La notion de jour est une notion relative. Une journée sur Mercure dure 59 jours terrestres, une journée sur Vénus dure 243 jours, et une journée sur Jupiter dure 9h50. Alors que dire d’une journée de festival qui commence par un concert de Mortuary à 10h30 et qui finit par The Dillinger Escape Plan à 02h05 ? Quelle elle son intensité ? Comment pouvons-nous en rendre compte avec la justesse qu’elle mérite ? Sur Mercure, Vénus, comme Jupiter, par mètre carré, la population est de 0 personne. Au Hellfest, par mètre carré, la population est de 5,2 individus, dont un déguisé en végétal, un en animal et deux autres manipulant du matériel médiéval. Avec toute la relativité qu’impose un tel contexte, voici ce que nous avons vu pendant trois journées terrestres au festival Hellfest, à Clisson, en France, en juin 2017.
Jour 1 : Restes de crack, cornemuses et poésie
On s’ambiance direct avec Leftöver Crack et quelques rythmes ska punk un peu rouillés dédicacés à l’avancée de la cause transgenre, à la Warzone, c’est-à-dire un enclos au surréaliste décor de camp de concentration, lui aussi un peu rouillé.
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Le live de Exhumed suivant nous fait l’effet d’une immédiate piqûre de rappel sur la réalité des conditions audiophiles des musiques extrêmes sous chapiteau en festival : l’impression d’entendre se dérouler une vieille cassette de grind death dans un ghettoblaster posé au beau milieu d’un hangar vide. Sur scène, un infirmier ensanglanté surgit armé d’une tronçonneuse. Il menace le public, cependant que le guitariste et vocaliste Matt Harvey hurle « Fuck Le Pen ! » Cette scène est merveilleuse et je souhaite la célébrer comme elle le mérite. Il est encore tôt dans la journée, et je n’en suis qu’au café. Je me verse donc mon gobelet sur la tête en criant « All Guts ! No Glory ! » sous l’effet de la brûlure. Il y a dix ans, je me serais versé une pinte de bière sur la tête. Je me dis que j’ai grandi, que j’ai mûri. C’est sans doute cela, le fameux passage à l’âge adulte.
Sur ces entrefaites, l’infirmier sanguinaire revient sur scène en brandissant une tête (une « tête décapitée », comme on le lit hélas trop souvent dans la presse metal spécialisée dans le gore grind, mais ce qui ne signifie pas grand chose quand on y réfléchit deux secondes, voyons : où avez-vous donc la tête?). On ne dirait pas vraiment la tête de madame Le Pen, mais plutôt celle de madame Boutin. Mais bon, dans le contexte général de ce début de Hellfest, ça passe quand même très bien.
La présence de la légende chaos punk orléanaise Komintern Sect (très rares en France Profonde, alors qu’ils ont été invités à se produire en Amérique du Sud) était un petit événement. Même un des mecs de la sécu dans la fosse, tournant le dos au groupe pour nécessité de service, passait un bon moment et chantait les paroles ! Pas un metalleux devant la scène, des polos Fred Perry partout, des nouvelles chansons (« D’une Même Voix ») et des moins récentes (« Dernier Combat ») : il ne manquait qu’un ballon de foot. Plus tard dans la soirée, nombreux furent ceux qui entreprirent de démontrer que le crédo « Unis par le vin » fonctionne aussi avec le muscadet.
À partir de quatre heures de l’après-midi, le site est déjà archi-saturé. La pire zone piétonne de l’histoire des musiques amplifiées. On ne sait plus si on fait la queue pour aller pisser, créditer sa carte à picoler, sucer un glaçon ou aller checker la qualité d’un groupe. Enorme migration de lecteurs du magazine New Noise pour aller checker le concert d’Helmet, justement, malgré la difficulté évidente de porter une barbe par cette chaleur. Un jeune devant moi explique à sa girlfriend : « Tu vas voir, c’est un un truc à grosse basse avec des casquettes, hyper années 80, ou années 90. » Alors qu’il a parfois du mal à tenir la justesse de ses lignes de chant, Page Hamilton a été nickel et le groupe a tout défoncé. Comme quoi, jeune homme, votre présentation, à une batterie, une ou deux guitares et dix ans près, était assez pertinente.
