Un été avec Nan Goldin et ses potes

En ce temps-là , l’Amérique regorgeait de sanctuaires où des tarés, des types étranges et autres « marginaux » pouvaient se cacher et vivre sans entretenir le moindre contact avec l’Amérique « conventionnelle ». Des endroits tels que l’East et le West Village à New York, Haight Ashbury à San Francisco et évidemment Provincetown – l’avant-poste artistique à l’extrémité de Cape Cod. Tous ces endroits offraient des loyers abordables et une tolérance incomparable à l’égard des modes de vie étranges.

Aujourd’hui, ces sanctuaires ont été colonisés par des jeunes cadres dynamiques et par des putains d’étudiants qui ont fait de l’East Village leur repère pour leurs beuveries. Disparus, ces endroits atypiques où vous étiez libre de vivre comme bon vous semblait. C’est pourquoi nous tenons à offrir un petit rappel à tous ces jeunes qui pensent être nés trop tard et regardent nostalgiquement vers le passé – une époque au cours de laquelle « être artiste » n’était pas un hobby.

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Philippe Marcadé est un vieil ami. Il était membre des Senders. Il a traîné avec Johnny Thunders, Jerry Nolan, Richard Hell, Dee Dee Ramone, Debbie Harry et Chris Stein. Philippe était plus qu’un simple chanteur de punk rock français qui sortait au CBGB et au Max’s Kansas City. Il partageait le quotidien de mécontents qui célébraient l’idée d’un « dilettantisme inspiré » depuis Provincetown dans le Massachusetts – bien avant que le commerce ne ruine cette ville. Sa bande comprenait Channing Wilroy – un acteur ayant tourné dans plusieurs films de John Waters – le critique de cinéma Dennis Dermody, le photographe David Armstrong et d’autres artistes expérimentaux comme l’actrice Susan Lowe.

Philippe était très ami avec la photographe Nan Goldin et l’actrice et écrivaine Cookie Mueller. Celles-ci étaient indépendantes, intelligentes, rebelles, bisexuelles et vraiment marrantes. Elles faisaient tout ça avant que le punk n’apparaisse. Voici l’histoire d’un été des années 1970 passé à Cape Cod en compagnie de toute cette bande.

Philippe Marcadé : J’ai rencontré Nan Goldin à Boston – elle, mais aussi David Armstrong. Vous savez qui c’est ? C’est un photographe. Nan et David étaient bons amis. Ils étaient également les meilleurs amis de mon pote Bruce. Nan était vraiment drôle à cette époque-là. Elle me faisait marrer et elle photographiait les gens en secret. Pour capter des trucs intimes.

Nan était comme ces gens qui prennent des photos pendant qu’ils sont en vacances. Pour garder des souvenirs de l’été.

Nan Goldin : Quand j’avais 15 ans, j’étudiais à la Summerhill School, une école libre où il n’y avait pas de classes. La plupart des élèves s’étaient fait virer des écoles classiques, alors on se promenait tous à poil et on couchait ensemble. J’ai commencé à être totalement obsédée par la photographie. Je suis en quelque sorte devenue la photographe de l’école.

Philippe Marcadé : On ne savait pas du tout que les photos de Nan allaient devenir si célèbres. Je veux dire, en général, elle prenait juste des photos normales, toujours en couleur, et elle les développait dans un magasin spécialisé.

Après, ce n’est pas comme si elle s’amusait juste à prendre des photos comme ça. Elle était totalement passionnée. Elle avait espoir de réussir et conservait toujours un appareil sur elle.

Nan Goldin : David Armstrong a été la première personne que j’ai photographiée. Je l’ai photographié jusqu’à sa mort. David avait l’air d’une femme et commençait à moitié à se travestir. Grâce à lui, j’ai rencontré une communauté entière de drag-queens à Beacon Hill et j’ai alors pensé que c’était les plus belles personnes que j’avais vues de ma vie.

C’était au début des années 1970, à Boston. À cette époque, les drag-queens ne pouvaient pas travailler ni même sortir la journée. Nous menions donc une existence nocturne. On se rendait dans le même bar tous les soirs. Je suis devenue la photographe du bar – même s’il était dirigé par la mafia – car ils m’aimaient bien et me laissaient prendre des photos tout le temps. Ensuite, j’emportais les photos à la pharmacie – je n’avais pas de chambre noire – puis récupérais les clichés. Les drag-queens comptabilisaient le nombre de photos par personne et déchiraient celles qu’elles n’aimaient pas. J’étais tout à fait d’accord avec ça.

Philippe Marcadé : On a aussi rencontré Cookie Mueller et ses amis à Boston. Elle nous a parlé de Provincetown en nous disant qu’elle avait une maison là-bas. Cookie nous a invités à aller la voir un week-end. C’était notre premier voyage à Provincetown.

