« Et le cheval sera ta grand-mère », ou comment régler ses problèmes familiaux grâce à des équidés

Sara Fancy et ses chevaux. Toutes les photos sont de l’auteur.

« Accepterais-tu d’être mon père ? » m’a demandé Connie, en se tortillant comme une enfant. Nous nous étions rencontrés une demie-heure auparavant. Elle avait l’âge d’être ma mère.

« Ce serait un honneur », lui ai-je répondu.

Videos by VICE

Elle a placé ses mains sur mes épaules et a affirmé : « Tu es mon père ».

Connie n’a pas parlé à son père biologique depuis 20 ans. Le rôle qu’elle m’avait demandé de jouer n’était donc pas évident. Autour de notre nouvelle famille se baladaient un Jack Russel terrier nommé Jack (sa fille), une jument à la robe châtaigne nommée Jackie (sa grand-mère) et quelques personnes qui endossaient toutes des rôles familiaux.

La mère de cette petite famille s’appelle Sara Fancy – une ancienne championne de bodybuilding et une ex-punk tombée amoureuse des chevaux. Elle a très vite été captivée par leur instinct, ainsi que par leur capacité à comprendre les émotions humaines et à y répondre. Elle a pensé pouvoir utiliser cette sensibilité chevaline à des fins thérapeutiques. En s’inspirant de l’œuvre du psychothérapeute Bert Hellinger, Sara Fancy a acheté plusieurs chevaux, avant de s’installer dans un coin aride du sud de la Californie. Elle a construit une écurie et une yourte, et a baptisé son nouveau chez soi le Silver Horse Healing Ranch. J’ai quitté Los Angeles pour m’y rendre cet été et tenter directement l’expérience : suivre une thérapie en compagnie de canassons.

Plusieurs voitures sont arrivées dans un nuage de poussière. Nous avons fait les présentations dans la cuisine de Sara. Il y avait donc Connie, une habituée du Silver Horse, accompagnée de son ami Kay, qui venait pour la soutenir dans sa quête de bien-être. Puis j’ai rencontré Christopher Rutgers et sa femme Stéphanie. Comme beaucoup de clients du Ranch, Christopher a découvert l’existence du ranch par le biais de son psychothérapeute.

« Nous accueillons aussi beaucoup d’alcooliques et de toxicomanes – souvent envoyés par des cliniques », m’a expliqué Sara.

Après quelques tasses de thé et deux-trois tranches de pastèque, nous nous sommes dirigés vers les écuries. Un cheval nommé Pretty Boy a nonchalamment trotté jusqu’à la clôture du corral. « Son ancien propriétaire voulait l’abattre d’une balle dans la tête et jeter sa carcasse aux coyotes », nous a-t-elle expliqué « Heureusement qu’il m’a appelé avant pour savoir si je voulais le reprendre. Je ne peux pas demander à Pretty Boy de venir m’aider avec les clients car il est un peu timide ; mais je l’ai recueilli tout de même. Ironie de l’histoire, le propriétaire s’est exploser la cervelle peu de temps après. »

Tous les chevaux du ranch sont des rescapés. « As-tu déjà entendu parler de ce médicament, le Premarin ? » m’a-t-elle demandé. « Il est utilisé pour lutter contre les carences œstrogéniques auxquelles sont sujettes les femmes ménopausées, comme Connie et moi. Il empêche la barbe de pousser et donne l’impression de se sentir à nouveau comme une jeune vierge effarouchée. L’élément de base du Premarin se trouve dans l’urine des juments engrossées. Ils gardent les chevaux dans des abris exigus et confinés, sans lumière naturelle, avec des sacs qui leur permettent de collecter l’urine. Les éleveurs ne leur donnent presque pas d’eau pour que leurs urines soient plus concentrées. Bref, en 2003, on a découvert que le Premarin pouvait développer des cancers du sein. De nombreux élevages ont ainsi fermé. D’un coup, 30 000 juments se sont retrouvées sans emploi, avec l’abattoir comme seule perspective d’avenir. J’en ai sauvé autant que j’ai pu. »

Sarah tendit sa main à une jument dont les oreilles s’étaient agitées. « Elle aime quand je parle de cette affaire. Elle veut que le monde sache – pas vrai Jackie ? »

