Société

Trois potes, du folk, un minibus et un road trip guidé par le destin

Timo Vergauwen

J’ai toujours voulu vivre dangereusement, être capable de raconter des histoires uniques, de troquer ma vie ennuyeuse et disciplinée de libraire à Anvers contre celle plus mouvementée d’un cinéaste aux States. Alors un jour, en 2016, j’ai acheté un billet d’avion pour l’Amérique sur un coup de tête et, quelques mois plus tard, j’y étais. 

Je m’étais donné pour but de réaliser un documentaire sur place, mais j’ai mis un peu de temps à trouver un sujet, jusqu’à ce que je rencontre Anna Moss et Joel Ludford du groupe folk Handmade Moments, à San Francisco. Après le concert que le duo donnait sur le toit de son petit tour bus écolo, j’ai été leur demander où avait lieu leur prochaine date. Cette rencontre a changé ma vie.

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Leur concert suivant avait lieu le lendemain, au sein d’une communauté hippie, dans les hauteurs de Santa Cruz. Anna m’avait envoyé l’adresse et le code du portail à l’entrée. En arrivant sur place, j’ai vu leur bus garé à l’ombre de quelques arbres, j’ai laissé ma Hyundai de location à côté. Joel, vêtu d’un simple pantalon de velours violet, est arrivé en descendant la pente, le torse et les pieds nus. Il m’a salué et m’a conduit vers la grotte où allait se produire le concert. 

C’était un petit espace, creusé à la main, qui servait autrefois de speakeasy, un lieu clandestin où l’on servait de l’alcool illégalement pendant la Prohibition. On y organise maintenant des concerts privés. La grotte était éclairée par des petites loupiotes reliées à un générateur, ce qui donnait à l’ensemble une atmosphère chaleureuse.

Le son de la clarinette basse d’Anna traversait la grotte et les paroles engagées de Joel étaient assez drôles. Après le concert, Anna m’a demandé si je voulais faire une vidéo d’eux. Au cours des deux premières semaines de mon voyage, je n’avais tourné que des images de la nature : des silhouettes de cerfs sur fond de coucher de soleil, des vagues se brisant sur des falaises, un père cherchant des coquillages sur une plage avec ses fils, pas trop le genre d’images qui vous font gagner des prix. J’ai filmé quelques chansons, puis on est restés avec Joel, à discuter jusque tard dans la nuit, à parler de voyages, de la découverte de nouveaux endroits et des différences culturelles entre l’Europe et les États-Unis. On a aussi parlé de sa guitare préférée, qu’une connaissance dans l’Arkansas lui avait fabriquée en séquoia. Et, le lendemain, on a continué notre voyage ensemble.

Étape suivante : Los Angeles. Anna et Joel devaient s’y rendre pour une audition, et je devais y aller pour prendre mon vol de retour. L’un des spectateurs du concert de la veille avait apparemment plusieurs tonnes d’huile de maïs usagée à donner, et le groupe pouvait utiliser cette huile comme carburant pour son bus. En fait, Anna et Joel, avec l’aide de leur garagiste de l’Arkansas, leur région d’origine, avaient installé un système qui permettait au bus de fonctionner à l’huile végétale. On démarrait le moteur avec du diesel et, une fois que le bus se mettait à bien tourner, on passait à l’huile végétale en actionnant un interrupteur sur le tableau de bord.

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Sur le chemin qui nous menait à Los Angeles, on a eu une panne. On a dû s’arrêter sur le bord de la route, le moteur crachait de l’huile végétale. À la station-service, il y avait une grosse flaque d’huile de maïs sur le sol. Joel s’est glissé sous le bus pour le réparer pendant que moi, en attendant, je suis parti à la recherche d’une explication concernant la silhouette de James Dean – avec la tenue qu’il porte dans Rebel Without a Cause – qui ornait cette même station-service. Il s’est avéré qu’on se trouvait au dernier endroit où le jeune acteur a été vu vivant avant qu’il ne meure au volant de sa voiture de sport à l’âge de 24 ans.

Grâce à l’aide de son garagiste de l’Arkansas, qu’il a sollicité pendant des heures au téléphone, Joel a réussi à réparer le bus et on a pu poursuivre notre voyage. Mais alors qu’on était aux portes de Hollywood, le bus a recommencé à faire des siennes : un bruit infernal jaillissait du véhicule, qui s’est finalement arrêté tout lentement. On a quand même pu atteindre l’hôtel que le producteur avait réservé pour le groupe. Le producteur, Joel et moi avons poussé le bus dans le parking tandis qu’Anna prenait le volant pour assurer la manœuvre. Après une brève présentation du producteur et de son projet de faire une émission de télé-réalité sur Anna et Joel, on m’a fourni un lit supplémentaire et on s’est endormi·es comme des bébés.