Délogé par un groupe looké mi-Eurovision mi-Politique Agricole Commune bien résolu à interpréter une interminable intro à la cornemuse, je traverse un cercle de Bretons lancés dans un fest noz spontané pour trouver asile devant un énième concert de Ministry. Asile psychiatrique, évidemment, avec un Al Jourgensen visiblement toujours aussi dans son monde. Animal au show a priori plutôt nocturne que diurne, le hibou Jourgensen s’en sort fort bien sous le cagnard, au milieu de tout son fourbi de cabinet de curiosités illuminati.
Impossible de souffler cinq minutes, de nouvelles cornemuses nous délogent, nombreuses et acclamées, celles des Ramoneurs de Menhir. Mon menhir étant à jour de son contrôle technique et ne nécessitant nul ramonage, je pars me faire concasser par Behemoth, puis Obituary. Amour du riff ou déshydratation critique, le circle pit est fou. Les mecs perdent leurs pompes, les remettent, les reperdent, les remettent, etc. Non stop. On se croirait un jour de soldes à la Halle Aux Chaussures.
A présent, un petit poème que j’ai écrit, j’espère qu’il vous plaira :
Je voulais voir Marduk, elle voulait voir Rancid.
Elle aime se coiffer vicieuse comme un Sid.
J’aime les headbangers et leurs longues perruques.
Elle voulait voir Rancid, je voulais voir Marduk.
Le bruit de nos deux coeurs ne fera plus ron-ron.
Comme autant de moteurs de Panzer Division.
Elle voulait voir Rancid, je voulais voir Marduk.
Ô complainte cruelle des déesses caduques.
Ces punks en jet privé me semblent si cupides.
Je voulais voir Marduk, elle voulait voir Rancid.
Son concert est fini, elle en est à trois grammes.
Le mien s’achève aussi dessous trois pentagrames.
Amis de la poésie, merci, finissons-nous cette journée en beauté devant le heavy rock stoogien assourdissant et sabbatique de Monster Magnet, et leur cinémathèque de lycanthropes motocyclistes et d’apocalypses rougeoyantes. Je lis mon avenir dans la version finale de la chanson « Space Lord » : sans espoir, écrasant, macronien et à la scénographie signée par les frères Bogdanoff.
Jour 2 : Fuck This Shit Let’s Circle Pit
Verbal Razors jouent à l’aube, malheureusement, et je ne vois de leur set, montre en main, que les 47 dernières secondes. Ces 47 précieuses secondes feront partie des meilleurs moments de ce festival. Le thrash ne s’arrête jamais, et les autrichiens d’Insanity Alert déclenchent un puissant et jovial circle pit sur le coup de midi. Casquette Municipal Waste, T-shirt Nuclear Assault : la marchandise qu’ils délivrent jouit d’une bonne traçabilité et n’est pas frelatée !
Alors qu’il est de bon ton de hausser les épaules avec condescendance sur le cas Ultra Vomit, j’ai trouvé les Nantais très bons. Certes, avec un peu de facilité, ils font conspuer le Download (« ceux qui ont applaudi vont recevoir un mail d’Hadopi, parce que le téléchargement, ce n’est pas bien ») et ils envoient des blagues un peu grasses. Mais ne font-ils pas ce que toute la littérature gonzo cherche à faire à longueur de compte-rendus ? Il se moquent de ce qu’au fond ils chérissent le plus. Ils questionnent avec acidité et truculence les codes les plus fondamentaux des fans de metal, du culte de la personnalité au wall of death, dans la grande tradition de François Rabelais ou des chansons de Fernandel, Henri Salvador, Jean Yanne ou Bobby Lapointe.
Et qu’on ne leur reproche pas de faire danser « La Chenille » (ici en version grindcore) : c’est ce que faisaient déjà les Français au Vort’n’Vis fin 90’s/début 00’s, semant la consternation dans les rangs des hardlines flamands. Et ce qui est bon, avec cette bonne bande de geeks qui constitue le coeur du public metal authentique, toujours prêts à débattre de la position d’un clou de bracelet de Kerry King pendant des heures sur des forums, c’est qu’après Ultra Vomit, les avis fusaient, source intarissable de distraction : « C’était moins marrant que la première fois » (sic), «les imitations étaient moins bien que sur album » (sic) ou « Ultra Vomit, c’était pas mal jusqu’à la deuxième démo » (OK, là j’invente). Merci exégète et byzantin public Evier Metal, tu ne nous décevras jamais.
