Comment illustrer par la photographie des sujets aussi compliqués et « invisibles » que la surveillance de masse et la collecte de données personnelles par nos gouvernements ? C’est la question à laquelle a tenté de répondre l’artiste américain Trevor Paglen. Celui qui a photographié les bâtiments des services secrets américains comme d’anodins paysages et les infrastructures qui permettent cette surveillance de masse, documente depuis plusieurs années l’espace numérique, par une photographie abstraite et des œuvres multimédia autour des thèmes de la vie privée ou des problématiques liées à la consommation toujours croissante d’activités numériques. « L’une des choses qui m’intéresse le plus se trouve dans les bases matérielles de la culture », raconte Paglen à The Creators Project. « Internet, par exemple, est une chose que nous envisageons d’une façon très confuse. C’est cette chose que personne n’arrive vraiment à décrire qui semble nulle part et partout à la fois. »
Dans le documentaire « Trevor Paglen’s Deep Web Dive » produit par The Creators Project, on suit Paglen en immersion sur la côte de Ft. Lauderdale, en Floride, pour voir les câbles internet immergés qui acheminent des flux continus de données. Utilisés par la National Security Agency pour contrôler et stocker les informations numériques, ils contiennent tout — depuis les selfies postés sur les réseaux sociaux aux appels Skype.
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Aujourd’hui, la numérisation de l’image s’introduit dans tous les champs artistiques, où l’expérimentation est d’autant plus prononcée, et les sujets immatériels comme « l’espace numérique » peuvent être explorés et visualisés avec un médium comme la photographie. « Les images sont maintenant quantifiées », explique Paglen. « Nous avons l’habitude de penser aux images dans le domaine de la culture quand elles sont ouvertes à l’interprétation et que telle image peut être perçue de telle ou telle manière par une personne et différemment par une autre. Mais maintenant, les images sont transformées en données et produisent des données dans ce monde. »
Une photo numérique, avec sa longue liste de métadonnées, par exemple, peut être un outil de communication. Paglen pense que cela montre que les images contemporaines ont pris un rôle plus important, devenu des participants actifs du monde, plutôt qu’une simple représentation de ce dernier. Il donne ainsi l’exemple d’une caméra de surveillance prenant en photo un véhicule grillant un feu rouge.
« Cette image va générer automatiquement une amende pour le conducteur », dit-il. « C’est ce genre de choses que je veux dire. L’image agit réellement quelque chose, entre vous et l’amende. » Ce type de processus numérique, significateur de surveillance de masse et de techniques de pistage, est au cœur de la démarche de Paglen et c’est sur ce point que son travail prend tout son sens : il utilise l’art pour éduquer, défendre et expliquer des concepts presque philosophiques de l’espace numérique.
Tout comme la physicalité exposée des câbles internet sous-marins, Autonomy Cube (2014) — pour lequel Paglen a collaboré avec le hacker et militant de la vie privée Jacob Appelbaum — est une sculpture jetable hébergeant un réseau internet où les internautes peuvent surfer anonymement. Son projet en cours, How to See Like a Machine, s’intéresse à l’utilisation des images dans le traitement des données et l’intelligence artificielle.
« On vit de plus en plus dans un monde où la plupart des images sont faites par des machines pour des machines et ne sont même pas vues par les humains », dit Paglen. « Le projet s’intéresse à comment les machines voient les images et quel genre d’informations elles en extraient et en quoi est-ce différent de l’usage traditionnel des images. Cela a un très grand impact sur notre monde. »
Si les images peuvent être vues comme des objets calculés prêts à être évalués, les questions que pose Paglen les rend pertinentes dans le domaine du numérique. Ses efforts pour documenter cette nouvelle dynamique ont d’ailleurs été récompensés cette année par le Deutsche Börse Photography Foundation Prize. « Mon œuvre est très simple », dit-il. « J’essaie d’apprendre à lire les moments historiques que nous vivons et documenter cet écosystème en mutation. »
Pour en savoir plus sur Trevor Paglen, rendez-vous sur son site.