Sara et Silver, son étalon

Le groupe s’est joint à Sarah, installée sur des coussins à l’ombre d’une tente. « Je vais commencer par vous expliquer le principe de ce que nous faisons ici, a-t-elle lancé. Nous proposons une thérapie spécifique qui s’appelle la constellation familiale. L’hypothèse de base est la suivante : quel que soient vos problèmes, ils peuvent être reliés à l’un de vos ancêtres. Cela ne concerne pas uniquement vos parents proches ; nous pouvons remonter à plusieurs générations. Nous cherchons à comprendre ce qui a bien pu se passer dans votre histoire familiale. Les morts ont aussi besoin qu’on résolve leurs troubles. »

Elle nous a parlé de Bert Hellinger. Ancien soldat de la Wehrmatch devenu prêtre, il partit en Afrique du Sud pendant des années pour évangéliser les tribus zoulous. Ce qu’il y a appris lui a énormément servi lors de sa carrière de psychothérapeute, qu’il entama à l’approche de la cinquantaine.

« Les cultures indigènes nous ont beaucoup inspirées », a revendiqué Sara. « Mais nous avons nos différences. Il y a un tribu qui préfère dire, cette montagne est ton père et cet arbre, ta mère. Ils utilisent la nature comme représentation de la famille. »

Dans la constellation familiale telle que la définit Bert Hellinger, les volontaires doivent utiliser leur intuition pour incarner le proche d’un patient, qu’ils n’ont jamais rencontré auparavant. L’interaction qui en découle devrait en théorie être influencée par ces individus passés, permettant ainsi de résoudre leurs problèmes grâce à cette représentation.

« Plusieurs des premiers patients d’Hellinger étaient des survivants de la Shoah et des nazis impliqués dans des crimes de guerre, a-t-elle précisé. Si tu es juif, et qu’un de tes ancêtres est mort pendant l’Holocauste, les nazis responsables font partie intégrante de ton système familial. On retrouve les mêmes mécanismes chez les descendants d’esclavagistes. Une femme, qui avait des ancêtres impliqués dans le commerce d’esclaves, souhaitait devenir une militante à tout prix. Elle voulait s’occuper des enfants noirs déshérités, mais les enfants se retournaient contre elle. Ils l’agressaient à longueur de journée. »

« L’avantage d’utiliser des chevaux, c’est qu’ils sont pleinement conscients de toutes ces connections parce qu’ils sont sous la menace de prédateurs. Et les plus grands de tous, ce sont les Hommes », a poursuivi Sara.

La capacité des équidés à déchiffrer les êtres humains qui les entourent est très bien documentée. Si le cheval pense que telle personne doit se rapprocher d’un autre, il les encouragera à le faire. Un des premiers exemple s’appelle Hans le malin. Ce célèbre bourrin allemand avait fait une tournée triomphale dans toute l’Europe au début du XXe siècle : il savait compter. On lui posait des problèmes mathématiques et il tapait du sabot pour indiquer la réponse. Il a fallu des mois de recherches minutieuses à un psychologue pour découvrir que Hans le malin percevait simplement les attentes de la foule et y répondait – il tapait du sabot jusqu’à ce qu’il sente, grâce à l’humeur de la foule, qu’il avait trouvé le nombre juste.

Sara pense que cette habilité propre aux chevaux de lire les émotions humaines pourrait être mieux utilisée. « Si le cheval a l’impression qu’une personne a besoin de se rapprocher avec quelqu’un d’autre, il l’invitera à le faire. De la même manière, il permettra aux gens de se séparer. Les chevaux sont toujours à la recherche d’un équilibre. Ils sont capables de saisir notre champ d’énergie pour y trouver des informations. »

Après ce préambule, Connie nous a tous donné un rôle, et nous nous sommes dirigés vers le corral. Nous ne savions pas grand-chose à son sujet, hormis le fait qu’elle n’avait pas parlé à ses parents depuis de nombreuses années. Elle désirait mener une vie plus heureuse. Sara était suivie de Jacky, la jument que nous avions rencontrée plus tôt. La séance a finalement débuté.