Sur ces entrefaites, retour à la musique de grosse bourrique qui met tout le monde d’accord. D’abord avec Nails et son vocaliste-prêcheur. Le mosh pit est olympique, on croit discerner une reprise de GBH et le son fait penser au décollage d’un avion. Hey, vous savez quoi, la Loire Atlantique ? Oubliez la polémique autour de Notre-Dame-des-Landes et construisez directement vos pistes sur le site du festival. Ce sera plus facile pour Rancid d’acheminer leur jet privé et personne ne fera la différence entre les nuisances sonore du Hellfest et celles d’un aéroport.
Autre gang de brutes épaisses : les rockers ultra-speed de Zeke et leurs concepts philo prêt-à-penser : « Cette chanson s’appelle Baiser Toute La Nuit et elle parle de baiser toute la nuit » (le tout dans un contexte de camping infernal où on aimerait juste arriver à DORMIR un tout petit bout de la nuit). On se calme un peu avec Mars Red Sky, et Julien Pras, le seul chanteur en chemisette du festival. Ils interprètent un lancinant morceau d’une vingtaine de minutes et captivent l’audience desséchée. En plus d’être bons, ils ont le triomphe modeste, et quittent la scène avec un simple petit geste de la main.
À leur suite, Chelsea Wolfe mêle classe et élégance. Le regard surnaturel de la chanteuse américaine perce chaque individu au plus profond de son âme en ébullition, et serait même capable de faire tourner la grande roue dans le sens opposé de sa bonne marche. À la lisière du metal, sa folk hypnotique ne fait pas l’unanimité, ce qui est un plus incontestable : enfin un concert qui soit un minimum accessible ! Quand à savoir s’il s’agit de « metal » ou de « musique extrême », un forum de geeks spécialistes doit bien exister quelque part sur 3615 METAL voire sur 3617 VERIF.
Aerosmith jouent sur la plus grande scène, diffusés sur la plus puissante sono et sur les plus grands écrans : ils sont partout. Impossible d’échapper à ce concert de la tournée d’adieu d’Aerosmith : de n’importe quel point de la plaine où vous vous trouviez, de n’importe quelle nacelle de la grande roue, de n’importe quelle queue pour de la barbe à papa ou des bouchons d’oreille. Aerosmith sont partout. Lundi prochain, Aerosmith sera sans doute aussi dans votre radio-réveil, et peut-être même dans votre grille-pain.
Alors qu’Apocalyptica incarnent avec acharnement le seul vrai gros foutage de gueule de la culture heavy metal aussi poussé que celui d’Ultra Vomit (l’irrespect en plus), les vrais amateurs de bleus, de plaies et de bosses se motivent pour l’enchaînement des champions dans la Warzone : Agnostic Front et leurs subtiles évocations nostalgiques (« When shit was real ! ») et les vainqueurs ultimes de cette journée, Suicidal Tendencies, conquérants reconnaissants de l’accueil reçu au coeur de la Start Up Nation : « You can’t bring motherfucking France down » !
Jour 3 : Cage à Gou-goules
Salut c’est Ghoul ! Groupe mineur du festival, Ghoul aura été un des meilleurs concerts de ce Hellfest, brutal, assez bas du front mais (en tout cas on l’espère pour eux) animé par une bonne dose de second degré. Comment pourrait-on être déçu par un groupe qui a édité un jeu de société autour de son univers déglingué ? Sur scène, le show à l’américaine est total (quoique parfaitement imbitable), avec dans les rôles principaux un capitaine vaudou et un dignitaire cyborg fasciste, opéra rock grandguignolesque semblant évoquer l’invasion de la planète Terre par les goules, projet mis à mal suite à l’intervention de gorilles galactiques et d’une sorte de Belzébuth en calbute. Bref, à 13h30, personne n’a encore eu le temps de passer à table, mais tout le monde a déjà sacrément mal à la tête
Retour à des valeurs sûres et à des poignets de force en cuir et cloutés avec Hirax. Au chant, le toujours en forme Katon De Pena alias le Diable Noir, et, à la guitare, Lance Harrison, que De Pena a tenté de discréditer auprès des fans : « Ne l’invitez pas à une fête chez vous, sinon il boira toutes vos bouteilles et le lendemain matin, votre chatte sera enceinte ». True old school heavy metal, donc.
