Société

Vivre avec une addiction : les parcours de quatre sans-abris toxicomanes

Transit, Brussels – closeup of a person holding their hands clasped together on top on their knees as they are sitting. They hands have many scabs and injuries.

Comment mettre fin à son addiction ? À l’association Transit à Bruxelles, on parle plutôt de contrôler la consommation de drogue pour limiter les risques. Cette ASBL accueille des sans-abris toxicomanes depuis 1995. Un hébergement de treize jours ainsi qu’un accompagnement médical et psychosocial sont offerts aux usager·es. C’est aussi un refuge pour manger et se reposer des heurts de la rue. Les personnes qui passent les portes de l’association schaerbeekoise entament déjà un processus de guérison.

Les 693* usager·es accueilli·es à Transit cohabitent avec ce qui est devenu, au fil des ans, leur addiction. Une addiction qui ne laisse pas de répit et ne prend pas de vacances. Il peut y avoir des moments de stagnation, des retours en arrière et des opportunités manquées. Le chemin est long mais l’espoir d’un arrêt les pousse à continuer le combat. Pour certain·es, Transit est un nouveau départ mais bien souvent, ces personnes n’en sont pas à leur premier lancer de dés.

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Stéphanie** (43 ans)

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Sur les mains vernies de Stéphanie cohabitent la bague argentée de sa mère et les brûlures laissées sur ses doigts par le briquet avec lequel elle consommait.

Elle est assise seule sur un des bancs de l’accueil. Ses yeux noirs possèdent encore quelque chose d’enfantin malgré sa quarantaine d’années. Ils fixent le gobelet de café posé devant elle. Comme beaucoup, Stéphanie a un parcours de vie en dents de scie. Ses ongles sont vernis d’un rouge vif. Elle a aussi fait le choix de porter un pantalon et des chaussures à paillettes. On sent un attrait pour tout ce qui brille. Pour autant, Stéphanie est plutôt discrète. Elle avoue préférer s’isoler pour nous raconter son histoire. C’est dans sa chambre d’une douzaine de mètres carrés, qu’elle partage avec une autre femme, qu’elle nous raconte tout doucement son parcours et sa bataille pour mettre fin à son addiction.

Il y a sept ans, Stéphanie a perdu sa mère et « depuis, c’est un peu la décadence ».  Ce moment a marqué un tournant décisif dans sa vie et dans son rapport aux drogues. Elle a commencé à prendre davantage de produits « pour essayer d’anesthésier la tristesse ». La consommation festive a donc cédé la place à une toxicomanie tenace. Elle a perdu la maîtrise et s’est retrouvée piégée. Ce décès a sonné l’arrêt définitif de sa vie d’avant. S’en sont suivies de violentes années de vie dans la rue, accompagnées de toutes sortes d’abus. Elle a été forcée d’y vivre après avoir dilapidé l’entièreté de son héritage en cocaïne. « Un de mes grands regrets », dit-elle.

Elle a tenté plusieurs fois de dire au revoir à la came, sans succès. Aujourd’hui, elle assure que c’est différent et explique avoir développé un « dégoût total » depuis sa dernière prise. Ça lui a fait un électrochoc, elle a senti qu’elle est allée trop loin. Grâce à Transit et à ce qu’elle appelle sa force intérieure, Stéphanie vient de réussir à maintenir un arrêt total d’une dizaine de jours. Elle rêve que cet arrêt soit réellement définitif, pour pouvoir prendre un nouveau départ.

Dans ses esprits, sa mère ne semble jamais bien loin. Peut-être parce qu’elle n’a pas pu se rendre au Maroc, où elle est décédée, Stéphanie n’arrive pas totalement à lui dire au revoir. Elle se l’est promis, un jour elle ira.

