Les vidéos de suprématistes blancs qui scandaient « Les Juifs ne nous remplaceront pas! » ont horrifié un grand nombre d’Américains, avec raison. Mais ce qui passe davantage inaperçu, c’est qu’en fait, contrairement aux mouvements américains d’extrême droite des années passées, on n’entend aujourd’hui plus beaucoup parler de religion ou de Dieu dans les rassemblements de l’alt-right.
Richard Spencer, figure de proue du suprémacisme blanc aux États-Unis et créateur du terme alt-right, a parlé de son athéisme l’année dernière dans une entrevue avec le blogueur athée David McAfee. Quand il a mis l’entrevue en ligne sur son propre site web, Spencer l’a intitulée « L’alt-right et l’humanisme laïque », indiquant sans ambiguïté qu’il estime que l’athéisme et l’humanisme sont liés à sa cause. Néanmoins, je n’ai vu aucune organisation athée ou humaniste profiter de l’occasion pour condamner Spencer.
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J’ai travaillé près d’une décennie au sein du mouvement athéiste, et ce silence me fait peur.
Je suis devenu athée en étudiant la théologie dans un collège chrétien, et, au cours des années suivantes, je me suis senti très seul. J’ai donc été heureux ce jour de 2009 où j’ai trouvé une communauté athéiste sur internet, après avoir lancé un blogue qui a mené à la publication d’un livre racontant mon parcours vers l’athéisme. Pendant des années, j’ai pris la parole dans des conférences sur l’athéisme et travaillé comme organisateur communautaire humaniste à temps plein.
Je suis toujours activiste, mais, après presque dix ans à contribuer à l’athéisme en ligne (une communauté tissée plus ou moins serrée qui alimente des forums, blogues, chaînes YouTube et fandoms de personnalités comme le biologiste évolutionniste Richard Dawkins et l’écrivain Sam Harris), j’ai pris mes distances il y a quelques années. L’une des principales raisons, c’est que j’étais de plus en plus inquiet de constater son incapacité à gérer adéquatement certains de ses courants de pensée les plus sombres, tels que le sexisme, le racisme et les préjugés contre les musulmans.
Je ne compte plus les personnes auxquelles j’ai parlé au cours des années qui avaient découvert le mouvement athéiste par l’entremise de ses blogues et forums. Et la forte présence en ligne de l’athéisme est importante, à bien des égards. Les personnes qui ne peuvent se dire ouvertement athée, en particulier celles qui vivent dans des régimes totalitaires ou ultraconservateurs où leur sécurité serait en péril, disposent ainsi de ressources pour échanger avec d’autres athées ou simplement se sentir moins seules. Des forums en ligne et des organisations comme le Clergy Project, qui offre confidentiellement du soutien aux membres du clergé qui ont cessé de croire, ont des effets positifs sur la vie des gens.
Mais il y a un côté toxique de l’athéisme sur internet. Pendant des années, les femmes et les personnes de couleur ont répété que les sites web, groupes et personnalités athées ne prêtent pas attention leurs préoccupations et tolèrent, voire alimentent, un environnement dans lequel ils ne se sentent pas en sécurité ni bienvenus.
Compte tenu de cette réalité, on n’est pas étonné de voir que des espaces sur le web consacrés à l’athéisme et à l’alt-right semblent de plus en plus se chevaucher.
Comme l’a dit l’an dernier à NPR George Hawley, auteur de Making Sense of the Alt-Right, l’alt-right se compose « essentiellement d’hommes milléniaux blancs », mais il s’agit probablement aussi d’un « groupe plus athée que la population américaine en général ». En d’autres mots, beaucoup de ses membres sont « agnostiques et athées ou généralement indifférents à la religion ». Les partisans d’un conservatisme culturel quittent les religions organisées, a soutenu Peter Beinart dans The Atlantic l’an passé, et beaucoup d’entre eux glissent vers l’extrême droite.
Comme les membres de l’alt-right, les athées américains, un groupe en croissance aux États-Unis, sont en majorité des hommes blancs plus jeunes que la moyenne. Les athées font aussi partie de l’un des groupes qu’on juge le plus négativement aux États-Unis et ils peuvent se voir confronter au rejet de leur famille et à l’isolement social. Tandis que les croyants ont la possibilité de se tourner vers des églises, des mosquées ou des synagogues, où ils pourront nouer des relations avec d’autres personnes de même confession, réfléchir à leur vie et obtenir du soutien en cas de besoin, les athées n’ont quant à eux généralement pas de telles ressources. L’alt-right les cible délibérément, en particulier s’ils sont de jeunes hommes blancs qui se sentent à l’écart, marginalisés et incompris, et leur redonne un sentiment d’identité et d’appartenance à un groupe, ainsi qu’un but auquel contribuer. Sans surprise donc, les athées marginalisés aux États-Unis font souvent des proies faciles.