Ceux qui m’aiment prendront le train, dit-on parfois pour citer le titre d’un film. Eh bien ceux qui aiment Nostromo passeront SOUS un train, wagon par wagon, et en ressortiront laminés, concassés, réduits en poudre et cendre, et devront finir leur misérable existence réincarnés en maquillage de scène pour Behemoth ou en grillades vendues au tarif raisonnable de 8 € l’assiette à même l’espace restauration du festival. Les plus chanceux seront conditionnés dans des petites boîtes de métal et expédiés dans des cargos en perdition sur le Lac de Genève ou ils serviront à nourrir des singes.
À travers d’épaisses volutes de fumée, Emperor conclut son set par une ode à la liberté d’aller applaudir la musique que l’on aime, là où on l’aime, quand on l’aime. C’est touchant, et alors qu’on s’attendrait au bas mot à une reprise d’Ariana Grande, ils bombardent un épique « Inno A Satana ». Un des moments les plus forts vécus à l’Altar, cette scène où ça slamme peu, très peu, et où les humoristes ne sont pas les bienvenus.
Pendant l’après-midi, nombreux se seront extasiés sur la prestation de Prophets Of Rage, que sous les quolibets des fans des années 90 je persistai à qualifier de baloche de luxe, avec leurs enchaînements de « Know Your Enemy » / « Bullet In The Head » ou « Insane In The Brain » / « Bring The Noise » / « Jump Around ». Je ne sais pas où ils devaient se produire quelques jours plus tard pour la Fête de la Musique, mais leur répertoire de reprises est vraiment au point et je ne vois pas comment le succès ne pourrait pas être au rendez-vous.
Et quitte à choisir son cover band, mon choix ne pouvait que se porter sur ce groupe qu’on appelle Slayer et qui reprend des chansons du groupe Slayer. Statiques, au timing compté comme des commissaires aux comptes et hirsutes comme s’ils avaient voulu célébrer les nouvelles découvertes de l’Institut Max-Planck concernant l’apparition d’homo sapiens, ils ont simplement rappelé, tel des gardes chiourmes fouets en main, qui était le patron. Et puis Slayer reste ma marque de chaussettes préférée.
Quel que soit son patron, quel que son dieu, quel que soit son maître, il ne faut jamais oublier que dans la vie, jusqu’à la démocratisation du don d’ubiquité, il faudra continuer à faire des choix, toujours, jusqu’à ce que l’on clamse comme de vieilles limaces desséchées, alors n’oublions jamais : ici ou ailleurs, le plus important, c’est d’aller voir des groupes, en festival comme en club, de leur montrer qu’on aime leurs riffs et d’aller acheter leurs T-shirts au stand de merch. Avec sincérité, plaisir, et chacun suivant ses goûts, tant il est vrai que dans le grand Discogs de la vie, nous sommes tous des éditions limitées tirées à 1 exemplaire.
Et si cette année vous avez trouvé l’accès aux scènes particulièrement difficile, devant franchir sur votre chemin les obstacles impraticables de ces chapelets de spectateurs installés sur des chaises pliantes, coussin gonflable au cou et trou pour poser le gobelet de bière à l’accoudoir, soyez prévenus : l’année prochaine, ils reviennent, et il seront là, positionnés entre vous et votre groupe préféré, encore plus nombreux, encore plus obèses, équipés de tables pour prendre l’apéro entre voisins et de douches solaires.
Guillaume Gwardeath est tiré à 1 exemplaire. Il est sur Discogs et aussi sur Twitter.
Toutes les photos sont de Julio Ificada. Il est sur Tumblr.