Dans sa vie d’avant, la quarantenaire est aussi passée par la case prostitution et ce, bien avant la rue. L’alcoolisme de sa mère les avait fait atterrir dans le quartier Yser et de là « ça a fait boule de neige ». Son corps porte encore les traces de cette période. Sur son visage traîne une cicatrice, trace d’un proxénète en colère. Il y a aussi les brûlures laissées par le briquet dont elle se servait pour consommer du crack. Puis, il y a les traces qu’elle a choisi de poser elle-même : trois tatouages et une infinité de piercings qui habillent ses lobes et son nombril. Chaque ornement choisi marque un moment difficile. Peut-être que bientôt elle changera la donne en s’en offrant un qui marquera « l’arrêt de la conso ». Pourquoi pas aussi, comme elle le dit, graver dans sa chair en lettres tribales le prénom Caroline, celui de sa mère.

Au cours de ses années de conso, elle a déjà réussi à arrêter pendant un an et demi. « Ce qui me fait chier, c’est qu’il y a toujours une rechute. Je me demande ce que c’est la rechute, pourquoi je rechute ? », dit-elle, la colère dans la voix. Elle avoue avoir parfois eu des pensées suicidaires.

Dans la nouvelle maison d’accueil qui l’attend après Transit, « le produit est interdit »,  mais elle explique que c’est particulièrement dur de résister en ce moment car elle rêve beaucoup de sa mère. « D’un autre côté, ça veut aussi dire qu’elle est près de moi. J’aimerais qu’elle me pardonne. »

Henri (58 ans)

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Le baby-foot fait partie des jeux d’intérieur mis à disposition des usager·es qui passent par l’ASBL. Il y a également une table de ping-pong et une télévision accessibles en libre-service.

« Lève tes joueurs quand je tire. » Une casquette vissée sur sa tête et les joues mangées par une barbe de trois jours, Henri, la cinquantaine, est un as du babyfoot – aussi un habitué de Transit. Sobre depuis six ans, il était autrefois en proie à l’alcoolisme. Il continue tout de même de venir ici trois fois par semaine parce que ça lui offre une stabilité.

Henri se décrit comme un exemple parce qu’il a réussi à se sevrer pour de bon après une dizaine de tentatives. Mais il sait que, même quand on s’en sort, la rechute guette la moindre faille. « Il suffit d’une goutte ou d’un déclic pour replonger. » S’il ne se donne aujourd’hui plus le droit de consommer, c’est aussi parce qu’il prend un médicament avec lequel l’alcool ne fait pas bon ménage. Il l’a trouvé après avoir cherché une solution pendant 30 ans. Ce médicament, c’est un peu son joker, sa case chance à lui.

Maintenant que sa maladie est derrière lui, il espère avoir bientôt l’opportunité de multiplier les voyages. Il en a déjà fait plusieurs ; au Bénin, en Espagne ou encore, dans son pays d’origine. Henri est arrivé en Belgique à l’âge de trois ans, avec ses parents adoptifs.

L’alcool et lui, c’est d’ailleurs une histoire de famille. Il l’a compris lors d’un de ses voyages, quand il s’est rendu dans l’orphelinat où il a vécu un temps, alors qu’il était enfant. Là, une femme lui en appris davantage sur ses parents biologiques. Sa mère avait quitté la région et personne n’avait de ses nouvelles mais, apparemment, son père souffrait d’alcoolisme.

Pourtant, c’est avec sa famille adoptive qu’il a goûté son poison pour la première fois. Il avait 8 ans quand ses parents lui ont laissé tremper ses lèvres dans un verre en cristal. Dans cette famille bourgeoise, cela faisait partie de l’éducation de faire apprécier l’alcool de qualité. Ses premiers contacts, dans ce cadre, l’ont quelque part marqué. Sans le savoir, ses parents lui ont ouvert les portes de l’addiction. Mais tout s’est vraiment accéléré au cours de ses études secondaires. Il brossait les cours pour boire avec ses copains et, comme il était bon élève, tout le monde le laissait tranquille. Henri a longtemps été protégé par ses facilités. Il est l’exemple qu’une bonne éducation et un milieu social privilégié n’immunisent pas des addictions.