Channing Wilroy : Tous les tarés allaient à Provincetown. Ceux qui n’arrivaient pas à s’intégrer à Cleveland – et tous les autres, peu importe d’où ils venaient. Des tonnes d’irresponsables. Et on était très bien tous ensemble.

Philippe Marcadé : Tout le monde était bourré tout le temps alors je pense que l’on s’entendait bien.

Channing Wilroy : Tout le monde était bienvenu.

Cookie et John échangent des potins lors de l’avant-première de Pink Flamingos à Provincetown, Massachusetts, 1976. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Nan Goldin et de la Matthew Marks Gallery

Nan Goldin : Cookie était l’une de mes meilleures amies. Nous étions une famille et il n’y avait aucune distinction entre les gays et les hétéros. Cookie et moi étions toutes les deux bisexuelles.

Philippe Marcadé : Cookie avait déjà un fils, Max.

Dennis Dermody : Cookie venait d’avoir Max. Un jour, alors qu’elle était dehors à éplucher des pommes de terre, Max criait, pleurait. J’ai dit : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » et Cookie m’a répondu : « Eh bien, les pommes de terre sont ses amis… »

Philippe Marcadé : Cookie nous avait donné l’adresse et on a roulé jusqu’à Provincetown. On a débarqué très tard dans la nuit. On n’arrivait pas à trouver la maison au début. Quand on l’a finalement trouvée, toutes les lumières étaient éteintes. Il était trois ou quatre heures du matin, je ne sais plus, mais la porte n’était pas fermée.

On ne voulait pas réveiller Cookie alors on n’a pas allumé la lumière. On a trouvé une sorte de canapé ouvert, on a pris ça pour un lit et on a dormi. Je me suis réveillé le lendemain en m’attendant à voir Cookie, mais ce n’était pas Cookie – c’était un fusil à quelques centimètres de mon nez ! Et ce petit gars en face de moi me disait : « Putain, t’es qui toi, qu’est-ce que tu fous ici bordel ? » Le gars était en pyjama, avec son fusil pointé sur moi, et son fils était là aussi, un fusil pointé sur Bruce. On a gentiment mis les bras en l’air et on a expliqué que c’était une erreur et qu’on cherchait la maison de Cookie Mueller. Il la connaissait et nous a dit qu’elle vivait en bas de la rue. Il a compris la situation et on a réussi à le calmer.

Au début, il était en pyjama, puis il est revenu dans la cuisine vêtu de son uniforme. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que c’était un flic. En fait, on était dans la maison du shérif de Provincetown ! Dans la maison d’un flic ! Mais il était vraiment cool. Il nous a préparé un petit-déjeuner et n’arrêtait pas de se marrer.

Susan Lowe : Cookie et moi étions vraiment intenables. On voulait tester nos limites, voir à quel point on pouvait se rebeller sans se faire coffrer. On était sous amphétamines tout le temps et on buvait du whisky. On faisait du stop avec des minijupes très courtes et on portait du vernis noir sur les ongles. C’était n’importe quoi. C’était bien.

Philippe Marcadé : On a fini par rester un certain temps dans la maison de Cookie. On adorait tellement Provincetown qu’on a décidé de louer une maison pour l’été avec Bruce, Nan Goldin et David Armstrong sur Commercial Street. On s’est vraiment bien marré, c’était cool.

Nan Goldin : Cookie était la diva, la superstar de notre grande famille. On passait Thanksgiving dans sa maison. On y servait de l’opium et de la dinde.

Susan Lowe : Une fois, Cookie, Mink Stole et moi-même avons été kidnappées par des gars. On avait grimpé dans leur voiture parce qu’ils avaient de l’alcool. Petit à petit, on a compris qu’ils ne nous conduisaient pas là où on le désirait. Du coup, on a commencé à écrire sur des papiers pour les donner à un agent dans la cabine de péage : « Aidez-nous, SVP. »

On a voulu les glisser discrètement mais les gars les ont trouvés. On a donc décidé de sauter de la voiture en marche. Mink et moi avons sauté mais Cookie n’a pas réussi. On a appelé la police et on a passé un peu de temps au poste. Là-bas, les flics nous ont fait chier parce que j’avais un carnet de croquis. J’étais artiste et il y avait beaucoup de nus dans ce carnet. Ils voulaient me le confisquer.

Au final, Cookie a réussi tant bien que mal à s’échapper de la voiture avant de cacher dans un bois.