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Le lendemain, le producteur nous a fait visiter Hollywood dans sa luxueuse voiture de location, il nous a invité·es à un gros repas et nous a parlé des émissions télé du patron du studio où Anna et Joel allaient auditionner ce soir-là. L’idée qu’un diffuseur américain fasse une émission de téléréalité sur la vie d’Anna et de Joël ne me plaisait pas trop. Je voulais raconter leur histoire à ma façon, pas comme ces trucs de téléréalité avec des images sensationnalistes et des narrations forcées. 

Pendant qu’Anna et Joel se préparaient pour leur audition, je suis allé rendre ma voiture de location dans le sud de cette immense ville. La fin de mon voyage était proche. Après avoir rendu la voiture, je me suis posé dans un café avec une connexion internet et j’ai appelé mes parents en visio, qui étaient ravi·es de mon retour.

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Mais quand j’ai retrouvé le duo, Anna m’a demandé pourquoi je ne restais pas plus longtemps avec eux. « Remonte dans le bus. Rends-nous célèbre ! » Je me suis retourné en m’adressant à Joel : « Sérieux ? J’ai déjà rendu ma voiture et j’ai pas d’argent sur mon compte pour louer une autre chambre d’hôtel. Je vais être totalement dépendant de vous. Ça vous pose pas de problème ? » 

Le report de mon billet d’avion m’a coûté environ 180 dollars. 180 dollars pour un mois et demi de liberté et d’aventures supplémentaires, ça me paraissait raisonnable. J’étais sur un petit nuage ce jour-là, contrairement à Anna et Joel : l’audition avait été décevante et le patron du studio n’était plus vraiment convaincu. Les 1 000 dollars que le producteur avait versés à Anna et Joel pour le trajet depuis l’Arkansas avaient entièrement été dépensés pour la réparation du bus. Résultat : dès le lendemain, il fallait recommencer à jouer dans la rue. Personnellement, j’étais soulagé à l’idée que le plan de l’émission ait foiré. 

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Mais très vite, on s’est retrouvé·es à court d’argent et on a dû chercher d’autres moyens de se faire de la thune. On a fini par trouver du travail dans une plantation de cannabis illégale située dans les montagnes de Nevada City, un village de mineurs, à la frontière de la Californie et du Nevada. Travailler là-bas était plutôt amusant : on était payé·es 400 dollars pour environ cinq heures à tailler des plants, bière à la main, tout en écoutant Noam Chomsky à la radio. 

Je ne fume pas de beuh. Anna rarement, seulement quand elle n’a pas d’autres responsabilités. Joel, par contre, fume de l’herbe tous les jours, toute la journée. Je ne l’ai jamais connu sobre.

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Au bout de trois ou quatre jours, on s’était fait suffisamment d’argent et la tournée a repris. Anna et Joel avaient un concert à San Luis Obispo. Le voyage nous a fait passer par le magnifique Big Sur, le dernier endroit qui me restait à visiter sur ma liste. En chemin, on avait aussi embarqué Hannah, une pote du duo. 

J’en revenais toujours pas, on roulait au beau milieu des collines de Grass Valley. Au début de l’année, je vendais encore des livres chez Standaard Boekhandel. Là, je voyageais à travers les États-Unis dans un bus d’hippies et je visitais les plus beaux endroits du pays. J’avais rencontré des communautés, vécu l’expérience d’Hollywood, bossé dans une plantation… Je pensais à tout ça en regardant le paysage défiler et puis tout d’un coup, depuis le siège arrière, j’entends Anna crier : « Joel, fais gaffe ! »

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Deux voitures nous ont percuté·es de plein fouet, j’ai senti le bus se froisser d’un coup. À ce moment-là, j’ai pensé à mon père et mon grand frère. Comme l’impression qu’ils me disaient qu’on ne peut jamais trop s’amuser dans la vie. Quand le bus s’est arrêté, je suis passé sur mes dents avec ma langue pour être sûr qu’il n’en manquait pas une. J’ai contracté mes jambes, puis mes pieds. Tout avait l’air d’être en place. Joël me regardait d’un air absent. Il était d’une pâleur morbide. Le volant avait été propulsé sur son torse, nu. Ses jambes saignaient. Hannah criait, en panique. Je lui ai assuré que tout irait bien, mais quand j’ai vu son os, couvert de sang, qui dépassait de son jean, mon estomac s’est retourné. Les passant·es nous regardaient à travers les fenêtres éclatées.

