. La fixette californienne se mélange aux déboires amoureux décrits plus hauts. Nick et John décrivent une fille paumée, sans doute une occasionnelle, non plus dans les bas-fonds de L.A. mais dans les zones ouatées d’Hollywood, le long de Las Palmas Avenue. « Je t’ai vue bosser sur le boulevard / Je t’ai vue négocier dans le coffee-shop / Mais ça ne veut rien dire, car ça ne renvoie pas à toi. » Déclaration d’amour bizarre mais vibrante, comme une leur d’espoir en pleine dégueulasserie yuppie.
11. Darlin’ (All Night Long)
Comme s’il était ragaillardi par le morceau précédent, notre leader décide de tenir tête à sa mystérieuse darlin’, ce coup-ci. Grave, voire solennel, l’homme s’insurge contre le manque d’amour, la passion timorée, l’encéphalogramme plat de sa romance (« tu m’aimes comme une pierre »). Way to go, Big John !
12. Midnight Train
Happy end ? Repartis sur un pied bluesy, les Coupe de Villes semblent prêts à plier bagage et à disparaitre loin, très loin d’Hollywood, de la coke, de Huey Lewis et des fessiers emballés dans le Lycra. Ils prennent “le train de minuit”. Ils rêvent des nuits de Detroit. Et ils ne se retournent pas : hormis dans le clip fabuleux de « Big Trouble in Little China » avec lequel ils rempilent l’année suivante, on ne les reverra pas. John se tait et se remet au synthé, pour imaginer encore bien d’autres B.O. – même pour des films qui n’existent pas. La cité des anges est loin derrière, tout comme la décennie 80, cette petite fiancée infernale à cause de qui John s’est mis à la musique : une manière d’éponger sa frustration et de patienter d’ici la fin d’une époque dans laquelle il se sent à contretemps. Vu de notre présent, on ne lui jette pas la pierre.
John Carpenter joue ce soir, mercredi 9 novembre, au Grand Rex.