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De Detroit au voguing : un bref historique de la dance music engagée

​Voguing, dance music


Romanthony

Les reportages et les articles consacrés à l’Histoire de la musique électronique en dépeignent souvent une vision uniformisée : la techno et la house sont des musiques produites par des minorités (noire aux Etats-Unis, homosexuelle à New-York, indigente à Détroit) qui substituent la musicalité et la rythmique au langage, au sens afin d’échapper à une réalité oppressante. Quand la house utilise l’échantillonnage de la voix pour l’utiliser comme un synthétiseur, la techno aborde, dans les premiers temps, des thèmes futuristes (Cybotron) avant d’abolir tout vocal, tout message. Seuls survivent le rythme, la mélodie et des samples de voix invitant davantage le danseur à brûler le dancefloor qu’à pendre son patron.

Il peut sembler toutefois étrange qu’une musique issue d’une minorité victime du racisme, du capitalisme sauvage et de la discrimination ne soit pas contestataire. La scène rap, qui s’est développée en parallèle, dans des milieux tout à fait comparables, aurait-elle, seule, capté l’élan contestataire de la société ? Affirmer cela, ce serait oublier deux choses : d’une part, que le rap a bien souvent abordé des sujets totalement apolitiques, d’autre part, que si l’engagement passe essentiellement par le langage – et les vocal mix de house sont monnaie courante – l’éradication du langage ne signifie pas pour autant une absence de sens. On peut le trouver au coeur de la musique, dans le titre du track, dans l’artwork de l’album ou dans la démarche artistique de l’artiste.

Dans sa très grande majorité, la musique dance correspond à la description faite dans les reportages : étant avant tout achetée et jouée pour faire danser, elle aborde superficiellement des thèmes relatifs à l’émotion que peut procurer l’univers du club : le sentiment amoureux, la tristesse, l’amitié. Il existe cependant assez d’exemples – mouvements entiers, simples morceaux isolés – infirmant l’idée manichéenne selon laquelle danser et penser sont deux activités qu’on ne peut réconcilier. En voici une liste non exhaustive, qui se concentre essentiellement sur le continent américain et sur la scène house.

CDIII – Get Tough : hip hop proto electro conscient

Ce morceau new-yorkais de 1983 est incontestablement un titre de hip-hop. Il a toutefois ceci d’exceptionnel qu’il appelle à l’action sociale sur une instrumentale orientée dancefloor très proche de ce à quoi ressemblera l’electro de Detroit quelques années plus tard. Il est de plus sorti sur Prelude, un label connu pour ses sorties disco/funk plus que pour sa crédibilité hip-hop.

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« We know the world is rough so get Tough » (On sait que le monde est dur donc endurcis-toi)
« We got to do something quick we got to do something fast / The way it’s going now this world won’t last » (On doit agir vite / Si cela continue ce monde ne durera pas)
« Payin’ your taxes people gettin fired » (tu paies tes impôts et des gens sont licenciés)

CDIII invite de toute évidence ceux qui les écoutent à se rebeller contre leur condition sociale mais aussi à mettre fin à l’ère du nucléaire, aux dealers et à la criminalité en général, le tout sur un instrumental proto-acid 808/303. A la fois progressiste et réactionnaire, ce morceau qu’on peut déjà considérer comme de la dance est un premier pas vers le clubbing conscient. « Life ain’t nothing but a funny funny rhythm », comme ils disent.

La house, la religion, l’égalité, le freedom et la lutte contre l’apartheid

Beaucoup d’artistes house, qu’ils viennent de l’Illinois ou du New Jersey ont reçu une éducation religieuse, souvent d’obédience évangélique. Le gospel chanté dans les églises réservées aux noirs les a fortement influencé. La discographie de Romanthony – dont une bonne partie reste encore à découvrir car absente de Youtube – en est un bon exemple. Né dans le New Jersey, Roman est habité par la foi. Quand il ne chante pas la miséricorde de Dieu, comme dans « Bring U Up » ou « Fall From Grace », il sample Shirley Ceasar, chanteuse gospel ayant remporté plusieurs Dove awards, dans son titre « Everybody Dancing ».

