Il faut rouler quelques bornes autour de Gabès, une petite ville sans charme du Sud de la Tunisie, rongée par l’industrie du phosphate, pour tomber sur une oasis de verdure propice à la culture de la corète. Une fois séchées puis réduites en poudre, les feuilles de cette plante aromatique rentrent dans la composition de la célèbre sauce sombre de la « mloukhiya », un emblème culinaire local qui est aux Tunisiens ce que le bœuf bourguignon est aux Français.
Une fois sur place, au milieu des palmiers où poussent dattes, raisins et citrons, il devient difficile pour le non-initié de débusquer la dite plante – objet de toutes les fiertés gastronomiques locales. Un peu plus tôt dans la matinée, on avait demandé notre chemin à ceux qui confectionnent inlassablement la poudre de feuille de corète, en marge du souk de Gabès. Après moult négociations, comme s’ils voulaient garder le mystère d’une tradition millénaire, ils avaient finalement consenti à nous mettre sur la piste de leur fournisseur.
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En face de nous, un champs d’un vert éclatant duquel se détache péniblement le crâne d’un vieil homme en plein travail. Nafti Nabli, 80 ans, est en train de s’assurer de la bonne pousse de ses plantes. Surpris par notre arrivée, il s’arrête net, puis fait quelques sauts de cabri pour éviter de piétiner son gagne-pain. Il cueille ensuite quelques grappes de raisins bien fournies et s’installe tranquillement sur une natte. « Je travaille ici depuis que j’ai 10 ans. C’est le business familial, et ça l’a toujours été. Mon père cultivait la mloukhiya, et son père le faisait avant lui », pose celui qui exploite un terrain fertile de 3,5 hectares, entouré de palmiers. Génération après génération, les gestes n’ont pas changé : quand la corète est prête à être récoltée, Nabli coupe l’ensemble des plantes présentes sur sa parcelle, il met ensuite de côté les graines pour la saison suivante et étale les feuilles sur de grandes bâches de plastique pour les faire sécher.
Les feuilles sont finalement envoyées aux souks où elles passeront entre les mains de ceux qui les réduisent en cette poudre, élément central de la préparation de la mloukhiya.
Jacqueline Bismuth, auteure de Tunisie Gourmande, un carnet de cuisine sur la gastronomie tunisienne, insiste sur l’importance de cette poudre au fort pouvoir aromatique dans la préparation de la mloukhiya. Elle nous apprend qu’une version égyptienne du plat utilise des feuilles fraîches. Le résultat est à des années-lumière de son équivalent tunisien : une sorte de bouillon gluant et peu ragoûtant. « Goûtez-la, nous dit-elle, et vous comprendrez pourquoi il vaut mieux prendre le temps de moudre [les feuilles de corètes] » .
Elle poursuit, plus sérieusement : « Trouver le bon fournisseur de poudre est impératif. Parfois, vous pouvez trouver des poudres coupées avec de la terre ou du sable. Et on ne rigole pas avec la mloukhiya, c’est un plat extrêmement raffiné. Mloukhiya vient de “malek”, qui veut dire “le prince” en arabe. La mloukhiya, c’est donc la délicatesse du prince ; c’est un porte-bonheur, préparé le jour de l’Hégire [le Nouvel An musulman, N.D.L.R.] pour que l’année soit prospère ou lorsqu’on emménage dans une nouvelle maison. »
On avait les bases, il nous fallait une mise en bouche. On fait la rencontre de Foued Frini, un chef tunisien, qui propose de la cuisiner pour nous à domicile. Une fois attablé, il nous sert une plâtrée et s’amuse de l’aspect du plat, comme s’il cherchait à attiser notre curiosité : « J’avoue, on dirait du pétrole », balance-t-il. Mais le chef, qui a à cœur de promouvoir la gastronomie tunisienne, ne tarit pas d’éloges sur le plat national qu’il chérit : « C’est notre or noir ! Vous comprendrez mieux quand vous l’aurez goûtée. »
« C’est le plat slow food ultime », ajoute l’homme à la toque avant de nous détailler les différentes étapes de sa préparation. La cuisson, étalée sur deux jours, se fait en deux fois. Le premier jour est consacré à transformer la poudre de corète en une sauce lisse : on ajoute de l’eau chaude, de l’huile d’olive et on fait mijoter le tout pendant huit heures à basse température.
