Music

Tour de France : Fontainebleau

Parce qu’à l’époque où les supermarchés vendent des bananes en sachet individuel, il est important de renouer avec ses valeurs et ses racines, nous avons proposé à des contributeurs Noisey et des invités de nous présenter une playlist exclusivement constituée d’artistes de leur ville d’origine, dans le cadre d’une rubrique intelligemment baptisée « Tour de France ». Après Bayonne, La Rochelle, Reims, Brest, Lyon, Tours, Poitiers, Rouen, Bordeaux, Toulon, Pau, Angers, Montréal, Le Mans, La Réunion, Rennes et Malestroit, et Limoges, voici Fontainebleau présenté par notre contributrice Laureen Parslow.


L’auteur en compagnie de Logan Mader, guitariste de Machine Head.

Videos by VICE

Au moment où vous rencontrez des gens dans un rade, qu’ils vous demandent « tu habites dans quel quartier ? », et que vous répondez benoîtement « Fontainebleau, messieurs, dames », on vous répondra systématiquement : « Heu, c’est hyper loin, c’est la cambrousse… Tu kiffes la chasse à cour ? », accompagnée du petit rire narquois d’un type qui, le plus souvent, a grandi à Vierzon ou Strasbourg et affiche désormais « Fluctuat Nec Mergitur » en photo de profil Facebook. J’ai habité à Paris, à Londres, et je suis revenue à Fontainebleau par choix. Alors je n’ai plus à me justifier mais j’ai un début d’explication : la ville des plus grands rois de France a certainement été bâtie sur un ancien cimetière indien comme l’Overlook Hotel, et c’est pour cela qu’on y retourne inlassablement, même si les loyers ont eu tendance à s’envoler dernièrement depuis l’ouverture en ville des premiers restos à burger (on surnomme Fontainebleau le « petit Paris »). En tout cas la théorie ésotérique tient debout puisqu’Aleister Crowley s’y est installé en 1919 avec une douzaine de femmes, rue de Neuville, avant de se faire virer comme un malpropre, tandis que l’illuminé Georges Gurdjieff s’était aussi entiché de notre bourgade située à 60 km de Paris.

Et puis habiter une ville royaliste implique qu’on ne fête pas le 14 juillet et que des reconstitutions historiques des adieux de Napoléon ont lieu dans la rue, sans prévenir. Nous séduisons aussi les stars internationales. Les fans de Lana Del Rey ont pu apercevoir la chanteuse tourner le clip de « Born To Die » dans les pièces rococo du château. Et je ne vous parle pas du jour où Leonardo DiCaprio a créé l’hystérie collective en tournant des scènes de L’Homme au Masque de Fer à deux pas de la place du marché. Mais trève de bavardages, on est là pour parler de la scène musicale bellifontaine, aussi dépareillée que l’architecture de notre splendide château.

PLEYMO

C’est l’histoire d’un dernier âge d’or, entre la fin du grunge et l’avènement de la scène emo (à la française). Nous sommes vers 1997-98 et ici, nous étions nombreux à nous prosterner devant Korn et Deftones. La même pour Pleymo qui ont très vite abandonné le rock psyché qu’ils jouaient sous le nom de Tangerine, pris un mec avec des platines, troqué leur pattes d’eph pour des baggys Dickies ceinturés sous les fesses et qu’ils ont poussé tout le monde à s’habiller chez Ekirok, comme eux. Colliers à boules, survêt Adidas, Etnies aux pieds et piercings à l’arcade, toute une époque… Je dois l’avouer, lors de leur premier concert à l’Aussie Bar, rue de France, j’étais déjà une groupie – pote avec le batteur Fred – qui a même aidé ma famille à déménager dans un autre appart . « Putain mais keçkispasse ?! », vous vous rappelez de ces lyrics ? Je sais que vous avez tapé des pogos sur cet hymne pour banlieusards désabusés. Très vite, trop vite, Pleymo ont sorti leur premier album, en 1999, ont créé la fameuse Team Nowhere avec Enhancer, un autre groupe de rap-metal du 95, et ont ensuite tourné avec Mass Hysteria, fierté ultime. Et puis, Pleymo a atteint un statut mainstream, et j’ai lâché l’affaire. Plus tard, vers 2002, j’ai tout de même réalisé l’ampleur de leur popularité quand ils m’ont invité à un concert près d’Eurodisney. Ils dormaient dans un hôtel du parc d’attraction après le show et une horde de filles très jeunes les suivaient partout. Ah, le rock.

