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Le travail du sexe en Égypte Antique était-il vraiment forcé ?

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La stigmatisation des travaileuses du sexe (TDS) est sans doute aussi vieille que le travail du sexe lui-même (et le travail forcé aussi vieux que la notion de travail). On doit notamment cette stigmatisation au fait que les TDS sont victimes d’exploitation, d’oppression et sont souvent contraint·es par la nécessité ou par des tiers. Hollywood a par exemple contribué à véhiculer l’image d’une Égypte antique comme terre mystique où la prostitution au sein même des temples était répandue, et où la majorité de la population était esclave. Mais les TDS à l’époque étaient-elles forcément victimes d’exploitation sexuelle ?

Négatif, selon Leen Bokken, qui a rédigé son mémoire, publié en 2021, Les filles du delta : l’agentivité chez les prostituées en Égypte de 323 av. J.-C. au 7e siècle ap. J.-C. dans le cadre de son Master en histoire ancienne à la KU Leuven. Avec ses recherches, Leen montre qu’à cette époque, le travail du sexe était en réalité susceptible de permettre aux femmes plus d’indépendance, sur le plan financier entre autres. En soi, rien de très différent d’aujourd’hui, mais il n’empêche qu’avec ses conclusions, elle fait voler en éclats le débat sur ce sujet, généralement assez rigide.

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L’hypothèse de Leen selon laquelle toutes les prostituées* de cette période n’étaient pas obligatoirement forcées de travailler dans l’industrie du sexe va à contre-courant de ce qui se dit généralement dans le milieu académique, une idée qui la place immédiatement en opposition directe à un tas de chercheur·ses. De l’esclavage à la prostitution dans les temples, elle répond aux arguments inexacts et nous permet de revoir l’histoire sous un autre oeil.

Qui dit Égypte Antique, dit esclavage

Faux. L’Égypte antique n’a pas toujours connu l’esclavage. « On oublie souvent que l’esclavage n’a été introduit dans la société égyptienne qu’après sa période grecque (323 av. J.-C.), explique Leen. Et c’était presque exclusivement pour du travail domestique. L’esclavage n’avait pas forcément sa place dans un pays peuplé de travailleur·ses. » La chercheuse explique que les femmes étaient économiquement actives et pouvaient bénéficier d’une indépendance financière, en fonction de leur profession. Elles travaillaient dans des secteurs divers et variés et pouvaient même être représentées au sein de professions habituellement dominées par les hommes. La question du travail sexuel forcé n’est donc pas une évidence.

Il y avait des TDS dans les temples

Un autre concept qui divise le monde universitaire, c’est la prostitution dans les temples. Imaginez ces lieux somptueusement décorés où les hommes pouvaient se rendre pour faire l’amour avec des prostituées (la prostitution dans les temples ou prostitution sacrée était une forme de culte religieux). « Ce sont les auteurs classiques tels que Hérodote qui ont surtout écrit sur la prostitution sacrée », remet Leen. « La plus honteuse des coutumes chez les Babyloniens est la suivante : il est nécessaire pour toute femme locale de s’asseoir dans le sanctuaire d’Aphrodite une fois dans sa vie pour se ‘mêler’ à un homme étranger », écrivait-il. Mais le tableau est également sujet à caution.

« Si Hérodote avait raison au sujet de la prostitution sacrée, il devrait y avoir au moins quelques attestations ou références locales plus claires, poursuit Leen. Pourtant, les références à des cas possibles de travail du sexe dans les temples sont trop ambiguës pour prouver l’existence de cette forme de prostitution. » Au 19ème siècle, des chercheurs ont mené divers travaux sur ces auteurs classiques, et ont traduit tout un tas de termes ambigus par le seul « prostitution dans les temples ». Selon Leen, c’est un raisonnement d’auto-confirmation basé sur peu de sources primaires.

Les TDS étaient exclusivement des femmes

« Des travailleurs du sexe masculins peuvent aussi avoir été présents à cette époque-là, continue la chercheuse. En grec, on utilisait le mot kinaidos pour parler des hommes qui se prostituaient et assumaient un rôle passif. » Ce terme désigne également un danseur, un musicien ou un amuseur tout court. L’un des Pères de l’Église, Clément d’Alexandrie, laissera sous-entendre un peu plus tard dans l’Histoire que les kinaidos « contre nature » et « efféminés » (selon ses termes) étaient très présents à Alexandrie et « s’habillaient même comme des prostituées. »

Les TDS gagnaient mal leur vie

Pas mal d’éléments suggèrent en réalité que les TDS gagnaient bien leur vie. Le tarif Coptos en serait la preuve. Toutes sortes de routes commerciales partaient de Coptos, c’était donc une porte essentielle en Égypte. À la douane, il fallait délester ses poches pour passer. « Les artisans payaient huit drachmes pour entrer, dit Leen. Un garde en donnait dix et un marin cinq. Les épouses des soldats et des marins, par contre, devaient payer 20 drachmes. Et le droit de passage pour les prostitué·es était encore plus élevé, avec une surtaxe de 108 drachmes. »