Todd Edwards, deuxième représentant de la Jersey house a, tout comme Romanthony, dédié l’entièreté de sa carrière à sa foi chrétienne. Sa technique de sample toute particulière, consistant à découper un passage musical en petits échantillons pour le recomposer, lui permet de faire passer des messages religieux subliminaux dans ses musiques, forme assez évoluée de prosélytisme à l’intention des pistes de danse. La plupart des titres de ses morceaux sont en lien avec la religion.

Du côté des grands lacs aussi l’Eglise a laissé des traces. Outre l’hymne à la liberté espérée et attendue « Someday », chanté par Cece Rodgers, l’artiste le plus emblématique de cette mouvance est sans nul doute Joe Smooth. Si la majorité de ses textes s’inscrivent dans la lignée de la liturgie évangélique, à savoir chanter la liberté possible dans un monde onirique idéal, exercice parfaitement exécuté dans le hit « Promised Land », il en est pourtant un qui s’inscrit dans la réalité de l’époque et dans un combat politique concret : le titre « They Want To Be Free », sorti en 1988 sur le second LP de Joe, Rejoice, fait directement référence à la lutte contre l’apartheid menée au même moment en Afrique du Sud.

Dans cette mouvance Chicago house des droits de l’Homme s’inscrit enfin le morceau « Club Lonely » de Lil Louis. L’introduction de ce titre culte met en scène une jeune femme s’adressant au physio d’un club. Elle lui demande, en substance, un traitement VIP puisque le DJ l’a mise sur sa guestlist. Le physio lui répond, sur un ton amusé avec un effet echo, que « ce soir, il n’y a pas de guestlist ». Il y a donc une volonté affichée de la part de Lil Louis d’en finir avec les traitements de faveur pratiqués dans les clubs et au delà, de considérer tous les gens comme égaux en droits, peu importe leur origine sociale et professionnelle. En 2013, dans un club hors de prix de la Barceloneta, Little Louie Vega a joué ce track – ce que j’aurais pu prendre comme un acte punk et contestataire, s’il ne s’était pas mis, juste après, à boire du Moet avec un joueur de football catalan.

La cause gay, le voguing et la Madonna Free Zone

Amusant (ou triste, c’est selon) de voir que les gayprides sont aujourd’hui noyées dans l’EDM et la musique commerciale ultra consensuelle quand on connait le nombre de titres dance de qualité supérieure qui ont explosé dans les clubs homosexuels ces 35 dernières années.

Carl Bean a signé, en 1977 sur Motown, le premier hymne disco de la communauté gay américaine. Un titre qui sera remixé par Shep Pettibone et Bruce Forest en 1985 et qui encourage l’auditeur à assumer sa sexualité et à être fier de ses différences. Carl Bean fondera par la suite une Eglise, le Unity Fellowship Church Movement, proche du protestantisme et ouverte aux personnes gay, bi et trans.

Le voguing, danse popularisée par les club new-yorkais gay friendly à la fin des années 1980, est à rapprocher de la scène ballroom, une house afro-latino typique de Brooklyn, mais Wikipedia explique tout ça très bien. En revanche, aucune trace dans l’Encyclopedia Universalis de la « Madonna Free Zone ». En 2009, DJ Sprinkles, très remonté contre Madonna qui a popularisé le mouvement avec le titre « Vogue », sort l’album de house Midtown 120 Blues dans lequel figure un titre : « Ball’r (Madonna Free Zone) ». On peut y entendre un long monologue de Terrie Thaemlitz traduit ci-dessous :