SNIFFADOG

Derrière ce pseudo se cache Benjamin, un anglais de 43 ans capable de tenir une conférence sur l’économie écologique dans la plus grande école de commerce internationale, l’INSEAD, qui se situe à l’orée de la ville et de la forêt, après avoir ingéré 10 ecstas. Un mec brillant, mais dès que vous conversez avec lui, vous sentez son passé de traveller teufeur remonter comme un gros retour d’acide. Ben a fait partie des précurseurs du Summer of Love de 89 en rejoignant la bande du Brew Crew dès 1986. Selon ses dires, son premier acide pris à 14 ans l’a « réveillé ». Le jour où il s’est pris de passion pour le dubstep, il y a 8 ans, il a acheté tout le matos et les logiciels nécessaires, a maîtrisé tout ça en deux secondes et n’a plus arrêté de composer des morceaux super barrés. Aujourd’hui, Benjamin vit en Zambie où il développe des projets de bioénergie et de développement durable et continue Sniffadog, son remix de « L’été Indien » de Joe Dassin (« L’été Zambien ») vaut carrément le détour.

LE FESTIVAL DJANGO REINHARDT

Créé en 1968, ce festival de jazz, de swing et de manouches a lieu tous les ans au mois de juin. Le célèbre guitariste aux doigts manquants a fini sa vie dans la petite commune de Samois-sur-Seine, à trois kilomètres de Fontainebleau, là où se produit le festoche – d’où cet hommage qui permet de nous situer un peu plus sur la carte. Ici, c’est assez clean, sponsorisé par des radios jazz des grandes ondes, bien que la communauté manouche locale soit habituée aux règlements de compte assez louches. Les spectateurs viennent faire ce pèlerinage depuis les quatre coins du monde et une contre-scène s’organise de l’autre côté de la Seine, à la buvette de Samoreau, et ce jusqu’au petit matin, où les « tchak tchak » à trois temps du jazz manouche et les shots de rhum forment une expérience psychique assez intense. Les précédentes éditions ont accueilli Marcus Miller, Thomas Dutronc, les héritiers Reinhardt, Electro Deluxe, des accordéons des Balkans ou le saxophoniste James Carter. Une programmation « haut de gamme » dans un village bourgeois qui donne l’impression d’être parfois coincé dans une co-production Emir Kusturica / Cédric Klapisch. (Voir aussi Cyrille Aimée)

STEPHANE WREMBEL

Pour en finir avec cette vibe jazzy, qui habite littéralement le coin comme vous l’aurez compris, ce compositeur que je n’ai jamais croisé ni à la boulangerie ni au tabac est bien originaire de Fontainebleau et peut se vanter d’avoir composé la musique du film Vicky Cristina Barcelona ainsi que quelques morceaux pour Midnight à Paris, deux opus de Woody Allen. Ce qui prouve encore une fois que la théorie des six degrés de séparation est valide. Je suis donc à trois ou quatre degrés du réalisateur névrosé. Youpi.

SKARFACE & LES RATS

Les environs de Fontainebleau sont des terrains d’inégalités sociales et de courants politiques très à gauche, où ont foisonné une scène punk, skin et anti-raciste dans les années 80 et early 90’s. Isolée au milieu des champs avec un seul arrêt de bus dans l’artère principale, Féricy est le fief du célèbre groupe de ska skinhead Skarface. Comme AC/DC, les mecs sortent régulièrement des albums et ont vite délaissé nos frontières pour devenir des stars de la musique à damier en Europe, en Russie, au Japon et aux States. Et ils sont toujours actifs.

Du côté d’Esmans, dans les barres de HLM pour prolos et immigrés, les scènes alternatives sont quasi inexistantes en 1982. Des lycéens se retrouvent chaque mercredi pour répéter du punk rock bien crade. Leur nom ? Les Rats. Dans la lignée des Bérus, de Parabellum et de La Souris Déglinguée, les Rats chantent en français leur haine, la violence et l’espoir dans une France qui broie et casse du noir. Le premier couplet de la chanson « Enfants à problèmes » est un petit bijou qui n’a pas pris une ride :

« Ma mère me colle des baffes
Parait que je l’énerve
Elle veut que j’trouve un taf
Que j’me tire de chez elle
Mais moi j’préfère zoner, toute la journée
Faudrait indemniser les jeunes retraités »

Le groupe finira par se dissoudre en 1996 après un ultime concert au Divan du Monde.

