Ces anarchistes du Black Bloc se fichent de ce que vous pensez d’eux

L’article original a été publié sur VICE US.

Les neuf anarchistes que j’ai rencontrés par un après-midi pluvieux à Portland, en Oregon, m’ont dit qu’ils avaient pensé se montrer « bloc’d out » : vêtus de leur uniforme devenu emblématique.

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Vous avez vu des photos et des vidéos d’anarchistes masqués, vous les avez peut-être même croisés. On les voit dans presque toutes les manifestations de la gauche (ou dans des contre-manifestations en marge de rassemblements de la droite). Vêtements noirs, bandana, foulard, lunettes fumées, parfois un casque, tout pour se protéger du poivre de Cayenne et des gaz lacrymogènes, et certainement aussi pour rendre la tâche de les identifier plus difficile.

C’est essentiel, car la stratégie du Black Bloc repose sur des actions souvent illégales : casser des vitrines, incendier des voitures, lancer des projectiles aux policiers, bousculer l’opposition. C’est le Black Bloc qui a mis le feu à une limousine lors de l’investiture de Donald Trump, c’est le Black Bloc qui a frappé au visage le suprémaciste blanc Richard Spencer au cours d’une entrevue à la télé, c’est le Black Bloc qui a manifesté contre la présence de Milo Yiannopoulos à l’Université de Californie à Berkeley.

Les tactiques du Black Bloc, dont serait à l’origine le mouvement autonome en Europe dans les années 80, ont capté pour la première fois l’attention générale aux États-Unis à l’occasion du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle en 1999. Il y a eu une escalade de violence entre manifestants et policiers jusqu’à ce que les autorités décident d’employer des gaz lacrymogènes et que le maire impose un couvre-feu au centre-ville.

Bien que les actions du Black Bloc aient depuis été observées à de nombreuses reprises aux États-Unis, elles ont pris une nouvelle ampleur depuis l’élection de Trump et les débats sur la violence des mouvements politiques se sont multipliés au même rythme. J’ai trouvé des anarchistes qui ont accepté de me rencontrer pour m’expliquer leur rôle dans le croissant mouvement de résistance anti-Trump et leurs tactiques extrêmes condamnées autant par la droite et que par la gauche.

Les neuf anarchistes à qui j’ai parlé sont d’origine et de situation économique variées, mais la plupart sont originaires du nord-ouest des États-Unis. Ils sont en majorité dans la tranche d’âge des milléniaux, mais me disent que le mouvement anarchiste compte une foule de têtes grises. Certains l’ont rejoint après Occupy Wall Street, qu’un d’eux décrit comme « l’école de la protestation ». D’autres ont découvert l’anarchisme à des concerts punks ou cherchaient une idéologie plus extrême que le « libéralisme américain typique », qu’ils rejettent tous. Chacun a un emploi, mais refuse d’en parler par peur d’être identifié : ils ont tous commis des gestes illégaux lors de manifestations. Ils n’acceptent d’ailleurs de me parler qu’à la condition de garantir leur anonymat.

Ils voient leur forme d’anarchisme comme une évolution d’un mouvement international qui se bat au nom des personnes marginalisées, exclues ou privées de leurs droits. Cette mission dépasse les tactiques qui causent tant de controverse. Le groupe me donne en exemple des cours de premiers soins et d’autodéfense que donnent les anarchistes; le groupe d’aide communautaire de gauche Portland Assembly; leur travail pour réparer des nids de poule dont le gouvernement ne réparait pas (probablement la seule action qui leur a valu des reportages positifs dans les médias dernièrement).

Portland est aux prises avec une crise de sans-abri depuis des années. Au cours d’une tempête particulièrement violente en janvier, quatre adultes et un nouveau-né sont décédés; beaucoup de citoyens ont alors jugé insuffisants les moyens déployés par le gouvernement. Les anarchistes se sont joints aux groupes d’aide aux sans-abri pour distribuer des couvertures, des sacs de couchage, du café et de la soupe dans la rue.

Quand je leur demande s’il est exact de dire qu’ils sont surtout la branche armée du mouvement de résistance anti-Trump, ils répondent que oui, mais font aussitôt remarquer que leurs objectifs vont bien au-delà de l’opposition à l’actuel président.

« On raconte que c’est un combat entre les pro-Trump et les anti-Trump, mais c’est faux. Nous avons des membres en France, nous avons les Zapatistas. Nous nous battons tous pour défendre nos communautés », me dit l’un d’eux, particulièrement costaud, qui évite prudemment de m’en dire trop sur lui. « Mais on a la capacité, les compétences et le courage d’attaquer. On ne va pas s’agenouiller devant les fascistes dans la rue, les policiers en uniforme ou les politiciens à la Maison-Blanche. »

Un autre, mince et sérieux, qui parle avec beaucoup de passion dans la voix, me dit que les principes des anarchistes « s’enracinent dans la volonté de créer une société sans État et sans fascisme. On veut détruire le statu quo et on est prêts à prendre tous les moyens nécessaires pour y arriver, que ce soit par l’enseignement de l’autosuffisance ou par des actions extrêmes du Black Bloc. »

Chacun a son récit de mauvais traitements de la police. Une membre, silencieuse pendant presque toute notre rencontre, me raconte qu’elle a été détenue dans une ville de la côte ouest qu’elle ne veut pas nommer après un affrontement entre le Black Bloc et la police. On lui a montré un énorme dossier sur elle et d’autres membres et on lui a dit : « On te surveille, toi et tes amis. » Aucune accusation n’a été portée contre elle.

