En 2015, le monde découvrait un poil circonspect l’existence du Bonyu Bar, une adresse perdue au milieu de Kabukicho, le quartier de Tokyo que le Guide du Routard qualifierait d’ « un peu chaud ». À l’intérieur de cette gargote qui proposait à ses clients de consommer du lait humain, on pouvait commander un verre du breuvage maternel pour environ 15 balles ou carrément, se nourrir « à la source » auprès d’une des trois « mères » en résidence.
Que les fétichistes du lait redescendent immédiatement : il n’y a aucune chance de voir un ersatz du Bonyu Bar ouvrir près de chez nous. En France, le commerce de lait humain derrière un zinc – que ce soit à la tétée ou en shot – est strictement interdit par la loi. Car la consommation de lait humain, naturelle pour un nourrisson mais sujette à interrogation pour un adulte, répond à un ensemble de codes et d’enjeux, à la fois économiques et éthiques. C’est ce que Mathilde Cohen tente de décrypter dans son étude Le lait humain est-il un aliment comme un autre, publiée dans l’ouvrage Que manger ? Normes et pratiques alimentaires, sous la direction de François Dubet, par les éditions La Découverte.
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Professeur de droit à l’Université du Connecticut, Mathilde Cohen s’est rendu compte que, si la consommation de lait humain est aujourd’hui encore réservée au nourrisson, il existe aussi une réelle demande de la part d’adultes. En 2014, le NYMag avait par exemple révélé son utilisation comme « remède miracle » par certains sportifs. Le droit français considère le lait humain comme un médicament et réglemente drastiquement sa circulation. On a donc posé quelques questions à Mathilde sur le sujet, notamment sur l’état du « marché » en France et sur la perspective de trouver un jour des briques de lait humain au supermarché, au milieu des Danao.
MUNCHIES : Bonjour Mathilde, pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser au lait humain ?
Mathilde Cohen : Lorsque ma fille est née en 2013, je vivais à Brooklyn. Je me suis inscrite sur les newsletters et les forums des parents du quartier et parmi la multitude d’annonces que je recevais chaque jour, j’ai été frappée par celles émanant de jeunes mères proposant leur propre lait à la vente ou au don. Elles mettaient toutes en avant le fait qu’elles avaient des « excédents de stock » ou une « surproduction ».
J’étais également étonnée par les annonces passées par des familles cherchant à obtenir du lait humain – soit parce qu’il s’agissait de couples de papas, de parents adoptifs, de mères ne pouvant allaiter en raison d’une contre-indication médicale ou de mères qui allaitaient en partie, mais manquaient de lait. Intriguée, je me suis immédiatement mise, d’une part, à faire des recherches sur le statut juridique de ces transactions en droit américain et en droit français et, d’autre part, à interviewer donneuses, receveuses, et personnel périnatal pour mieux comprendre les raisons de ces échanges.
Et qu’en est-il du droit français qui encadre sa consommation ?
Le droit français ne dit presque rien du lait humain ; il se contente de réglementer les lactariums (les centres de collecte, de traitement et de distribution de lait maternel, N.D.L.R). Cela dit, on peut considérer que la vente et le don de lait humain peer-to-peer (d’un humain à un autre, N.D.L.R) sont implicitement interdits dès lors que l’on conçoit le lait humain comme un produit issu du corps humain comme le sang, les organes, le sperme, les ovocytes, etc.
Selon le Code civil, « Le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial », ce qui pourrait signifier que le lait humain ne saurait être vendu ou donné de particulier à particulier sans passer par un lactarium.
En effet, en vertu de l’article 16-1 du Code civil, « Le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial », ce qui pourrait signifier que le lait humain ne saurait être vendu ou donné de particulier à particulier sans passer par un lactarium. À ma connaissance, aucune juridiction n’a jusqu’à présent eu l’occasion de clarifier cette interprétation du Code
Comment décririez-vous le « marché » actuel du lait humain en France ?
Il existe aujourd’hui deux marchés (comme aux Etats-Unis). L’un officiel et légal, celui des lactariums, l’autre, sous-terrain et potentiellement illégal, celui des échanges peer-to-peer.
Le premier est en réalité un monopole d’État. Depuis 1948 il existe des établissements (le plus souvent publics) chargés de collecter du lait auprès de femmes allaitantes (qui sont rigoureusement sélectionnées à l’issu d’un questionnaire de santé approfondi et de tests de dépistage sérologique), de traiter ce lait (en mélangeant les laits de plusieurs donneuses, en le pasteurisant, en lui faisant passer des tests bactériologiques, en l’embouteillant, etc.), et de le distribuer aux services de néonatologie des hôpitaux français.
