Qu’on la traite d’héroïne ou de traître à la nation, à 30 ans, Chelsea Manning a déjà vécu plus d’une vie. En 2010, elle est responsable de la plus grande fuite militaire de l’histoire des États-Unis. Alors analyste pour l’armée américaine, elle fait parvenir plus de 700 000 documents en lien avec les guerres en Irak et en Afghanistan au site WikiLeaks. Des images de bévues de l’armée des plus choquantes qui ont fait le tour du monde.
Après un procès en cour martiale, Manning écope de 35 ans de prison, notamment pour trahison. Au lendemain de sa condamnation, elle annonce publiquement être une personne transgenre. Elle est malgré tout envoyée dans un centre de détention pour hommes, où elle est placée en isolement pendant plusieurs mois, un traitement de l’ordre de la torture selon un rapport des Nations unies.
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En 2017, à trois jours de la fin de sa présidence, le président Obama réduit sa peine de 35 à 7 ans de prison. Maintenant libre, Chelsea Manning annonce au mois de janvier 2018 qu’elle souhaite devenir candidate démocrate au Sénat dans l’État du Maryland.
VICE l’a rencontrée dans le cadre de la conférence C2 Montréal pour parler de politique, de droits des personnes trans et de sa relation avec l’armée.
Deux jours après cette entrevue, Chelsea Manning a publié un message d’appel à l’aide sur Twitter. Son entourage nous indique qu’elle se repose et qu’elle va mieux aujourd’hui.
VICE : On vous a refusé l’entrée au Canada en septembre dernier. Pouvez-vous me dire ce qui a changé depuis?
Chelsea Manning : Oui, en effet. Je suis venue ici avec un visa de court séjour, alors je dois entrer et sortir à certains moments. Ce n’est pas la solution à mes problèmes d’entrée, mais l’important, c’est que je peux entrer maintenant.
Vous étiez ici à C2 pour parler de la diversité dans le secteur des technologies. Quelle est l’ampleur de ce problème?
C’est un très grand problème dans certains milieux du secteur des technologies. Je dirais que la diversité chez les employés au niveau d’entrée s’est quelque peu améliorée. Le problème, c’est que les postes de gestion, de leadership et de cadres supérieurs sont encore occupés majoritairement par des hommes blancs issus de la classe moyenne, surtout dans la Silicon Valley. Il y a certaines exceptions, mais elles ne sont pas encore la norme.
L’un des sujets que j’ai abordés dans la conférence est le fait que lorsque le personnel est plus diversifié, on crée en fait de meilleurs systèmes. Ça permet de déterminer, par exemple, qu’un outil qui a l’air bien sur papier pourrait être très dommageable pour des millions de personnes. C’est le cas en particulier dans le domaine de l’apprentissage automatique, où l’on fournit de mauvaises données de formation à une technologie, qui l’utilise ensuite sur le terrain pour renforcer des préjugés. La prévision policière en est le meilleur exemple.
Si la surveillance policière est excessive dans certains quartiers, vous allez obtenir plus de rapports, et l’algorithme d’apprentissage, lorsque vous lui fournissez ces données de formation, va apprendre avec le biais de la police dans ce quartier. Ça va le renforcer. Ça donne aux organisations et aux policiers la possibilité de dire : « C’est la machine qui fait ça, pas moi. » Si votre personnel est plus diversifié, vous allez être en mesure de reconnaître ces problèmes, de trouver des solutions, d’assurer que les données de formation sont justes et que l’algorithme soit évalué d’un point de vue éthique. Parce qu’aucun algorithme n’est à l’abri des préjugés. Tous les algorithmes sont intrinsèquement biaisés.
Vous ne croyez pas qu’il est possible de concevoir un algorithme neutre, qui n’est pas biaisé?
Eh bien, ce que j’aime dire, c’est que les algorithmes d’apprentissage automatique sont des outils, et si les outils ne sont ni bons ni mauvais, ils ne sont jamais neutres non plus. La manière dont nous les mettons en place reflète notre code moral et éthique. On ne peut donc pas s’attendre à ce que la machine résolve ce genre de dilemmes moraux et éthiques.
Vous parlez d’outils. Croyez-vous que la fuite de documents par des activistes est un outil ou une arme?
C’est un outil. Rendre l’information accessible aux gens est, je crois, toujours une meilleure manière de permettre au public de démêler les choses. Ça permet de renseigner les gens sur les processus de réflexion des organisations.
Que pensez-vous des lanceurs d’alerte aujourd’hui?
Je crois que le fait de distinguer cet acte particulier d’autres gestes politiques ou de la désobéissance civile n’est pas la bonne approche. Nous sommes tous des acteurs politiques et avons la capacité d’agir. Parfois, c’est pour révéler des méfaits ou de la mauvaise gestion de la part d’une organisation. D’autres fois, c’est pour entamer une grève ou un boycottage, pour manifester ou pour agir plus directement.
Ce sont ces formes d’action plus directes qui m’intéressent. C’est pourquoi je suis solidaire des accusés du J20, ces 200 personnes qui ont été arrêtées pour avoir manifesté lors de l’investiture de Trump. Cinquante-neuf d’entre elles font encore face à des accusations criminelles et à une peine d’emprisonnement de 61 ans aux États-Unis. Nous devrions défendre toute forme de dissidence politique.
