Tout a commencé par une visite au salon de tatouage de Horiyoshi III – l’un des meilleurs tatoueurs de la planète, accessoirement très prisé des yakuzas. Quand je lui ai demandé pourquoi il recevait autant de visites de ces derniers, il m’a rétorqué : « Les yakuzas boivent dans des bars de première classe, fréquentent des femmes de première classe, et arborent des tatouages de première classe. » Je n’ai donc pas été franchement surpris en voyant deux jeunes yakuzas débarquer dans le salon. Ils m’ont demandé si j’avais déjà joué au oicho-kabu, et si j’aimais bien parier. Quand j’ai répondu par la négative, ils m’ont proposé de m’apprendre à jouer, avant d’étaler des cartes près d’un plateau en acier chargé de paquets de cigarettes HOPE et de briquets.
Au cours de notre partie, nous avons parlé des nombreuses idées reçues qui circulent sur les yakuzas. Connus au Japon sous le nom de Gokudō, ils sont souvent décrits comme un groupe du crime organisé – la version japonaise de la Mafia, en gros. J’avais entendu beaucoup d’histoires à leur sujet – des anecdotes de yakuzas aux cheveux teints en blond qui organisaient des ratonnades dans des boîtes de nuit et arnaquaient copieusement les étrangers dans des bars à hôtesses. Leur code d’honneur est aussi légendaire. Leur manière de penser me rappelait mon temps passé dans un gang de bikers australiens, pour qui le respect était plus important que tout le reste – ce dont je leur ai longuement parlé pour gagner leur confiance.
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Après quelques cigarettes, je leur ai demandé s’ils seraient d’accord pour me parler du rôle des yakuzas dans le Japon contemporain. Ils ont marqué une pause, avant de m’annoncer que quelqu’un m’appellerait pour fixer une date et un lieu de rendez-vous.
Le jour suivant, alors que je sortais du métro, un van aux vitres teintées s’est brusquement garé près de moi. La portière s’est ouverte sur un homme portant une chemise blanche et une Rolex sertie de diamants. Il m’a dit qu’il s’appelait Mr. S., et qu’il avait besoin de s’entretenir avec moi avant que son boss ne puisse approuver notre rencontre. Il m’a jeté un regard impassible, tout en triturant son bouc avec ses doigts – son pouce était coupé. « Café ? », m’a-t-il proposé.
J’ai esquissé une révérence avant d’accepter, non sans appréhension. Je savais que la caféine ne ferait qu’exacerber ma paranoïa.
Les yakuzas ne sauraient être réduits à leurs doigts manquants, à leur représentation dans les films de Takeshi Kitano, et à la violence dont ils peuvent faire preuve. Leur histoire remonte à la période Meiji, quand les hors-la-loi étaient divisés en deux groupes : les tekiya – qui revendent des biens volés – ou les bakuto, qui s’impliquent dans le milieu des paris et du racket organisé. Mais les yakuzas modernes préfèrent se voir comme les descendants spirituels des rônins (des samouraïs sans maître) du XVIIe siècle.
Aujourd’hui, les yakuzas demeurent un tabou. Beaucoup de gens les voient comme une nuisance à éradiquer, d’autres refusent tout bonnement de parler d’eux. Dès que j’abordais le sujet, mon interlocuteur esquivait ou affichait une certaine rancœur. Comme me l’a précisé un barman : « Le Japon a bien d’autres qualités ».
Selon The Economist, le taux de criminalité a drastiquement baissé au Japon au cours de ces 13 dernières années. Son taux de meurtre – 0,3 mort pour 100 000 personnes – fait partie des plus bas au monde. Dans un pays qui semble de plus en plus sécurisé, les yakuzas semblent être sur le point d’être relégués au placard, vaincus par des lois répressives et un manque de sang neuf.
Dans le van, Mr. S. a finalement rompu le silence en soufflant à son interprète que j’avais l’air « très gentil ». Nous avons continué de rouler et j’ignorais tout de notre destination, jusqu’à ce que nous arrivions devant un immeuble. C’était un bureau à deux étages, gardé par quatre hommes lourdement tatoués qui ont courbé le dos en nous voyant arriver. Ils étaient relativement jeunes, probablement à la fin de leur vingtaine. L’un d’eux a remonté la fermeture éclair de sa veste Champion, laissant apparaître une main à trois doigts. « Yubitsume ! » s’est exclamé un autre, faisant référence à l’acte d’auto-ablation des doigts pratiqué par les yakuzas désireux de se faire pardonner.
Les yakuzas constituent la seule organisation criminelle qui emploie simultanément l’automutilation comme un moyen d’exhiber sa bravoure et de punir. Si un membre fait quoi que ce soit pour avilir l’organisation, ce dernier est censé couper son doigt en guise de rédemption. Les doigts sont coupés avec une dague ou une petite épée samouraï, une tradition qui reflète la dépendance d’un samouraï se cramponnant à son épée – à chaque erreur et doigt manquant, le soldat est contraint de dépendre de moins en moins de son arme, et de plus en plus à l’organisation à laquelle il appartient.
J’ai demandé à Mr. S. ce qui lui avait donné envie de rejoindre les yakuzas. « Je pense que deux types de personnes rejoignent l’organisation », a-t-il expliqué en japonais, avant que son interprète ne me fasse la traduction. « Ceux qui sont sauvages depuis leur plus jeune âge, ont connu une jeunesse tumultueuse et veulent rejoindre la communauté pour profiter de leur réputation. Les autres étaient de simples adolescents qui cherchaient à gagner de l’argent – comme moi. » Sur ces paroles, il est sorti du van et nous a poliment ouvert la portière.
