Cet article a à l’origine été publié sur VICE US.
Pour les catholiques, recevoir l’hostie est une puissante manifestation de foi. Ces rondelles de pain consommées à la communion font partie d’un rituel qui remonte à la Cène. Bénies, elles deviennent, croit-on, le corps du Christ lui-même ou, à tout le moins, sa divine substance.
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Mais, en dehors de leur symbolique spirituelle, ces rondelles sont complètement ordinaires, simplement faites d’une pâte à pain sans levain et d’eau chauffée entre deux plaques. Elles sont omniprésentes dans les églises, mais n’y apparaissent pas par miracle.
En fait, l’hostie qu’on vous dépose sur la langue provient probablement de Cavanagh Altar Breads, une boulangerie industrielle laïque qui les distribue partout dans le monde.
Située à Greenville au Rhode Island, la compagnie se spécialise dans la production de masse d’hosties. Même si elle en fournit à d’autres branches de l’Église, elle domine le marché des hosties distribuées par l’Église catholique romaine (jusqu’à 80 % aux États-Unis selon des données fréquemment mentionnées).
Il peut sembler étonnant qu’un produit béni comme les hosties pour la communion soit produit en quantité industrielle dans une manufacture laïque. Jusqu’au 20e siècle, des prêtres, religieuses ou paroissiens préparaient les hosties de leur paroisse et parfois celle de paroisses voisines. Cavanagh n’est pas arrivée dans le décor avant 1943, quand un prêtre jésuite a visité des religieuses qui confectionnaient des hosties près de Greenville. Il lui a semblé que les conditions de travail et l’équipement étaient misérables et a demandé à un inventeur catholique local, John Cavanagh Sr., d’aider les religieuses.
Jusque-là, John Cavanagh Sr. avait conçu des appareils comme une agrafeuse mécanique et un marteau à toiture. Pour aider les religieuses de Greenville, il a travaillé avec ses fils à adapter des plaques et des humidificateurs pour créer des machines à fabriquer des hosties. Trois ans plus tard, le clergé local a permis à la famille Cavanagh de produire leurs propres hosties pour aider les religieuses à répondre à la demande régionale.
Pendant des années, Cavanagh était au service des églises catholiques de la Nouvelle-Angleterre. En 1962, le Concile Vatican II a changé l’industrie : l’Église a banni les anciennes recettes et exigé de nouvelles hosties plus épaisses ayant davantage l’odeur du pain. D’autres changements ont permis d’élargir le marché des hosties, certains visant à éviter que les baby-boomers délaissent l’Église, et d’autres à faire renaître le rituel de la communion dans l’Église protestante, où les hosties se composaient alors d’autres ingrédients et avaient des formes et des tailles différentes. La capacité de production de l’époque n’arrivait pas à répondre à la demande croissante dans l’Église catholique et il n’existait pas de communautés monacales pouvant produire les nouvelles hosties des protestants.
À cette même époque, l’idée de se cloîtrer dans une vie de dévotion à Dieu perdait de son charme et de son utilité sociale. Selon la sœur Ruth Starman de la congrégation des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle, à Clyde au Missouri, qui fabrique encore aujourd’hui des hosties, les religieuses ont pris de l’âge et sont devenues moins nombreuses. « Beaucoup de communautés ne comptaient plus assez de sœurs pour faire ce travail. » Comme elles n’avaient plus les ressources ni l’envergure de pour assurer la production des hosties, le nombre de celles qui en produisaient est passé de plusieurs centaines dans les années 60 à quelques dizaines dans les années 90. Au fur et à mesure, elles transféraient leurs clients à d’autres communautés.
Cavanagh a profité de sa grande capacité de production pour fournir des rondelles de pain à bas prix et en gigantesque quantité aux sœurs qui les emballaient et les vendaient aux paroisses. En 2012, Rowan Moore Gerety, rédacteur au magazine web religieux Killing the Buddha, a rapporté que 70 % des hosties que vendait la compagnie suivaient cette chaîne de distribution.