Le second marché est un marché noir qui consiste pour certaines femmes à proposer au don ou à la vente leur lait et pour certaines familles à l’obtenir directement d’une donneuse sans passer par le biais des lactariums. Ce marché n’est pas réglementé et opère largement à travers Internet, même s’il se développe aussi parfois au sein d’une famille (par exemple, deux sœurs allaitent et l’une donne de temps en temps à l’autre un petit excédent de son lait), d’un groupe d’ami.es ou d’un réseau social plus étendu.
S’il n’est pas réglementé, ce marché s’autorégule car les donneuses n’hésitent pas à fournir des informations concernant leur état de santé (certaines proposent volontiers de faire voir leurs bilans sanguins, par exemple) et leur hygiène de vie, tandis que les familles receveuses peuvent choisir de pasteuriser le lait obtenu afin d’éviter, ou de minimiser, une éventuelle contamination virale ou bactériologique.
L’apparition d’un marché parallèle n’est-elle pas la preuve que les lactariums ne suffisent plus ?
Les lactariums français fonctionnent très bien, parvenant – à ce que je sache – à couvrir les besoins des bébés prématurés et des nourrissons malades hospitalisés. Ils représentent même un modèle en termes de bonnes pratiques et d’efficacité à l’international. Le problème, s’il y en a un, et sur cette question, les avis sont partagés, est qu’il existe une demande de lait humain bien plus large celle des seuls bébés hospitalisés. Comme évoqué plus haut, dans toutes sortes de situations, des familles souhaitent obtenir du lait humain pour nourrir leurs enfants.
Il existe aussi une demande de la part de consommateurs adultes, même si celle-ci reste marginale. Des patients atteints de cancer, des sportifs ou même des fétichistes.
Il existe aussi une demande de la part de consommateurs adultes, même si celle-ci reste marginale. Il s’agit d’un groupe hétéroclite composée de patients atteints de cancer (les propriétés immunologiques du lait humain seraient notamment aptes à contrecarrer les effets secondaires de la chimiothérapie et peut-être même à faciliter la guérison), de sportifs (le lait humain est traité comme boisson de récupération qui favorise la musculation), et de fétichistes (pour lesquels le lait humain est un objet érotique).
Or, les lactariums tels qu’ils existent aujourd’hui n’ont pas vocation à répondre à ce type de logique, leur mission étant de subvenir aux besoins des bébés hospitalisés, point barre. La question est donc : doit-on réformer les lactariums afin qu’ils s’adressent à un plus large public ? Doit-on plutôt créer des lactariums bis moins stricts pour faire face à cette nouvelle demande ? Ou finalement est-ce que les marchés informels peer-to-peer ne fonctionnent-ils déjà pas suffisamment bien pour absorber les besoins des un.es et des autres ?
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En France, dans un futur proche, est-il envisageable de voir le lait humain devenir un « produit » lambda, disponible en supérette ?
Loin d’être une question de science-fiction, on peut aux Etats-Unis (contrairement à la France) et dans quelques autres pays acheter à des entreprises spécialisées du lait humain pasteurisé ou stérilisé qui est livré dans des emballages tout-à-fait similaires au lait de vache. Il n’existe pas moins de quatre compagnies proposant du lait humain à la vente sur le territoire américain par le biais de leurs sites web : Medolac, Ambrosia et the International Milk Bank.
Ces sociétés n’affichent pas leurs prix en ligne, mais d’après certains commentateurs, elles vendraient leur lait au moins 338 dollars (280 euros environ) le litre. Sachant qu’un bébé de moins de six mois consomme entre 650 à 900 ml de lait par jour, on imagine à peine combien il faudrait débourser pour le nourrir exclusivement au lait humain commercial.
Merci pour vos réponses, Mathilde.
Mathilde Cohen enseigne le droit à l’University of Connecticut School of Law. Elle a publié de nombreux articles sur le sujet dont « Regulating Milk. Women and Cows in France and the United States » que vous pouvez lire gratuitement.
Que manger ? Normes et pratiques alimentaires, sous la direction de François Dubet, a été publié aux éditions La Découverte.
Correction : une version précédente de ce papier décrivait Prolacta comme une entreprise vendant du lait humain sur son site internet à l’attention du public. Ce n’est pas le cas. Prolacta ne vend du lait que sur ordonnance et uniquement à l’attention des unités de soins intensifs et réanimation néonatale des hôpitaux. MUNCHIES regrette son erreur.