Selon la chercheuse Sarah B. Pomeroy, ce taux élevé pour les TDS est la preuve des bénéfices importants qu’elles touchaient, bien que les avis des universitaires soient également partagés sur ce point. Leen dément notamment cette théorie : « Après tout, l’Égypte romaine était une société très stratifiée sur le plan social, dans laquelle les gens étaient censés connaître leur place. Dans ce cas précis, contrairement à ce que plusieurs chercheur·ses avancent, des frais de douanes élevés n’ont pas grand-chose à voir avec la richesse des prostituées ou de leur proxénète, mais placerait explicitement les travailleuses du sexe en dehors de tous les autres groupes sociaux. » Encore un autre débat qui reste ouvert, donc.

Les TDS étaient forcément exploitées

Outre la possibilité d’en faire sa pratique sur le long terme, les femmes pouvaient demander l’autorisation à leur chef de famille ou à la personne responsable de se prostituer pendant une période limitée lors de certains événements, tels que les foires et les fêtes. Pour cela, les femmes étaient en contact direct avec les clients, sans intermédiaire, donc sans proxénète ni clandestinité. Tout était soigneusement répertorié avec des ostraca – des tessons de poterie que les gens utilisaient comme reçus pour régler des affaires officielles telles que les impôts. Ce sont notamment ces ostraca que Leen a analysés pour ses recherches.

« Mes recherches dévoilent qu’il y avait des TDS qui travaillaient de manière indépendante, payaient leurs propres impôts, jouissaient d’une indépendance financière grâce à leur travail et, ainsi, avaient plus de contrôle sur leur corps qu’on ne le pense généralement »

C’est également par le biais de ces preuves fiscales que Leen a analysé l’agentivité des travailleur·ses du sexe. Après tout, si les taxes sur le travail du sexe existaient, on peut l’analyser comme un signe de légitimité. « On retrouve cette analogie dans différentes études d’ailleurs, remet-elle. Par exemple, l’égyptologue et papyrologue britannique Dominic Montserrat a écrit en 1996 que les travailleur·ses du sexe égyptien·nes étaient taxé·es comme c’était le cas pour les autres professions, ce qui indique la légitimité de leur travail. La période ptolémaïque (323 – 30 av. J.-C., NDLR) était incroyablement bureaucratique. Par conséquent, il existe de très nombreux documents officiels de cette époque. »

On a par exemple retrouvé un écrit dans lequel un homme se plaint qu’une prostituée est allée travailler sans payer la taxe. On sait également que le travail du sexe était régularisé à l’époque romaine, en raison de l’existence de diverses taxes sur la prostitution, par le biais de listes, de reçus fiscaux et de factures. Les proxénètes les payaient également dans le cas où les TDS en avaient. « En ce sens au moins, clairement, l’empire égyptien était fiscalement plus réglementé pour les prostituées que ce n’est le cas aujourd’hui dans une grande partie du monde, où le travail sexuel est encore pratiqué dans l’illégalité », observe Leen.

« Mes recherches dévoilent qu’il y avait des TDS qui travaillaient de manière indépendante, payaient leurs propres impôts, jouissaient d’une indépendance financière grâce à leur travail et, ainsi, avaient plus de contrôle sur leur corps qu’on ne le pense généralement », ajoute Leen. Elle mentionne notamment un papyrus provenant d’un camp de l’armée romaine qui montre que la prostituée Serapias n’était pas satisfaite des conditions de vie dans le camp et menaçait d’adresser une pétition à son souteneur (proxénète, NDLR) en guise de plainte. « En d’autres termes, ça signifie que ces femmes ont été responsabilisées, poursuit-elle. Je ne m’attendais pas à découvrir quelque chose comme ça. Elles avaient une voix, plus que ce qu’on ne le pense. »

Pourtant, ce n’est pas le cas de toutes les femmes de l’époque. « Certaines femmes prostituées de force étaient enlevées dans des régions comme la Palestine et vendues au sein des garnisons romaines, remet-elle. C’est un tableau complexe. » Leen a également retrouvé des rapports de violence contre les prostituées dans ses sources, indiquant entre autres le viol d’une prostituée.

Le sujet des TDS reste aujourd’hui ouvert à de gros débats et les avis sont partagés, même au sein des féministes. Cependant, le fait qu’un empire aussi ancien ait légalisé ce qui est à l’heure actuelle illégal dans de nombreux pays pousse à la réflexion – bien qu’il soit difficile d’établir des comparaisons directes en raison des grandes différences sociologiques, culturelles et historiques. Avec sa thèse, Leen Bokken espère donc donner une meilleure image des TDS dans l’Antiquité, et montrer qu’il n’y avait pas que « les filles qui étaient forcées de travailler dans le sexe ».

*Leen Bokken utilise majoritairement le terme « prostituée » dans son travail et non « travailleuse du sexe », qui est une appellation actuelle et ne s’applique pas, selon elle, à une période où l’on parlait de cette activité comme étant de la « prostitution ».

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