Marc-Antoine (28 ans)

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Un café dans une main, une cigarette roulée comme un joint dans l’autre, un jeune homme, tatoué au visage, reste dans le coin de la cour et ne semble pas vouloir parler aux autres résident·es. « Mon vice, je l’ai toujours », dit-il, après s’être présenté à voix basse. Pour lui, impossible d’arrêter complètement le shit. Ce serait même illusoire. Mais il a levé le pied. « Parfois, je prends une chambre d’hôtel et je fume là, une nuit. Après je freine, j’arrête pendant un certain temps, avant de le refaire. »

Marc-Antoine voit l’addiction comme un engrenage. Essayer d’arrêter, ça peut foirer à chaque étape du processus – s’il ne parle pas aux autres usagers et usagères, c’est d’ailleurs pour ne pas être influencé. Alors, il faut trouver une alternative, une échappatoire à la consommation. Pour lui, ce sont les tatouages. « Et pourtant, de base, je déteste les aiguilles », dit-il en haussant les sourcils. Difficile à croire quand on voit qu’il est recouvert de dessins. Son regard pétille quand il nous décrit l’araignée qu’il se fera encrer sur son crâne chauve le lendemain. Il a aussi une phrase en chinois sur l’avant-bras, le nom de son ex. Moins commun, la croix gammée tatouée sur la droite de son torse, parfaitement symétrique à un dessin de l’étoile de David de l’autre côté. « Je suis un fan de la Seconde Guerre mondiale, c’est pour ça », explique-t-il, avant de finalement lâcher quelques minutes plus tard qu’il est d’extrême droite. Mais il ne nous parle pas davantage de son idéologie. Par contre, il nous confie qu’il ne se rend pas compte de l’image qu’il renvoie.

Si sa mère ne veut plus le voir à cause de son corps tatoué, ça ne l’empêche pas de retourner chez lui, de temps en temps, à Hasselt, faire un tour de la ville ou prendre un verre.

Marc-Antoine rêve de voyager en Suisse, et au Luxembourg. Il parle même de vouloir visiter les pays de l’Est. « J’aimerais bien aller en Ukraine, en Russie. Même maintenant, ouais, je m’en fous. » Pour ces projets, il lui faut de l’argent. C’est pour ça qu’il est à Transit : ses treize jours d’hébergement lui permettent d’en mettre de côté. L’argent, c’est d’ailleurs une des raisons qui l’a poussé à ralentir sa consommation. « Aussi, ça me rendait violent. » Marc-Antoine a un passé agressif, qui l’a mené à s’arrêter plusieurs fois sur la case prison. Au total, il y est resté trois ans et demi, du temps qu’il a consacré à la lecture de Patrick Süskind, notamment.

Marin (50 ans)

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La vue sur Bruxelles, depuis la fenêtre d’un des appartements autonomes de Transit. Il s’agit de studios, situés au dernier étage du bâtiment.

« Le doyen d’ici », c’est comme ça qu’il se présente. Dans la rue, les autres l’appellent « le Français ». Marin a 50 ans mais en fait 38. Souriant, il inspire la confiance. C’est son premier passage par « la case Transit », mais il connaît déjà tout le monde, de la rue. Pendant encore plus d’une semaine, il a un endroit où dormir et prendre une douche. Il a aussi des rendez-vous avec son assistante sociale, qui l’aide à préparer son futur. Dès qu’il dit « Je veux m’en sortir », c’est comme une prière : il touche du bois, celui du cadre d’une fenêtre. Il aimerait aussi renouer avec ses sept enfants, dont il parle avec autant de fierté que de regrets : il ne les a pas vraiment vu grandir.

Toute sa vie, Marin a été derrière les fourneaux. L’Horeca, c’est tout ce qu’il connaît. Et, selon lui, dans le milieu de la restauration, difficile d’éviter la cocaïne. Un soir, alors qu’il servait, une femme, Colombienne, lui a tapé dans l’œil : « une sirène en robe blanche », la décrit-il en souriant. Elle lui a pris son cœur et il l’a suivie à Barcelone.