« Ancre tes pieds dans le sol, m’a ordonné Sara. Tu dois juste ressentir ton poids. Comment te sens-tu, à l’intérieur de ton corps ? »

« Je sens que je tiens fermement ma position », ai-je répondu, essayant de communiquer avec le père de Connie. « J’ai l’impression que quelque chose se trouve derrière moi. »

Il n’y avait personne, Sara a donc demandé à Christopher de figurer ce quelque chose. Elle lui a demandé ce qu’il ressentait quand il me regardait.

« Je perçois de l’agressivité, dit-il entre ses lèvres. Je veux le frapper. Je suis très en colère contre lui.

– Est-ce que tu respires ?

-Non. »

À ce moment là, Jackie s’est mise entre nous. La jument s’est arrêtée.

« Y a-t-il une différence ? a demandé Connie.

– La violence se diffuse un petit peu », a répondu Christopher.

Sara a émis l’hypothèse que Christopher incarnait le grand-père de Connie, réputé violent.

Connie elle-même était jouée par Stephanie, qui était isolée du groupe, recluse dans les limites d’un cercle tracé au sol. Sara avait demandé à Kay, qui représentait la mère de Connie, de s’éloigner. Jacky trotta jusqu’à Kay, fouettant son visage de sa queue.

Pendant une heure, nous étions comme des duellistes sous le soleil ; engagés dans des échanges émotionnels sans fin. Finalement, Sara nous a prévenu que Connie serait dès lors un caillou.

« Tu dois ressentir le poids du fardeau que ta mère t’a transmis, a-t-elle exigé.

– Oh la la, mon fardeau est bien plus lourd, a répondu Connie.

– Eh bien, il s’agit d’une représentation de quelque chose que tu supportes en toi et dont tu veux te débarrasser, OK ? Ta mère est en train d’admettre qu’elle est disposées à le porter pour toi. Allez, vas-y. Tu peux le redonner à ta mère. »

En larmes, Connie passa le caillou à Kay.

« Je veux que cela se termine, a imploré Connie.

– C’est possible, a affirmé Sara. Garde à l’esprit que des informations sont susceptibles de te parvenir dans les prochains jours. Peut-être qu’on t’appellera. Cette expérience a aussi affecté tes parents et tes grands-parents. »

Sara en train de donner ses instructions à Stephanie

Puis nous avons attaqué la constellation de Christopher.

« Je suis la première personne de ma famille depuis des générations à ne pas être toxicomane ou alcoolique, a-t-il expliqué. Les familles de mon père et de ma mère ont toujours été très violentes. Ma mère était une ivrogne et mon beau-père était constamment bourré. Mon père et mon beau-père me maltraitaient continuellement ; j’ai failli en mourir. C’est un traumatisme très lourd à porter. J’étais un enfant très suicidaire. »

Stephanie tenait la main de son mari avec affection tandis qu’il poursuivait son récit. « J’ai quitté la maison à 18 ans. Je skiais, au point de réfléchir à une carrière d’alpiniste et de skieur professionnel. Ce furent des moments incroyables dans ma vie. Puis, vers mes 20 ans, je me suis cassé le dos et ma carrière fut anéantie. Après cet accident, j’ai eu la chance de pouvoir monter une ONG qui aide des milliers de gamins en leur donnant l’opportunité de vivre les mêmes expériences que moi. Après quinze ans à développer cette organisation dans le monde entier, j’ai entamé une transition dans ma vie. Depuis que j’ai décidé de changer ma vie, ma blessure au dos me fait à nouveau mal. Je veux m’occuper de ça, mais j’ai aussi besoin de ne plus m’identifier à cette histoire de vieux miraculé que je traîne depuis des années. Et puis, ce qui m’affecte le plus, c’est que je résiste à l’idée de fonder une famille. On en a beaucoup parlé avec Stéphanie. J’ai peur de perpétuer ce lourd héritage. »

De retour au corral, Sara a préféré remplacer Jackie par un étalon, Silver. Christopher serrait les poings, comme s’il concentrait toutes ses forces. « J’ai l’impression que je pourrais enchaîner les salto ! » s’est-il réjoui.

Sara lui a demandé de se placer où il voulait. Son choix s’est porté sur un pneu au centre du corral, le seul endroit en hauteur.

J’ai continué mon rôle de père, mais pour Christopher. Kay était de nouveau la mère, et Connie incarnait le mal de dos de Christopher. Les animaux, Jack et Silver, seraient laissés sans fonction précise. Cette indécision leur permettait de choisir leur identité librement au fur et à mesure de la thérapie.