Deux hommes ont ouvert les portes du bureau – il était assez clair qu’ils nous attendaient. Mr. S m’a autorisé à prendre toutes les photos que je désirais, tant que je ne cadrais pas le visage des yakuzas. Je lui ai demandé pourquoi il jugeait que la loyauté était une notion importante au sein de l’organisation. « Les yakuzas marchent droit. Si les jeunes n’avaient pas peur d’eux, ils feraient ce qu’ils veulent et il n’y aurait plus personne pour les arrêter », a-t-il répondu. « Ils se battraient dans la rue et sèmeraient le chaos. Les yakuzas ont le pouvoir de les sortir des clubs et de les tabasser, contrôlant ainsi ce chaos. »
Nous avons traversé une sorte de salle de réunion, où plusieurs hommes discutaient autour d’une tasse de thé. J’ai reconnu quelques membres rencontrés au studio de Horiyoshi. Tous se sont levés et m’ont lancé un sourire radieux – tandis que deux d’entre eux m’ont demandé mon adresse mail pour que je leur envoie des photos de leurs tatouages prises la nuit précédente.
Cette année, le Japon a adopté une loi anti-conspiration qui précise qu’un groupe peut être puni pour le crime d’un seul de ses membres. La loi a été très critiquée, car elle plaçait des crimes graves au même rang que le téléchargement illégal et la cueillette de champignons dans des forêts protégées.
Mr. S. pense également que cette loi est une honte. « C’est d’une injustice sans nom. On ne peut même plus jouer au golf », s’est-il indigné. « Les législateurs font uniquement ce qui les arrange. Des hommes politiques peuvent toujours commettre des crimes en toute impunité – et certains peuvent être bien pires que les yakuzas. »
Selon lui, la sévérité du gouvernement peut s’expliquer par d’autres facteurs. « Cela peut être dû à l’influence des entreprises américaines. Le gouvernement essaie de s’emparer de nos industries – telles que les pachinko – et embauche des officiers de police à la retraite pour les surveiller. Ces industries pèsent des milliards de dollars, et sont naturellement au cœur de leurs préoccupations. Les grosses entreprises sont liées au gouvernement, et ils travaillent main dans la main. Les hommes politiques et la police dissimulent aussi un côté sombre. Je ne suis pas en train de dire qu’ils ne devraient pas exister, mais simplement que les yakuzas ne devraient pas être les seuls à être soumis à de tels contrôles. »
Quand j’ai suggéré que c’était sans doute aussi dû à leur histoire violente, il a acquiescé. « Bien sûr, on fait des mauvaises choses aussi. Mais c’est parfois un mal nécessaire dans cette société, et nous ne pouvons pas manquer à certains devoirs. Par exemple, nous avons des accords avec des bars et des clubs, que nous devons soutenir en cas de problème. Imaginez que vous soyez le gérant d’un bar, que des clients se battent et que vous appeliez la police pour leur signaler. Le temps que la police débarque, note le nom des fautifs, trouve des preuves et rédige un rapport, la fête est fichue – et vous perdez de l’argent. S’ils nous appellent, nous allons simplement nous occuper du type qui a commencé la bagarre, et chacun pourra profiter de la soirée. »
Mr. S. m’a assuré que l’intérêt principal des yakuzas était de protéger les autres. « Nous essayons d’être responsables envers les Japonais, qu’ils fassent partie de l’organisation ou non. Si nous apprenions qu’un jeune prenait de la drogue, nous ferions tout pour l’aider à s’en sortir. Il faut quelqu’un pour s’occuper des plus jeunes et leur apprendre à faire la différence entre le bien et le mal. »
Afin d’illustrer son point de vue, Mr. S. m’a parlé du tsunami qui a frappé le Japon en 2011. Des journaux ont souligné que les yakuzas avaient apporté leur soutien bien avant que le gouvernement ne le fasse – un exploit dont ils continuent de se féliciter.
« Après le séisme, notre groupe a emmené dix vans remplis de provisions pour les gens de Fukushima. Sur l’autoroute, tout le monde était en panique et les stations essence grouillaient de monde. Nous avons donc mis des immenses pancartes sur chacun de nos véhicules, afin d’inviter tout le monde à se servir. »
J’ai demandé à Mr. S. s’ils recrutaient beaucoup aujourd’hui. « De moins en moins de jeunes viennent nous rejoindre », a-t-il admis. « Pour être franc, il y a beaucoup d’inconvénients à faire partie de notre groupe. Les jeunes savent que nous sommes très stricts, et que le gouvernement n’est pas tendre avec nous. Nous ne pouvons pas ouvrir de compte bancaire, acheter d’appartement, de voiture, ni même jouer au golf. Beaucoup de jeunes préfèrent rejoindre des groupes de fraudeurs ou des gangs de rue. »
À la fin de notre discussion, Mr. S m’a emmené dans son restaurant de soba préféré. Le propriétaire s’est hâté de nous amener du saké, et nous avons enchaîné les verres et les mets délicats. J’ai tenté de payer discrètement, sachant que Mr. S. m’avait généreusement offert du café, de la nourriture et des cigarettes depuis le début de notre rencontre. Le propriétaire a refusé et l’a fait venir. Mr. S. a levé sa main aux doigts coupés, et m’a glissé : « Je préférerais me couper un autre doigt plutôt que laisser un invité des yakuzas payer la note. »
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