Une fois dans sa maison, trois kilos de poudre, blanche elle aussi, l’attendaient sur un plateau d’argent. Il était jeune, et la drogue ne l’a plus quitté depuis. Il a eu des enfants avec elle, qui lui manquent beaucoup. Son fils de 23 ans lui a rendu visite il y a peu : « Il deale maintenant. Quand je l’ai vu, il avait une énorme balafre. Je lui ai dit d’arrêter mais… tout ça, c’est de ma faute. » Rongé par la culpabilité, Marin continue à nous parler de ses regrets, en marquant des pauses pour tousser. « J’ai  envie de m’en sortir, j’ai envie de voir mes enfants… J’étais bien socialement, j’avais beaucoup d’argent, j’avais des voitures… et j’ai tout perdu. »

La case Transit a aussi ses tentations, et il s’avère être beaucoup plus facile de se laisser pousser à reculons que d’aller de l’avant. Autour de lui, ces « boiteux » comme Marin les appelle, peuvent le repousser dans la consommation. Hier soir, un autre usager lui a proposé de fumer du crack. Il soupire : « Ici, ils ne te proposent pas d’aller faire un jogging, de s’aérer, de regarder un film, d’aller draguer… Il m’a dit qu’il avait la pipe et j’ai accepté. »

Marin est passionné de nourriture. C’est son projet, le point culminant de sa guérison : ouvrir son snack. « La cuisine, je kiffe ça, et je kiffe faire plaisir aux gens. Quand les assiettes reviennent vides, ça me fait tellement plaisir ! » Une usagère lui apprend qu’il y aura de la blanquette au menu pour le repas de midi. Marin reste bouche bée, euphorique. « On mange bien ici, dit-il ensuite, à notre faim, et on a même droit à un dessert le soir. »

Il a aussi beaucoup voyagé, notamment après ses trois divorces. « Ça me permettait de faire des pauses. » Il a aussi travaillé à l’étranger, en Grèce surtout, où il est resté deux ans pour « joindre l’utile à l’agréable ». Il raconte qu’il avait un super studio, un bon salaire et qu’il n’y a pas consommé de poudre à cette époque. Par contre, il buvait. Ici, en Belgique, c’est moins paradisiaque. « J’arrive pas à avoir un travail stable. Si j’en avais un, j’aurais un studio et je gérerais ma consommation », affirme-t-il en fumant une cigarette tordue.

Avoir un toit, c’est une case plus éloignée de son parcours. Il la voit à l’horizon, mais ce n’est pas imminent. « Il faut même pas que j’envisage de trouver un appartement maintenant parce que je vais traîner qu’avec des boiteux. Et, quand on traîne avec des boiteux, on finit par boiter aussi, donc je vais tout perdre. D’abord je dois faire ma cure, puis la postcure. » Le mois prochain, il aura sa place à l’hôpital Brugmann pour commencer son sevrage.

Si ces témoignages sont plein d’espoir, malheureusement peu des personnes qui passent la porte de Transit s’en sortent et arrivent à quitter leur addiction. Les travailleur·ses qui les accompagnent nous le confirment : le chemin vers la guérison est long voire interminable, chaque épreuve peut les repousser en arrière. Tou·tes savent que l’arrêt définitif de la consommation est utopique, la drogue ne les quittera probablement jamais. C’est pour ça que chez Transit, on ne parle pas d’arrêt mais de « transition vers une autre étape » – une étape où leur dépendance n’est plus complètement problématique.

*Le nombre de personnes accueillies sur l’année 2022. **Tous les prénoms ont été modifiés pour protéger leur vie privée.

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Le comptoir d’échange permet aux usager·es qui passent les portes de Transit de bénéficier de matériels stériles afin d’avoir une consommation plus sécurisée.
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Au moment d’entrer dans le hall de Transit, celles et ceux qui comptent rester dans les espaces communs doivent d’abord laisser toutes leurs affaires personnelles dans des casiers nominatifs à l’accueil.
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L’évier de la chambre de Stéphanie.
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Lorsqu’une personne fait une demande d’hébergement à Transit et qu’il y a de la place, elle peut y rester treize jours consécutifs. Elle se voit alors attribuer une chambre double qu’elle partagera avec un·e autre pensionnaire.
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Dans la salle de repos, toutes les personnes qui arrivent à Transit peuvent se reposer. Qu’elles soient en attente d’un hébergement ou simplement de passage.
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