La session a commencé en douceur, jusqu’à ce que Jack se mette à courir partout. J’ai pensé qu’il avait l’air de tripper, je me suis donc jeté à sa poursuite. Nous nous sommes poursuivis mutuellement dans tout le corral. Quand je suis retourné à ma place, haletant, Sara s’est retournée vers Christopher.

« Est-ce que tout ça fait sens pour toi ? ».

Christopher semblait déçu. « Mon père n’était pas du tout une personne énergique et athlétique. Ce qui pourrait être intéressant, c’est de savoir pourquoi il a voulu faire une chose pareille. »

À ce moment là, Silver a pointé le bout de son museau et s’est placé entre moi et Connie, qui symbolisait toujours le mal de dos de Christopher. J’ai passé mes doigts dans sa crinière.

« Que veux-tu faire à Connie ? » a demandé Sara à Christopher.

« Je veux l’aplatir comme une crêpe.

– Répète : je veux te crêper.

– Je veux te crêper, a-t-il hurlé.

– Comment tu te sens, Connie ?

– Je me sens forte, comme si je serai toujours là pour vous, a répondu Connie.

– Connie, répète ces mots : tu ne peux pas me crêper.

– Tu ne peux pas me crêper. »

Sara a porté son attention sur Connie et moi-même. Nous nous tenions des deux côtés de Silver. « Vous ressemblez à un couple. L’étalon est en train de bander, ce qui me fait penser qu’il existe peut-être des relations érotiques entre vous deux. »

Sara a demandé à Christopher : « Comprends-tu ces signes ?

– Mon père est un martyr, a-t-il répondu. C’est une victime, un masochiste. Ses deux femmes l’ont brutalisé. Je peux comprendre qu’il y ait une dimension sexuelle dans toute cette souffrance. »

Après un long échange, Sara a relié son mal de dos à un manque de soutien émotionnel intergénérationnel.

Elle s’est alignée derrière Christopher. « Je vais faire appel à sept générations, a-t-elle expliqué. Connie, place toi derrière Roc. Tu vas être son grand-père. »

Quand nous fûmes tous alignés, Sara s’est concentrée sur Christopher. « Maintenant, je veux que tu te penches en arrière doucement.

Silver a poussé un hennissement.

« Tu as peur, le cheval l’a ressenti, a observé Sara.

– Je n’ai pas l’impression que l’on va me soutenir », a déclaré Christopher.

Puis Sara lui a demandé s’il était croyant.

« Je suis très connecté spirituellement.

– Je sais que ça va paraître un peu con, mais je vais jouer le rôle de Dieu, OK ? »

La session s’est arrêtée alors que Sara/Dieu était tendrement enlacée par Stephanie qui incarnait un lointain ancêtre de Christopher. On ne savait pas très bien de quel ancêtre il s’agissait, mis à part que c’était un individu maléfique qui avait tué beaucoup d’enfants innocents.

« Je suis responsable de beaucoup de souffrance, a gémi Stephanie, mimant l’ancêtre pour tout le reste de la lignée de Christopher. « Toutes ces tueries m’appartiennent. Tu ne pourras pas sauver ces enfants.

-J’ai passé toute ma vie à sauver des gamins », a murmuré Christopher, les yeux humides.

Finalement, après avoir recouvré nos identités respectives, nous nous sommes serrés les mains.

Deux mois plus tard, j’ai appelé Christopher pour lui demander si quelque chose avait changé dans sa vie. Son dos lui faisait moins mal, comme s’il était plus conscient de sa propre intégrité. ll s’était également engagé à fonder une famille. Pourtant, il ne pouvait pas dire si ces changements étaient dûs à la journée passée au Silver Horse.

« J’ai commencé ce long voyage spirituel depuis très longtemps, m’a-t-il expliqué, et tout au long du chemin, des gens m’ont apporté leur aide. Je suis persuadé que nous avons ressenti une expérience spirituelle forte et authentique en compagnie de Sara, de ma femme et des autres personnes présentes. Mais il est difficile de l’expliquer par des mots. Essayer de faire sens de tout cela est un peu voué à l’échec. Comme bien d’autres expériences dans ma vie, ce jour n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de ma personnalité. »

Roc bosse actuellement sur son projet World Dream Atlas.