En mars dernier, Donald Trump a signé une note officielle qui exclut essentiellement les personnes trans de l’armée. Qu’en pensez-vous?
Le problème, c’est que l’exclusion des personnes trans ne portait pas vraiment sur les personnes trans dans l’armée. C’était une manière pour lui de signaler à la droite américaine qu’il est acceptable de haïr les personnes trans. Il envoyait un message. Les gens en parlent comme s’il s’agissait d’un problème particulier, mais ça a touché toutes les personnes trans parce que ça provenait de la plus haute instance. C’est ce genre de message, de renforcement de la haine que je trouve plus troublant que la politique elle-même.
Les médias ont sauté là-dessus et… La politique a été contestée, abrogée, puis remise en place sous une autre forme. Ils y gagnent au change, parce que les gens ne parlent plus de ce genre de choses parce que ce n’est plus digne de couverture médiatique lorsqu’une quatrième interdiction des musulmans ou une troisième interdiction des personnes trans sont mises en place. Je crois que c’est là le problème plus général.
Vous avez récemment tweeté que voter ne changera rien. Mais vous vous présentez quand même au Sénat… Qu’est-ce qui vous fait dire ça?
Ce que je veux dire, c’est que les gens s’attendent à ce que les choses changent sans avoir à y travailler davantage. Je ne dis pas qu’il ne faut pas voter. Il faut tout de même voter. Mais cette idée que voter est le seul pouvoir politique dont nous disposons est erronée. Nous sommes impliqués chaque jour dans des gestes politiques, dans de l’activisme politique et de l’inaction politique. À tout moment dans nos vies, nous pouvons agir d’un point de vue politique. On peut poser des gestes au quotidien. Parfois, ce n’est ni au bureau de vote, ni en cour, ni en signant des pétitions, ni encore en manifestant avec des chants et des pancartes. Il s’agit de se faire respecter, de faire valoir ses opinions et sa communauté de manière concrète et significative au quotidien. Il ne s’agit pas seulement de voter.
Ce qui m’inquiète, c’est que l’establishment démocrate des États-Unis en particulier a tendance à compter sur le vote populaire lorsqu’un mauvais gouvernement est en place, puis il ne fait rien lorsqu’il est au pouvoir. Ils tiennent les votes pour acquis. Il y a donc du travail à faire en dehors du cycle électoral.
Vous avez réclamé le démantèlement de la police et de l’armée, et des frontières ouvertes. J’ai lu que vous avez un cadre d’Emma Goldman dans votre salon. Vous considérez-vous comme une anarchiste?
Je me considère comme étant opposée à l’autoritarisme, à son lent et insidieux empiètement parr l’armée, les services du renseignement, les grandes entreprises et la police. Cet empiètement s’est accéléré dans les deux dernières décennies, surtout aux États-Unis et en Europe, dans une telle mesure que le moment d’en discuter et de faire des réformes, c’était il y a vingt, trente, quarante ans. On ne peut plus attendre. Il faut repousser ces politiques et adopter une position plus ferme que la réforme de la justice pénale. Il ne s’agit pas de revoir le nombre de personnes incarcérées. Il faut travailler à libérer ces prisonniers et à fermer les prisons.
Le budget militaire annuel des États-Unis est de près de 700 milliards de dollars. On ne peut pas attendre une modification ici ou un changement là. Il ne s’agit pas de soustraire 50 ou 100 milliards de dollars. On doit réellement rétrograder ces systèmes, parce qu’ils causent du tort à des gens partout sur la planète. On ne peut pas attendre des réformes. Il faut changer les choses de manière concrète et significative dès maintenant.
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Quel rapport entretenez-vous avec l’armée aujourd’hui?
Je n’y ai pas vraiment réfléchi. J’ai été dans l’armée pendant trois ans et demi. Ça m’a plu, puis je suis allée en prison. C’est une relation complexe. Bien que j’aimais l’armée à l’époque, je réalise à présent que j’ai servi d’outil à des fins politiques à l’étranger, et ça a changé ma façon de voir tout ça.
Vous savez, j’ai été sans-abri, j’ai été dans l’armée, je suis allée à la guerre et je suis allé en prison. Toutes ces expériences ont profondément contribué à la personne que je suis et à ma compréhension de ces systèmes. Mon expérience dans l’armée a été une occasion pour moi d’apprendre et d’en retirer quelque chose, bien que mon travail dans l’armée n’ait peut-être pas eu des conséquences positives.
Vous avez récemment dit que le monde est devenu ce que vous craigniez qu’il devienne il y a dix ans. Avez-vous espoir pour l’avenir?
Oui. Je crois que les gens sont prêts à dire que la militarisation de la police et la surveillance de masse sont allées trop loin, et qu’elles touchent chaque jour la vie de millions de personnes. Aux États-Unis, les personnes de couleur, les personnes défavorisées et les immigrants sont avalés et recrachés par le système de justice pénale de manière disproportionnée, alors je crois qu’il est grand temps d’agir. Il est temps de créer des changements positifs, et je crois que les gens sont prêts. Alors, oui, j’ai espoir.
Simon Coutu est sur Twitter .