Les secours sont vite arrivés et nous ont sorti·es Anna et moi de l’épave, on était ceux qui avaient le moins de blessures. Anna était sous le choc : elle me posait sans cesse la même question et oubliait tout le temps ce que je lui répondais. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Dans l’ambulance, je me posais la même question. Joel, était-il défoncé ? Est-il en danger de mort ? Est-ce que les autres passager·es étaient indemnes ? Les ambulanciers ne me croyaient pas quand je leur disais que j’étais assuré, ils m’ont mis dans une grande pièce où personne ne s’occupait de moi. Ils voulaient que je parte le jour même. 

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Quelques heures plus tard, une assistante sociale est venue me voir et s’est enfin penchée sur mon cas. Elle m’a dit qu’Anna était dans le même hôpital que moi, elle a poussé mon fauteuil roulant jusqu’à sa chambre. Joël et Hannah avaient été transporté·es par avion au centre de traumatologie le plus proche, à quelques kilomètres de là, à Sacramento. La hanche gauche de Joël avait été brisée et devait être remplacée par une hanche en métal. Mais le plus inquiétant restait sa blessure au pied droit. Le talon avait été coupé, et si le coussinet adipeux n’était plus en état d’être opéré, Joel ne pourrait plus jamais mettre de poids dessus. La blessure la plus grave d’Hannah était son hémorragie interne. En fin de compte, Joël a fêté son vingt-sixième anniversaire à l’hôpital. Et heureusement. Car jusqu’à 26 ans, on peut être couvert par l’assurance de ses parents. Et comme le père de Joël avait un boulot chez PepsiCo, il en avait tout un tas rattachées à son travail. Une bonne assurance, Joel en avait besoin : au final, ses frais d’hospitalisation ont dépassé les 400 000 dollars.

Anna a eu moins de chance. Elle avait eu 26 ans une semaine seulement avant l’accident. Elle n’était donc plus assurée. Par conséquent, elle a dû refuser tous les scanners. Mais quand l’infirmière lui a demandé son adresse, Anna lui a timidement répondu qu’elle vivait dans un bus. « Donc vous n’avez pas d’adresse officielle ? » Non, et c’était en fait une excellente nouvelle : la soignante lui a annoncé qu’elle était donc considérée comme sans domicile fixe, et que « la Californie paierait ses frais d’hôpital ». Je suis resté à l’hôpital pendant près de deux semaines. Alors que le jour de mon vol de retour approchait, j’ai pu dire au revoir à Joel et à ses parents. J’ai caressé ses cheveux rasés et lui ai promis de revenir. Anna m’a emmené chez un ami à Ocean Beach, qui m’a ensuite conduit à l’aéroport. Joel a dû suivre quelques semaines de physiothérapie avant d’être autorisé à quitter l’hôpital. Après ça, il a dû se débrouiller en fauteuil roulant pendant les trois ou quatre mois suivants.

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À la toute fin de la même année, j’ai commencé à monter un documentaire sur Anna et Joel avec mon monteur. J’étais aussi à la recherche d’un producteur, que j’ai fini par trouver – Tomas Leyers de Minds Meet. On a fait une demande de soutien à la post-production auprès du VAF (Vlaams Audiovisueel Fonds) et on a enfin pu commencer. Le documentaire sur mon parcours, la vie de Joel et Anna et l’accident qui a failli tout arrêter a finalement été présenté en avant-première à Docville et Cinequest. D’une manière ou d’une autre, mon projet extrêmement vague de faire un film avait abouti. 

On se parle encore souvent, Joel, Anna et moi. Aussi, je leur rends visite presque chaque année. Fin 2021, j’ai passé plusieurs mois avec eux dans leur maison, à la Nouvelle-Orléans. Cet été, on prévoit de voyager à nouveau ensemble, même si bien sûr, toute aventure comporte des risques.

Vous pouvez retrouver l’histoire de Timo, Anna et Joel dans le livre Diesel & Veggie Oil, en vente sur le site de Buroform ou en librairie. 

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