Le deuxième jour, la viande – de préférence du jarret de bœuf, avec les os, que l’on a fait mariner dans de l’huile d’olive, de l’ail, du sel et de la menthe fraîche – est ajoutée à cuire avec la sauce que l’on agrémente de zestes d’orange et d’épices.
« L’odeur nous rappelle beaucoup de choses, à nous Tunisiens, explique Foued Frini, soudainement très sentimental à l’approche d’un moment crucial : épicer la mloukhiya.
C’est avant tout le souvenir de notre enfance et notre maman. D’ailleurs, chaque Tunisien vous dira que la meilleure mloukhiya, c’est celle de sa mère ». Quatre heures plus tard, il est temps de déguster.
Pas de couverts : on tape directement dans le plat avec des morceaux de pain à mie épaisse. Le mélange savant de la sauce verte, des épices, du zeste d’orange et des morceaux de viande fondante donne quelque chose d’étonnamment équilibré et savoureux – il faut imaginer une note légèrement amère qui vient habiller la rondeur du plat en finale.
À voir notre cuisto mettre autant d’intensité dans la confection et l’explication de son plat, on se demande pourquoi cette originalité culinaire suscite autant d’affection chez les Tunisiens. Peut-être parce que la préparation de mloukhiya, dans la charge émotive et patriotique qu’elle contient, fait office d’acte de résistance face à une mondialisation de la gastronomie, de plus en plus galopante.
« L’ Union Européenne finira par imposer la choucroute aux Tunisiens »
Prenez la crise diplomatique qui a failli éclater, l’année dernière, entre la Tunisie et l’Union Européenne. À l’origine de l’imbroglio culinaire, un article d’à peine trois lignes, publié en avril 2017, qui porte atteinte à l’intégrité du plat préféré des Tunisiens. On y apprend que le Haut-commissaire pour la consommation et la santé de l’UE aurait déclaré que la mloukhiya était un plat « impropre à la consommation » et, de facto, qui n’avait pas droit de cité sur les tables européennes. L’article est partagé plus de 130 000 fois sur les réseaux sociaux et les éditorialistes tunisiens, voyant-là un enjeu de souveraineté nationale, commencent à s’emparer du sujet. Dans une tribune publiée sur le site Tunisie Focus, partagée plus de 5 000 fois, un certain Ezzedine Zayani se risque même à faire une analyse géopolitique de l’affaire : « Cette décision unilatérale de l’UE ne semble pas déranger les autorités [tunisiennes], qui n’ont pas réagi à cette nouvelle forme de diktat européen », s’insurge cet ancien haut fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères tunisien. « L’ Union Européenne finira par imposer la choucroute aux Tunisiens », conclut-il sans que l’on sache s’il s’agit d’une formule ironique ou s’il pense réellement que la démarche de l’UE est d’imposer une forme d’impérialisme gastronomique. Un bref examen de flashinfo.org, le site qui a partagé la sulfureuse information, suffit à nous mener à la conclusion que ce dernier n’est rien d’autre qu’un générateur à fake news. Fin de l’histoire.
Arrivés à la fin de notre périple sur les traces de la mloukhiya, on est invité à déjeuner chez les Hadj Amor, une famille d’expatriés tunisiens qui vit en France. En plein face à face avec son assiette, Neil, 8 ans, nous avoue que la mloukhiya est l’une des principales raisons pour lesquelles il aime venir en vacances chez sa grand-mère en Tunisie.
Alors qu’il commence à engloutir son plat, il nous murmure : « En fait, j’ai déjà mangé ; ma grand-mère m’a fait un sandwich à la mloukhyia, c’était magique. Ne lui dites pas que je pourrais préférer un gros burger. Ici, il faut aimer la mloukhyia, c’est une question de respect. »