« Quand Madonna a débarqué avec son hit “Vogue”, on savait que c’était fini. Elle s’est servie d’un phénomène queer, trans-genre, latino, noir, très particulier et a totalement dénaturé cette identité en chantant “It makes no difference if you’re black or white, if you’re a boy or girl.” Madonna se faisait énormément d’argent, alors que la personne qui lui a fait découvrir le voguing est restée, elle, confinée aux clubs, déprimée et fauchée. Donc, si quelqu’un me demande de passer “Vogue” ou n’importe quel titre de Madonna, je lui répondrai “NON, c’est une Madonna Free Zone ici ! Et tant que je serai DJ vous ne serez pas autorisés à voguer hors contexte, de façon aseptisée, libéralisée, neutralisée, asexuée, genrée, ni dans une version pop de la réalité qu’était le voguing.” »

Cette utilisation du monologue parlé sur de la musique house à des fins contestataires est remarquable. Habituellement, ce genre d’exercice aborde des thèmes tels que le clin d’oeil à ses amis, ou bien la nostalgie de bons moments vécus dans un club mythique qui a depuis fermé. DJ Sprinkles est l’une des seules productrices de house à en faire une utilisation réellement politique, dans l’espoir de sensibiliser ses fans.

Sprinkles, connue pour son engagement dans le débat trans décide donc de rendre justice au mouvement 19 ans plus tard, sans pour autant qu’une réelle polémique soit déclenchée, sûrement parce que plus personne n’a osé lui faire de request de Madonna par la suite. Il n’est pas certain non plus que les soirées Mona de Nick’V, revival du voguing à Paris, lui plaisent d’avantage, bien qu’elles semblent plus respectueuses du mouvement initial.

Les combats à la marge

Les thèmes politiques abordés par la musique dance peuvent paraître bien consensuels, limite tarte à la crème : lutte pour la liberté, l’égalité, l’amour entre frères. Il est vrai que les exemples de dance engagée restent très convenus. Certains artistes épousent cependant des causes plus atypiques.

Ce morceau de K.O.C. sorti en 1989 sur Data Base Records est un exemple isolé. Chef d’oeuvre de early deep house, il aborde la pauvreté et la lutte des classes.

« People of the world we got to understand / That the filthy richs have got a masterplan to keep us at the bottom » (Nous tous à travers le monde, nous devons comprendre que les plus riches s’organisent pour que nous restions tout en bas)

Sont décrites dans cette chanson les conditions de vie précaires des couches les plus pauvres de la société, des enfants de la rue. Par ailleurs, ce titre évoque l’injustice de l’inégalité entre les riches et les pauvres : « They don’t have jobs, they don’t have money to spend / Forget the bankers they will never be at the bottom » (Ils n’ont pas de travail et pas d’argent à dépenser / Oublie les banquiers, ils ne vivront jamais tout en bas). L’auteur appelle à un soulèvement des classes populaires contre les classes possédantes : « We got to move on up we got to get on up » (Nous devons réagir et nous lever). En cela, ce track est comparable à celui de CDIII décrit plus haut, mais a l’avantage de mieux circonscrire son sujet et de le mettre en valeur au travers d’une instrumentale deep relativement déprimante.

Cet exemple de house consciente peut être vu comme une laïcisation des prêches chrétiennes. Pas de référence à Dieu ici mais un discours très convaincant sur les dangers de la drogue et sur son caractère inutile : « So many pleasures in the world today, when you take to drugs you throw it all away {…} Stay away from crack » (tant de plaisirs dans le monde d’aujourd’hui, quand tu tombes dans la drogue tu renonces à tout ça {…} reste loin du crack).

Il semble que l’auteur fasse part de son expérience personnelle dans un réquisitoire anti-drogue aux airs de mea culpa. La simple puissance de la house music suffirait à faire entrer en transe les danseurs sans qu’ils n’aient besoin de recourir à des substances psychotropes. Il faut admettre que c’est un discours séduisant à l’heure où beaucoup de gens se défoncent en club sans même savoir le nom de l’artiste qui joue devant eux.

Merci à La Fougère et Yung Voice pour leur aide documentaire inestimable.

À noter que Viceland sera partenaire de la soirée voguing Winter is Coming Ball ce samedi à partir de 16h30 à Paris à la Gaîté Lyrique. Toutes les infos sont disponibles ici.

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