En négligeant de se préoccuper de ses courants plus sombres, l’athéisme en ligne a peut-être, sans le savoir, semé ce que l’alt-right récolte. Il y a trois ans, une étude a conclu qu’un sous-forum d’athées sur Reddit, où se trouve sans doute la plus vaste communauté athéiste sur internet, est le troisième plus sectaire du site web, parce que non seulement on y tolère les discours d’intolérance éhontée, mais on les encourage aussi. De plus, l’année dernière, le Daily Beast a révélé que le sous-forum Reddit le plus sectaire selon l’étude, The Red Pill, a été fondé par Robert Fisher, un politicien républicain également athée (qui utilisait le pseudonyme « pk_atheist »).
Mais l’enjeu dépasse Spencer et Fisher. Tout en défendant des positions libérales sur certains sujets, bon nombre d’athées parmi les plus prosélytistes — qui en majorité sont comme moi des hommes blancs cisgenres — ont aussi exprimé des opinions alignées sur celles de l’extrême droite, et ce, sans en subir de conséquences, sinon très peu.
L’année dernière, à son émission en balado immensément populaire, Sam Harris a présenté Charles Murray, qui a soutenu que les Noirs étaient génétiquement prédisposés à avoir un plus faible QI que les Blancs, comme une victime d’une « panique morale politiquement correcte ». Harris s’est dans le passé quant à lui exprimé en faveur du profilage des « musulmans ou de toute personne qu’il est concevable de considérer comme musulmane » (quand j’ai contesté son point de vue, il m’a suggéré d’aller faire un tour avec un t-shirt portant l’inscription « Il n’y a pas de dieu et je suis gai » dans des pays islamiques et de raconter ensuite mon expérience). L’été dernier, Bill Maher, ouvertement athée, a été critiqué à juste titre pour avoir employé un terme raciste en ondes. Il a par ailleurs affirmé que « la plupart des musulmans dans le monde tolèrent la violence », demandé aux transgenres de se taire et été complaisant avec l’enfant chéri de l’alt-right, Milo Yiannopoulos, en entrevue à son émission à HBO. Lawrence Krauss, un défenseur du scepticisme rationnel, fait face à de nombreuses allégations de harcèlement sexuel et a été critique envers le mouvement #MeToo. Richard Dawkins, peut-être l’athée le plus célèbre au monde, s’est moqué d’une femme dénonçant le harcèlement sexuel qu’elle a subi, a partagé une vidéo ridiculisant les féministes et a dénigré les SJW (abréviation de social justice warriors, « guerriers de la justice sociale »). Regardez parmi les athées les plus célèbres, vous y trouverez des partisans de Trump comme l’auteur Robert M. Price et des YouTubeurs comptant plus d’un million d’abonnés. Plus d’athées qu’on le pense partagent leurs opinions.
Alors qu’il y a certainement des athées et des humanistes qui posent des gestes et prennent la parole, trop n’accordent tout simplement pas d’attention à ces discours toxiques. Et le silence des organisations et des personnalités publiques athées n’est pas le fruit de l’ignorance. J’ai parlé avec un employé de l’une des plus grandes organisations laïques des États-Unis, qui m’a dit, après avoir exigé l’anonymat, que la possibilité de publier une déclaration condamnant Spencer avait été abordée, mais rejetée, en partie parce que la direction ne voulait pas attirer l’attention sur l’athéisme de Spencer. Cette même organisation, qui a pourtant pour stratégie de faire fréquemment des déclarations publiques sur des questions politiques, aurait également décliné les demandes de son personnel, qui souhaitait qu’elle condamne la nomination Steve Bannon à la fonction de conseiller de la Maison-Blanche. Selon le membre de l’organisation à qui j’ai parlé, la direction ne voulait pas s’opposer publiquement à quiconque dans le cabinet ou le cercle rapproché de Trump.
Quand j’ai demandé à ma source pourquoi la direction d’une organisation laïque prendrait de pareilles décisions, elle m’a répondu ceci : « Quand votre objectif principal est de promouvoir l’athéisme, vous pouvez avoir intérêt à ignorer que certains athées sont des nationalistes blancs et des néonazis. Garder le silence permet de conserver ses partisans qui autrement pourraient vous en vouloir d’avoir critiqué l’alt-right. »
Alors que de plus en plus de jeunes hommes blancs athées cherchent sur internet un sentiment d’identité, un groupe auquel appartenir, un but dans la vie, les athées doivent prendre la parole quand ils voient un chevauchement entre l’athéisme et l’alt-right. La majorité des athées aux États-Unis ne partagent pas les opinions de Spencer, mais, si l’on tient à ce que ça reste ainsi, ils ne peuvent pas regarder sans rien dire.