Onze sœurs carmélites cloîtrées préparent 300 000 hosties pour la grande messe de Jean-Paul II à San Antonio. Photo : Bettmann/Contributeur
La compagnie s’est aussi imposée pour approvisionner des commerces, comme CM Almy et LifeWay, qui ont vu le jour pour fournir en hosties des communautés catholiques et protestantes. « Avec le déclin du nombre de couvents desquels acheter les hosties, il est plus facile de se tourner vers les commerces de produits ecclésiastiques pour acheter le pain que de les faire expédier d’une lointaine communauté. Les coûts d’expédition qui augmentent n’aident pas les religieuses. »
La congrégation de Ruth Starman a continué de produire des hosties, plutôt que de devenir un service de distribution de Cavanagh, car, m’a-t-elle dit, c’est ce qu’elles font depuis 1910 et cette activité s’inscrit bien dans leur idéal. « Les communautés religieuses contemplatives ont besoin d’un travail qui leur apporte des revenus et s’accorde à leur vie de réclusion et de prière, explique-t-elle. La production d’hosties est un travail parfait. »
D’ailleurs, si des ordres comme les Passionist Nuns d’Ellisville au Missouri achètent assez d’hosties de Cavanagh pour fournir la paroisse avec laquelle elles travaillent, elles continuent en parallèle d’en produire en guise de travail spirituel.
Mais les congrégations qui restent en affaires doivent maintenant concurrencer une compagnie laïque qui se sert de ses techniques commerciales dans un marché pieux. Cavanagh a conçu son propre mélange de farine, mis au point un procédé pour que le pourtour des hosties ne s’émiette pas et s’appuie sur l’automatisation pour produire des hosties « qu’aucune main humaine n’a touchées », une qualité qu’elle a vantée dans ses publicités et dans la presse, ainsi que dans ces stratégies de marketing auprès de l’Église. Ses machines de pointe — pour cette industrie — peuvent aussi estamper en relief de petits symboles sur les hosties. « Ces avantages ont permis à Cavanagh d’avoir du succès au détriment des hosties plus ordinaires qu’offrent dans des emballages moins attrayants les communautés religieuses », explique Ruth Starman. La possibilité de produire des hosties dans des machines distinctes pour l’Église protestante ne leur nuit pas non plus. Leurs hosties se vendent aussi bien au Québec, qui présente un intérêt additionnel : en plus des paroisses, le grand public aussi en est encore friand.
Si bien que des producteurs, comme les Poor Clare Nuns de Bernham au Texas, auraient été acculés à la faillite par ce qu’ils décrivent comme « la grande et monstrueuse concurrence laïque ». Des membres de cette congrégation aujourd’hui défunte auraient été choquées par les stratégies de marketing de Cavanagh. Rowan Moore Gerety fait remarquer qu’avant que les Poor Clare Nuns fassent banqueroute, elles avaient écrit dans un message sur le site web qu’elles cessaient de produire des hosties parce que « Cavanagh a eu l’audace d’envoyer des échantillons et leur liste de prix à toutes les paroisses aux États-Unis. Les prêtres ont commencé à appeler pour dire qu’ils préféraient d’autres hosties. Évidemment, on ne voulait plus des nôtres. »
Des ordres toujours existants s’irritent des techniques de marketing de Cavanagh, qu’ils semblent voir comme une redéfinition de la signification de la communion pour leur avantage financier. La sœur Rita Dohn, de la même congrégation que Ruth Starman, a déclaré au Chicago Tribune en 1999 que le marketing sur le fait que leurs hosties n’ont pas été touchées par des mains humaines l’a fait sortir de ses gonds, car elle considère que le travail manuel et la prière à la base de la fabrication de leurs hosties leur donnent leur valeur.
La plupart des ordres qui fabriquent toujours des hosties en produisent environ 100 000 par mois et approvisionnent une ou deux paroisses chacune. La congrégation de Ruth Starman est en tête après avoir acquis de l’équipement industriel, embauché du personnel laïque pour appuyer les religieuses et investit dans le marketing, le web et la distribution pour concurrencer Cavanagh dans les années 90. La prière et la piété sont leurs meilleurs arguments de vente (ainsi que ceux des congrégations productrices d’hosties qui survivent), et leurs relations durables avec des paroisses les gardent en vie.
Maintenant au deuxième rang aux États-Unis, les Bénédictines de l’Adoration perpétuelle ont organisé des séminaires pour conseiller les autres communautés religieuses qui souhaitent continuer à produire des hosties. Elles ont aussi commencé à en produire pour les communautés qui ne le pouvaient plus, de façon à les aider à distribuer les hosties et rester en affaires, un peu comme l’avait fait Cavanagh. Elles produisent jusqu’à huit millions de rondelles de pain par mois. En comparaison, Cavanagh en produit 25 millions par semaine avec à peu près autant d’employés.
Néanmoins, d’après elle, le plus grand défi n’est pas la concurrence des producteurs laïques ou les progrès technologiques : c’est le lent déclin des paroisses. « Beaucoup de jeunes catholiques ne vont plus à l’église aussi souvent et régulièrement que les précédentes générations. S’ils n’ont pas complètement abandonné l’Église. »
Un problème plus grand pour les Bénédictines de l’Adoration perpétuelle que pour Cavanagh.