Thomas Dworzak est entré chez Magnum en 2000, après avoir couvert des dizaines de conflits armés internationaux. Son premier livre, Taliban, était un projet photo incroyable qui, à l’époque, a irrité la plupart des bien-pensants américains ; on y voyait des militaires talibans dans leur vie de tous les jours, prouvant que ceux-ci étaient aussi capables de se marrer et de faire les cons. Son livre M*A*S*H IRAQ, montrait la vie quotidienne des équipes d’évacuation sanitaire américaines en Irak, alors que le plus récent, Kavkuz,présente la reconstruction de la Géorgie après plusieurs années de guerre civile. Et il a beau avoir pris des photos dans les coins les plus épouvantables du monde, c’est étrangement à Paris qu’il a le plus de difficultés à travailler.
VICE : Que pensez-vous de la dénomination « photographe de guerre » ?
Thomas Dworzak :C’est une étiquette. Que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne vais pas non plus le nier. Je me suis souvent rendu dans des zones de conflits, et je continue, encore aujourd’hui, même si des gens plongent dans la guerre bien plus profondément que moi. Il y a une échelle d’implication dans la guerre, et je suis loin d’être parmi les plus impliqués !
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Quelles sont les différences entre la couverture de la guerre en Tchétchénie et le temps que vous avez passé en Irak ?
Je dirais qu’en Tchétchénie, j’étais plus « sur le terrain ». Je faisais du stop et de longues marches tout seul, je discutais avec les combattants et je passais du temps avec eux. Lorsqu’il y avait une attaque, j’y allais avec eux. Tout était fait de façon très désorganisée, informelle. Je crois que le conflit tchétchène était une guerre plus extrême que tout ce que j’ai pu voir depuis.
IRAK. 14 avril 2005, près de Samara, dans la base américaine de Speicher destinée à l’évacuation des blessés. La 1159ecompagnie médicale évacue des soldats américains et des hommes des forces armées irakiennes à bord de leurs hélicoptères Black Hawk.
Extrême, dans quel sens ? En quoi cela a-t-il affecté votre travail ? Ce type de « journalisme incorporé » laisse-t-il leur libre arbitre aux journalistes ?
Je dirais que quand on est incorporé, on dispose d’une liberté étrange et très particulière. Pas mal de gens ont râlé à ce sujet ; ils disaient que l’incorporation signifiait « la fin de la liberté de la presse » et compagnie, mais c’est faux. Je ne connais pas grand-chose de l’Irak ; je n’ai pas vu le pays autrement que du point de vue américain. Mais comme j’avais choisi de couvrir le conflit de ce point de vue précisément, l’incorporation était un excellent moyen d’y parvenir. C’est si établi et organisé qu’en fait, on peut bouger, faire tout ce qu’on veut , on n’a pas besoin de supplier qui que ce soit ni de s’inquiéter de quoi que ce soit. Ça en devient presque chiant. Il faut juste suivre les gars qui sont devant. On n’a aucune décision à prendre. Je dirais donc qu’être incorporé est un truc assez reposant.
Votre projet M*A*S*H IRAQ a-t-il été plié à l’issue de ces missions incorporées ?
Presque, en effet. Je ne veux pas trop m’attarder sur le fait que certaines photos – très peu – ont été prises en dehors de ce cadre. C’est vraiment censé être le livre d’un photographe incorporé aux corps d’armée. Ça m’a pris deux ou trois ans, je ne sais plus. Le gros du travail a été fait sur une année, au cours de cinq ou six incorporations à des unités médicales.
2005. M*A*S*H. Images tirées de la série télé américaine du même nom, diffusée de 1969 à 1981, qui racontait l’histoire d’un hôpital militaire et d’une unité d’évacuation sanitaire près des lignes de front au cours de la guerre de Corée.
D’où vous est venue l’idée d’ajouter des images tirées de la série télé M*A*S*H dans le bouquin ?
En fait, quand je me suis lancé dans ce projet, je ne connaissais pas M*A*S*H. Une fois, quand j’étais petit, j’ai dû voir la moitié d’un épisode, mais ça n’a jamais fait partie de mon bagage culturel. Quand j’ai commencé la mission incorporée, un de mes potes m’a envoyé le coffret DVD de la série, histoire que je ne m’ennuie pas lors de mes longues journées de repos. Comme j’ai passé toute la mission à côté d’un aérodrome avec des hélicoptères qui décollaient pour récupérer des blessés, c’était tout le temps très bruyant. Du coup, j’ai regardé la série avec les sous-titres.
J’ai commencé à faire des photos de l’écran, puis d’un coup, j’ai bloqué sur certains sous-titres que je trouvais drôles. C’est marrant de voir que 20 ou 30 ans plus tard, on se retrouve dans la même situation à discuter des mêmes trucs avec les mêmes mots. Certains médecins avaient même un humour assez similaire. Mais bon c’était souvent très bon enfant – c’était une armée de volontaires, pas d’appelés et, bien sûr, il n’y avait pas le moindre hippie.
Contrairement à votre travail sur la Tchétchénie et à M*A*S*H, votre livre de photos sur les talibans est un projet que vous avez « trouvé » ?
Un projet « volé », je dirais…
Ah, ah. En fait, vous avez trouvé ces photos dans une sorte de galerie près de là où vous logiez à Kandahar, c’est bien ça ?