Cookie Mueller et Sharon Niesp dansent au Back Room, à Provincetown, Massachusetts, 1976. Photo publiée avec l’aimable autorisation de Nan Goldin et de la Matthew Marks Gallery

Philippe Marcadé : On s’est vraiment amusé à Provincetown cet été-là. Il y avait beaucoup de soirées et Bruce avait ramené une valise entière de 45 tours ayant appartenu à son grand frère. On avait un petit tourne-disque et on pouvait passer la nuit à tous les écouter, dehors, sous le porche. Il y avait tous ces 45 tours de rock, de rhythm and blues, de rockabilly, de surf rock – tous ces trucs des années 1950, début 1960.

J’écoutais les 45 tours et découvrais tous ces vieux trucs pour la première fois. Des trucs comme « Woman Love » de Gene Vincent, « The Swag » de Link Wray et « I put a Spell on You » de Screaming Jay Hawkins. Et puis aussi des classiques comme « Louie Louie » et « Wooly Bully », Dick Dale, les Ventures, les Trashmen. À cette époque, je ne connaissais pas toutes ces chansons, ça a été une révélation.

Tout était si parfait à Provincetown. On restait dehors, la vieille voiture garée juste devant nous et des lumières accrochées au porche. C’était tout simplement parfait.

John Waters : Divine et moi écoutions Ike et Tina Turner. Je me fous de ce que les gens pensent, Tina était bien meilleure quand elle était avec Ike. Je veux dire, je ne lui en veux pas de l’avoir quitté, mais bon.

Philippe Marcadé : La première fois que j’ai vu un gars avec des cheveux bleus c’était à Provincetown. On sentait qu’un truc nouveau allait arriver. Un truc du genre assez de ces foutus hippies, donnez-nous autre chose ! Je mets ça sur le compte de l’influence de John Waters et de ses films. Lui, il avait encore les cheveux longs mais dégageait une attitude très punk.

Tous ceux qui se prenaient au sérieux pouvaient aller se faire foutre. Et j’adorais ça.

Dennis Dermody : Cookie était un personnage incroyable. Elle pouvait nous dire : « Je vais chercher le lait » et vous saviez qu’un truc dément allait lui arriver. C’était ça à chaque fois !

Sharon Niesp, une copine de Cookie, avait de l’argent qu’elle devait amener à la banque. Les filles l’ont fait tomber dans une flaque d’eau. Après ça, elles l’ont ramené à la maison et l’ont mis dans le four pour le faire sécher. Évidemment, tout a cramé ! Vous voyez, c’est le genre de truc qui arrivait tout le temps.

J’ai rencontré Cookie à Provincetown. J’ai déménagé là-bas au début des années 1970. Il y avait cette fille, Black Beverly, qui avait pris trop d’acide. Elle a marché à reculons pendant une année entière parce qu’elle avait des maux de tête. Apparemment, ça la soulageait de marcher comme ça. Personne ne trouvait ça bizarre, ce qui était typique de la ville.

Sinon, avec Cookie, on a commencé à sortir et à aller au cinéma ensemble.

Philippe Marcadé : John Waters avait en quelque sorte repris un petit cinéma. Il a alors projeté Pink Flamingos et c’était fabuleux parce que je regardais le film en compagnie de tous les acteurs présents à l’écran.C’était vraiment bien de regarder Pink Flamingos dans un nuage de weed, dans ce petit cinéma. Le public était plus drôle que le film. Ils criaient à en perdre haleine. Je me souviens être sorti du cinéma et tous les gens du film étaient là. C’était plutôt cool.

Au milieu des années 1980, pas mal de gens du groupe sont devenus accros à la drogue – principalement l’héroïne et la cocaïne. J’étais arrivée à un point dans mon addiction où je ne sortais pas de la maison pendant six mois. – Nan Goldin

Dennis Dermody : Je me souviens d’une fois où Cookie m’avait dit qu’elle devait récupérer ses chèques d’allocations. Je l’ai vue partir en stop sur l’autoroute vêtue d’un manteau en peau de singe. Elle ne savait pas ce qu’était la « normalité », c’était incroyable.

Nan Goldin : J’admire vraiment les gens qui se renouvellent, ceux qui s’assument publiquement. Pour moi, c’est très courageux.

Philippe Marcadé : Vous savez, c’est drôle parce que Nan ne regardait jamais dans l’objectif de son appareil lorsqu’elle prenait des photos. C’est pour ça qu’elle a obtenu tous ces clichés incroyables au cadrage si étrange. Les gens ne faisaient pas attention à la caméra, ils ne posaient pas, parce que vous ne saviez pas qu’elle était en train de prendre une photo. De cette façon, Nan a pris des photos de moi nu alors que je ne le savais même pas.