Plusieurs ont fait valoir que le simple fait d’être athée ne force en rien à dénoncer Spencer, parce que l’athéisme n’est pas un système de croyances et que Spencer n’est pas une personnalité publique du mouvement athée. Par conséquent, la position d’un athée moyen par rapport à lui serait différente de la position d’un catholique par rapport à un chef spirituel catholique qui tiendrait des propos haineux.
J’en ai discuté avec James Croft, un organisateur humaniste de la communauté, conférencier et blogueur qui milite aussi pour le mouvement athée en ligne depuis de nombreuses années, et il a souligné que l’athéisme de Spencer était une composante essentielle de sa vision du monde. Croft m’a fait voir une entrevue avec David G. McAfee dans laquelle Spencer dit rejeter le monothéisme abrahamique parce que « nous sommes un » et que les civilisations doivent se définir en opposition aux autres. Donc, son athéisme n’est pas accessoire. Son rejet de l’unification des messages religieux est inhérent à sa conception selon laquelle les civilisations sont opposées. Les athées qui ne se distancient pas explicitement de cette sorte d’athéisme manquent une occasion importante non seulement de distinguer notre communauté des idées et actions déshumanisantes de Spencer, mais aussi de montrer que l’athéisme ne conduit pas nécessairement à une opposition entre les peuples. En condamnant Spencer et l’athéisme de l’alt-right, ils auraient la chance de présenter un athéisme humaniste accordant valeur et dignité à tous les peuples à une génération de moins en moins croyante.
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Mais il ne suffit pas de condamner Spencer et de promouvoir une vision différente de la sienne. Les athées doivent aussi se poser des questions difficiles sur la culture du mouvement. Beaucoup se voient comme des transgresseurs qui remettent ouvertement en question et parfois même ridiculisent les croyances sincères des autres, comme s’ils tuaient eux-mêmes des « vaches sacrées ». Cette attitude est enracinée profondément dans le mouvement athéiste, car ses défenseurs les plus ardents ont tendance à être ouvertement contre toute religion. Une étude de l’Université du Tennessee à Chattanooga parue en 2013 a montré que c’est parmi les athées se considérant « anti-théistes », ou opposés avec véhémence à la religion sous toutes ses formes et motivés à les combattre activement, qu’il y a le plus de dogmatisme et de colère.
Croft estime que c’est peut-être la source de la parenté apparente entre les anti-théistes et l’alt-right. L’esprit de confrontation des tabous des deux mouvements, dans lesquels l’irrévérence est idéalisée et souvent armée, permet à certains de leurs membres de se voir en victimes marginalisées et opprimées, même s’ils sont souvent des hommes blancs hétéros relativement privilégiés. Beaucoup dans l’alt-right et le mouvement athéiste semblent se considérer comme un groupe assiégé, les derniers remparts d’une liberté d’expression absolue, des anticonformistes et possesseurs de la vérité qui n’ont pas peur d’enfreindre les normes de la bonne société libérale. Si c’est en partie pourquoi l’alt-right semble attrayante pour des athées — et c’est ce que je pense —, nous devons chercher à comprendre pourquoi et comment y remédier.
Beaucoup de non-croyants défendent l’idée que les gens peuvent être « bons même sans Dieu » et, bien qu’ils aient raison, il ne suffit pas de le dire. Nous devons le montrer. Sinon, c’est juste un slogan, des mots vides. S’il n’y a vraiment aucun Dieu qui puisse résoudre les problèmes de l’humanité, les leaders et organisations athées qui ne s’opposeront pas fermement aux suprématistes blancs n’inspireront pas beaucoup de foi en notre capacité à y arriver nous-mêmes.
La dure vérité mise en lumière par l’athéisme de Spencer et le silence des autres athées, c’est que, malgré l’affirmation du défunt écrivain et journaliste Christopher Hitchens selon laquelle « la religion empoisonne tout », la religion n’a jamais été le problème. Ça a toujours été plus compliqué que ça. C’est quelque chose de plus laid, plus primitif, plus profondément humain. Quelque chose qu’internet, en dépit de tout le bien qu’il peut contribuer à générer, facilite souvent. Tant que les athées et les humanistes ne s’attaqueront pas à ce quelque chose, on restera aux prises avec des personnes comme Spencer, qui incarnent un athéisme ayant éliminé les dieux et installé des hommes blancs à leurs places.
Chris Stedman est l’auteur de Faitheist et a publié des textes dans le Guardian, CNN, MSNBC, le Washington Post, BuzzFeed, Pitchfork et The Atlantic, ainsi qu’une chronique mensuelle intitulée Exposed pour INTO. Après avoir élaboré les programmes humanistes de Harvard et de Yale, il est maintenant organisateur d’une communauté laïque au Minnesota.