Un autre ajoute : « Nous agissons en tenant pour acquis qu’on a déjà été infiltrés par des groupes d’extrême droite et des policiers en civil, et qu’on est surveillés illégalement par les autorités exactement comme Black Lives Matter et Occupy l’ont été par le Service de police de New York. »

J’ai l’impression que ce n’est pas un choix de vie reposant, mais pour lui, la lutte contre les partisans de Trump et ce qu’il considère comme un mouvement fasciste aux États-Unis est « assez littéralement une guerre. Pour nous, la résistance est intuitive, c’est ce qu’on a à faire. »

Un manifestant lance une brique vers la police au cours d’une manifestation lors de l’investiture. Photo : JEWEL SAMAD, AFP, Getty Image

Ces anarchistes estiment que la gauche modérée n’a jamais pris assez au sérieux la montée de l’alt-right et du suprématisme blanc. Ils voient leurs actions violentes dans la rue comme un avertissement à la fois à la gauche et à l’extrême droite : un appel aux armes et un exemple de la façon de combattre ce fascisme.

Quand je lui demande s’ils s’inquiètent de la possibilité que la population les condamne en raison de leurs actions controversées, il rit et répond que les gens « s’accrochent aux institutions comme la police et les élus qui les ont laissé tomber encore et encore. Et malgré ça, ils continuent de retourner vers leurs bourreaux comme des femmes battues. »

Quant au débat sur la nécessité de la violence politique, pour eux, il n’y a pas de débat. « Je déteste en grande partie la violence contre la population, mais là, ce n’est pas la population, ce sont des nazis », répond l’un des anarchistes, ce qui fait rire les autres.

L’un d’eux me décrit les tactiques du Black Bloc, vues de l’intérieur : « Je crois que je suis plus rationnel qu’émotif, dit-il. Il se passe tellement de choses, surveiller les policiers, s’assurer que les autres sont OK, rester à l’affût d’un pro-Trump fou avec un fusil… L’adrénaline est très élevée, mais en fait c’est moins de l’euphorie que de l’observation et du calcul des risques. La vigilance et la confiance envers les autres font naître un étrange calme dans le chaos. »

Quand je leur mentionne la mauvaise presse au sujet des tactiques du Black Bloc après l’élection et des affrontements lors du May Day à Portland (des émeutes selon la police), l’un d’eux me répond : « Personne ne s’intéressait aux manifestations de Portland avant qu’on les y force. Soudainement, tous les yeux du monde se sont tournés vers Portland. On est prêts à prendre des risques pour ça. “Par tous les moyens nécessaires”, on prend ça très au sérieux. »

Je leur demande leur avis à propos de ceux qui disent que leurs tactiques pousseront les gens à se retourner contre les causes qu’ils défendent. Un anarchiste, qui parle avec tellement de ferveur que les tables voisines nous jettent un coup d’œil, me fait remarquer que d’autres groupes politiques ont essayé de raisonner Adolf Hitler en Allemagne au cours de sa montée en puissance. « Les néolibéraux ne le savent peut-être pas encore, mais l’histoire se souviendra que ce sont les militants antifascistes qui ont combattu le fascisme dans ce pays, et non eux. »

Et les dommages à la propriété que cause le Black Bloc? Quand la vitrine d’un commerce est fracassée, ce n’est pas de la violence contre l’État, mais de la violence contre le propriétaire de ce commerce, et, à Portland, les chances sont bonnes pour que ce propriétaire soit lui-même contre Trump. Il me répond calmement qu’ils n’ont aucune pitié pour une boutique « qui a participé au déplacement et à la mort par gentrification de quartiers qu’occupaient des communautés déjà marginalisées ». Les autres acquiescent.

Norm Stamper était le chef de police de Seattle au moment des manifestations de 1999 en marge du sommet de l’OMC, après lesquelles il a été poussé à démissionner. « C’est une erreur de penser que les anarchistes ne réfléchissent pas et n’aiment que la casse. Ce sont en fait souvent les manifestants les mieux organisés », me dit-il. Plus que quiconque, il comprend la position difficile et l’absence de marge de manœuvre de la police confrontée à des manifestants violents.