Je les ai trouvées et je les ai achetées. Je suis allé voir le propriétaire des clichés et je lui ai demandé: « Je peux les acheter, en faire des photos ou avoir des copies ? J’aime beaucoup ce travail. » J’étais très enthousiaste et eux étaient plutôt surpris de mon intérêt pour ce travail ; ils m’ont vendu les clichés pour 20 ou 40 dollars maximum. Ça n’avait aucune valeur pour eux. Ces photographes détestaient tous les Talibans, ils étaient donc contents que quelqu’un paie pour ces boulots. Ils s’en foutaient. En Afghanistan, les Talibans ont d’abord interdit à tout le monde de prendre des photos, ensuite, ils ont fermé tous les studios photo, puis ils ont rouvert les studios et enfin, ils se sont tous fait prendre en photo. Sauf que personne d’autre n’avait le droit d’en prendre.
AFGHANISTAN. Kandahar, 2002. Portrait de deux talibans.
Bizarre. Je suppose qu’une grande partie de vos photos montre des gens décédés aujourd’hui. Y a-t-il eu des suites à ce projet ?
Non. J’ai envoyé les portfolios aux patrons de la galerie en espérant avoir de leurs nouvelles, mais je n’en ai plus jamais entendu parler. Avant d’imprimer le livre, j’ai essayé de les contacter pour leur demander s’ils ressentaient une quelconque gêne à l’idée que je publie ces photos. Aucune. Les gens parlent beaucoup de ce projet et j’y suis associé, en effet, mais je ne suis que le messager. Je veux seulement donner à ces photos une plus grande visibilité et m’assurer qu’elles ne soient pas perdues. Ça n’a rien à voir avec moi ou avec les photos que je fais.
En Europe on m’a accusé de manquer de respect à la culture afghane, comme si j’avais été l’auteur des photos. Les gens étaient scandalisés, genre « Comment osez-vous les habiller comme ça ?! » Comme si j’avais violé la dignité des talibans ou un truc du genre. Du coup, j’ai eu beaucoup de mal à les faire publier à New York. En Allemagne, les photos ont été reprises par un éditeur spécialisé dans les publications gay.
Je suis sûr que les talibans seraient heureux d’apprendre ça. À vos yeux, quel est l’endroit le plus difficile pour travailler ?
Mmm, la France ? Paris, en particulier.
Vraiment ? Plus que la Tchétchénie ou que n’importe quelle zone de guerre ?
Oui. Les gens sont très méfiants à Paris. Ils glorifient la photographie et il y a des images de Cartier-Bresson à tous les coins de rue, mais en même temps, lorsqu’on veut faire des photos, les gens sont très irrités. Ils ont un discours tout prêt, bien rodé, genre « les photographes sont odieux et ce qu’ils font est horrible ». C’est très étrange.
En 2001 ou 2002, on a fait un projet collectif sur le 18e arrondissement de Paris. C’était un truc du genre « 18 photographes de Magnum photographient le 18e ». L’idée, c’était que chacun raconte une histoire différente. J’étais le plus jeune, alors on m’a filé un boulot de bizut : traiter la consommation de crack à Château-Rouge. On a tout traité, des travailleurs sociaux aux drogués, et tout le monde y est allé de son petit mot doux en direction des photographes.
Ah, ah. En ce moment, vous travaillez sur quoi ?
Je suis reparti dans le Caucase. Je me focalise sur l’interprétation de la modernité dans la Géorgie d’aujourd’hui. Jusque-là, j’avais traité le Caucase de façon plus romantique, et j’en avais fait un bouquin, Kavkaz. J’abordais les interactions entre la littérature russe et l’image mythologique du Caucase. Là, je suis parti à l’autre extrême. Ce nouveau boulot est en couleur et se concentre sur la modernité de la région. J’ai laissé de côté ce qui attire généralement les gens vers cette région. Pas de pittoresque, de nostalgie, ou de paysages sauvages et montagneux. Il n’y a rien de tout ça. Au contraire, j’ai des inaugurations de stations essence qui en disent bien plus sur le pays aujourd’hui.
Plus de photos de Thomas Dworzak ci-dessous.
Grozny, Tchétchénie, 2002. Hôpital Nº9. Plus d’une dizaine de civils ont été blessés lorsqu’un blindé de l’armée russe a percuté un bus.
IRAK. Base Falcon, Bagdad, janvier 2005. La base Falcon, avant et après les premières élections irakiennes du 30 janvier 2005. Évacuation de quatre conducteurs de camion turcs grièvement blessés. Leurs camions ont été attaqués avec des grenades autopropulsées alors qu’ils apportaient des provisions à l’armée américaine. Le pilonnage s’est poursuivi pendant l’évacuation.
IRAK. Base Falcon, Bagdad, janvier 2005.
IRAK. Falloujah, le 12 juillet 2005. Province d’Al-Anbâr. Des Marineset des Irakiens se font briefer avant de partir en patrouille.
AFGHANISTAN. 2002.
RUSSIE. Grozny, Tchétchénie, février 2002.
RUSSIE. Grozny, Tchétchénie, février 2002. Corps d’un Tchétchène travaillant au département de la police routière de l’armée pro-Russe, assassiné dans sa voiture.
AFGHANISTAN. Kandahar, 2002. Portrait de taliban.
AFGHANISTAN. Kandahar, 2002. Portrait de taliban.
IRAK, près de Samara, dans la base américaine de Speicher, avril 2005. Des soldats et des médecins regardent mourir leur camarade, un soldat américain touché par une bombe en bordure de la route. Il mourra une heure plus tard, à l’hôpital militaire.
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