Nan Goldin : Depuis très jeune, je savais que la culture populaire, omniprésente, n’avait rien à voir avec la vie réelle – je voulais donc laisser une trace, un témoignage de ce qu’était cette vie réelle. Ce besoin me forçait à avoir constamment mon appareil sur moi et à photographier tous les aspects de ma vie et de celles de mes amis. C’était ma mémoire. Quand j’ai commencé à boire et à prendre de la drogue, j’ai voulu me souvenir de l’intégralité des soirées – mon appareil me le permettait.

Philippe Marcadé : Notre dernier été à Provincetown était vraiment fou parce qu’on louait un petit studio au-dessus du A-House, à un prix très bon marché. Par contre la musique était très forte jusqu’à quatre heures du matin. Tous les soirs ! On devait donc sortir tous les soirs, vu qu’on ne pouvait pas dormir. À partir de 1976, la scène de Provincetown est devenue de plus en plus gay et même si je n’ai aucun problème avec ça, ça devenait un peu chiant pour moi.

J’ai commencé à m’en désintéresser petit à petit – trop gay, trop cher, trop de camés. Du coup, j’ai déménagé à New York et je voyais de moins en moins Nan parce que j’étais complètement dans la scène punk et elle non.

Nan Goldin : Au milieu des années 1980, pas mal de gens du groupe sont devenus accros à la drogue – principalement l’héroïne et la cocaïne. J’étais arrivée à un point dans mon addiction où je ne sortais pas de la maison pendant six mois. Je prenais beaucoup de cocaïne et me faisais entre cinq et dix injections de dope par jour.

Philippe Marcadé : J’ai été un junkie pendant un an, même si j’avais déjà pris de l’héroïne avant ça. Au début, c’était une fois par mois. Un an après, une fois par semaine. Pendant la dernière année, c’était une fois par jour.

Au final, j’ai appelé un ami pour me chaperonner. Je savais que j’avais besoin de quelqu’un pour garder un œil sur moi. J’avais peur de faire une overdose, seul, chez moi. Deux mois après avoir arrêté, j’ai merdé. J’ai chopé de la dope et me suis fait agresser avec une arme. Le gars qui m’a agressé m’a sauvé la vie.

Je me dégoûtais. Je suis rentré chez moi et j’ai pété les plombs. J’ai tout renversé dans mon appart, j’étais tellement en colère contre moi ! C’est la dernière fois de ma vie que j’ai tenté d’acheter de la dope. Je pense que si j’avais gardé ma dope ce jour-là, je serais redevenu accro.

Nan Goldin : Personnellement, je suis rentrée dans une clinique de désintoxication en 1988 – ça a duré deux mois. Après ça, j’ai passé trois mois dans un centre de réhabilitation. Puis j’ai commencé à me photographier – mon visage surtout – pour voir de quoi j’avais l’air sans la drogue. C’était une période de peur, une sorte de crise identitaire. Tout m’était étranger. J’avais vécu 15 ans dans une obscurité totale. Je n’avais jamais vraiment vu la lumière du jour et tout à coup je vivais dans la lumière.

Un an et demi après, j’étais assez forte pour déménager à New York.

Lorsque Vittorio [son mari] est décédé en septembre 1989, Cookie avait perdu sa voix. Elle ne pouvait plus parler, ni marcher sans l’aide d’une canne… Elle avait abandonné. – Nan Goldin

Philippe Marcadé : J’ai revécu avec Cookie à New York pendant un bref laps de temps, alors que je venais de me séparer de ma femme. Elle m’a accueilli parce que je ne savais pas où aller. Pour tout vous dire, j’étais très triste et elle a joué un rôle essentiel pour me remettre sur le droit chemin. De toutes les filles que j’ai rencontrées à New York, Cookie est la seule qui m’a autant marqué. Et de loin. Je ne suis jamais sorti avec elle mais je l’aimais vraiment. C’était une très bonne écrivaine, aussi.

Nan Goldin : Cookie a voyagé en Italie et a rencontré un artiste italien, Vittorio Scarpati. Quelques années plus tard, il est venu à New York, ils se sont mariés et étaient tous les deux séropositifs. Lorsque Vittorio est décédé en septembre 1989, Cookie avait perdu sa voix. Elle ne pouvait plus parler, ni marcher sans l’aide d’une canne… Elle avait abandonné.

Philippe Marcadé : Je ne veux pas critiquer Nan mais un jour, alors que j’allais voir l’une de ses expositions qui se tenait au Guggenheim, je suis tombé sur un gros plan énorme du cadavre de Cookie dans son cercueil. Ça m’a profondément choqué. J’ai quitté le musée en pleurs. J’en voulais sincèrement à Nan.

Nan Goldin : J’avais toujours pensé que je ne perdrais jamais les gens si j’avais assez de photos d’eux. J’ai compris que ça n’était pas vrai lorsque Cookie est morte.