« On est prêts à prendre des risques pour ça. “Par tous les moyens nécessaires”, on prend ça très au sérieux. »

Bien qu’il ait déclaré publiquement regretter la décision d’utiliser des gaz lacrymogènes contre les manifestants, il affirme qu’il a été étonné de l’inaction de la police de Berkeley en avril, quand les anarchistes et un groupe de l’alt-right se sont affrontés dans la rue. « Si la police ne fait rien, c’est qu’elle n’assume plus ses responsabilités. D’une façon ou d’une autre, elle sera critiquée et, peu importe quel est le côté à blâmer, elle doit intervenir. »

Par contre, il précise que le recours aux tactiques militaires par les autorités ne fait souvent selon lui que nourrir le chaos que cherchent les anarchistes. « Ils vous diront probablement d’aller vous faire foutre si vous essayez de leur parler – ils pourraient aussi dire des choses bien pires! Mais il faut essayer de communiquer avec eux », conseille-t-il aux corps policiers aux prises avec des anarchistes. « La violence est rarement la solution, et les gaz lacrymogènes n’en font jamais partie. En intervenant sans discernement contre des citoyens, on leur donne raison. Déplacez-les par la force au besoin, mais n’attaquez pas en premier et ne les gazez pas. »

Il m’a surpris en ajoutant que les manifestations dans la rue sont la voie la plus acceptable de protester et qu’il comprend d’où vient la colère. Mais il ajoute : « Si vous pensez qu’il n’y a que des pommes pourries dans les services de police, pourquoi les provoquer? C’est une bataille que les anarchistes ne gagneront jamais. »

Norm Stamper a aujourd’hui plus de sympathie pour les anarchistes que la moyenne des chefs de police. La plupart du temps, l’hostilité est réciproque. Un anarchiste raconte qu’à une manifestation récente à Vancouver, dans l’État de Washington, les policiers ont saisi les drapeaux des anarchistes et des antifascistes, mais les néonazis pro-Trump ont pu garder leurs armes à feu.

« Avec les corps policiers partout au pays qui se militarisent de plus en plus et les suprémacistes blancs galvanisés par la présidence de Trump, les tactiques du Black Bloc sont plus nécessaires que jamais, me dit un anarchiste. Aux manifestations, le Black Bloc accapare une grande partie de l’attention des policiers, ce qui permet une prolifération d’actions qui seraient impossibles autrement. »

Le porte-parole du Service de police de Portland, Pete Simpson, n’est évidemment pas d’accord avec les critiques que formulent les anarchistes. « C’est facile de dire que nous sommes pour ou contre un groupe en particulier, mais ce n’est pas le cas, m’assure-t-il. Les policiers n’aiment pas travailler dans les manifestations parce que ce sont des moments de tension passive au cours desquels une violence confuse peut éclater. De la violence que les anarchistes déclenchent. »

« Les fascistes sont organisés et collaborent à l’échelle nationale. On doit faire pareil. »

Et les tactiques militaires de la police que les manifestants détestent tant? « Nous évaluons constamment nos tactiques, me répond le porte-parole. C’est presque impossible pour nous de trouver une solution, parce que la moitié des gens juge que nous n’en faisons pas assez et l’autre moitié juge que nous en faisons trop. Les anarchistes nous forcent à agir. »

S’il est difficile pour la police d’interagir avec le Black Bloc, ce l’est peut-être encore plus pour les manifestants de gauche, qui s’opposent à la violence.

Un organisateur de manifestations qui a aussi demandé que son anonymat soit protégé me répète un refrain que j’ai entendu sans cesse dans mes conversations avec des militants de gauche : « C’est une situation extrêmement complexe avec eux parce qu’en théorie, je suis presque entièrement d’accord avec eux. Mais je continue de penser que meilleur moyen de changer un système puissant et corrompu, c’est de l’intérieur et par la liberté d’expression. Je m’inquiète de conséquences, comme l’instauration de la loi martiale, si la situation dégénère trop. »

Ceux qui prennent part aux actions du Black Bloc considèrent que ces inquiétudes font partie du problème : c’est de la soumission à un système corrompu. « Quand le président et ses représentants peuvent faire comme si la vérité et des droits de base n’existent pas, de plus en plus de gens se rendent compte que ce n’est plus le temps des débats mous du passé », m’explique une des anarchistes.

Pour comprendre comment pense ce groupe, il est important de savoir qu’ils considèrent que des conflits comme la « bataille de Berkeley » sont des progrès. « Les fascistes sont organisés et collaborent à l’échelle nationale. On doit faire pareil, ajoute un autre. Ils sont violents et ont du pouvoir, et on va continuer à leur répondre par des attaques équivalentes. Il faut qu’ils le sachent. On est prêts. Ce n’est pas nous que les policiers protègent. Ce sont les fascistes de la droite qui ont une escorte policière. »

Cette rhétorique ne va se calmer de sitôt. Mais malgré toute la colère qui règne, les personnes prêtes à endosser les tactiques du Black Bloc ne sont pas si nombreuses, même chez ceux qui pensent que la cause est juste. Pour faire partie du groupe d’anarchistes auxquels j’ai parlé, on doit non seulement se battre contre l’extrême droite, mais aussi contre la police et le gouvernement. Tout un contrat.

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