LES TEKNIVALS

Forcément, avec 25 000 hectares de forêt et des champs à perte de vue, Fontainebleau est le site idéal pour les free-parties. Quand cette sous-culture débarque de son Angleterre natale avec l’exode des Spiral Tribe, des travellers qui ont coûté au contribuable rosbeef 4 millions de livres de procès après leur fameuse rave de trois jours en 1992 à Castlemorton, et donnera naissance à la Criminal Justice Bill, les Français se prennent une claque. Les Spi lancent le premier Teknival à Beauvais en 1993, et réitèrent à Fontainebleau une première fois en mai 1994, peu de temps après l’annonce tragique de Claire Chazal au JT de 20 heures : Kurt Cobain s’est suicidé. J’ai fait ma première rave en 1999, j’ai donc raté le deuxième rassemblement à Macherin les 7 et 8 mai 1995, un petit bled situé entre Barbizon et Fontainebleau où la légende raconte que des elfes font des apparitions. La vidéo jointe atteste de l’hébétement généralisé d’une jeunesse éclectique, où le punk à chien habitué des teufs n’est encore qu’un gabber ou un type qui fantasme sur la Hacienda. Après Eden, on peut imaginer qu’un réal parisien en fera un film générationnel et nostalgique, le climax de l’histoire aura lieu pendant le fameux tekos « Gadouland » des Ecrennes à côté de Melun en 1998, où les ravers présents ont gardé la même fierté que ceux qui ont participé à Woodstock en 69.

NAWAK SOUND SYSTEM

Le teknival sus-cité a donné naissance l’année suivante à l’un des plus célèbres et pérennes soundsystem hardcore, NAWAK (une expression d’origine bellifontaine ?), formé par quelques mecs locaux très énervés, bien que la plupart viennent de familles middle-class bien sous tous rapports. Il faut bien que jeunesse se passe. NWK se sont rapidement fait un nom dans la scène à l’instar de leurs frères ennemis les Heretik. Leur autre particularité était de fédérer des potes-sbires qui jouaient les chiens de garde en teuf et faisaient fuir les relous qui vendaient de la sale came, tripotaient les filles et n’étaient clairement pas dans l’esprit « free music for free people ». Aujourd’hui, la plupart des membres sont parents et bossent dans l’informatique. Les autres fabriquent des T-shirts, continuent de poser du son en free-party ou font du skate, éternellement en guerre contre ce maudit système.

DOMB

Toujours dans l’esprit communion avec la forêt, les membres du groupe de « rock tribal » de DOMB font certainement partie des adorateurs de la sylvothérapie, cette manie d’embrasser et de caresser les arbres pour se régénérer. Résultat ? Depuis près de vingt ans les quatre compères écument les salles de concert et proposent une musique faite de hurlements quelque part entre Henry Rollins et le chef d’une tribu aborigène. Sur scène, ils font d’étranges chorégraphies et malgré une esthétique pantalons sarouel + bolas, le groupe perdure depuis des années, un mystère sur lequel j’aimerais bien que se penchent les sociologues de la youth culture.

LE PETER ALEXANDER BAND

Dans un autre registre mais affichant la même longévité, ce groupe plutôt habitué à exceller dans les reprises des classiques rock et de folk-blues dans les bars locaux de toute la Seine-et-Marne depuis les années 80 a quand même un CV honorable : une première partie de Led Zep au Zenith de Paris et une autre pour les mythiques Lynyrd Skynyrd. Avec plusieurs albums à leur actif, grâce au P.A.B., c’est un peu comme si notre Nationale 7 qui nous relie à la capitale devenait la route 66. Ouais.

FESTIVAL CONFLUENCES

L’histoire de ce festival ressemble au scénario de Wayne’s World II. Montereau, un bled paumé mais réputé pour ces « téci » un peu sulfureuses, perdue dans les champs à la frontière du 89, dans le sud de Fontainebleau, et trois potes qui décident d’organiser un festival de blues et de jazz. Finalement, le projet s’ouvre à d’autres courants musicaux et comme Wayne et Gart qui parviennent à avoir Aerosmith, Dominique, Claude et Yves décrochent comme tête d’affiche James Brown, en 2000, et Lou Reed en 2012. Le parrain de la soul souhaitait un cachet si élevé qu’il a renoncé au dernier moment à monter sur scène, mais a fini par accepter. J’imagine le stress des organisateurs. Quant à Lou, j’imagine qu’il a été imbuvable avec le staff. L’année dernière, pour la modique somme de 13 euros, j’ai vu l’un des meilleurs concerts de ma vie : Chic et son producteur-star Nile Rodgers. 2h30 de disco-funk en plein air et un stand de food jamaïcaine, que demande le peuple ? « Un festival prolétaire », comme le souligne Philippe Manœuvre !

Laureen Parslow n’est pas sur Twitter, et on le lui reproche chaque jour.