Quand il nous prend au téléphone, Arnaud* – jeune combattant français engagé aux côtés des Kurdes en Syrie – se remet doucement de douze jours de combats intenses livrés contre l’offensive turque au Rojava, le nom donné au Kurdistan syrien. Déclenchée par le retrait surprise des troupes américaines de la frontière syro-turque début octobre, l’offensive décidée par Recep Tayyip Erdogan sommeillait depuis des mois et a déjà obligé près de 300 000 civils à quitter la zone frontalière en quelques semaines.
Déployé dans la ville frontalière de Serekaniye (Ras Al-Ain en arabe), Arnaud a participé aux combats pour tenter de résister aux assauts de la puissante armée turque flanquée de bandes islamistes alliées d’Ankara. Encerclés par l’ennemi en fin de semaine dernière, un cessez-le-feu a finalement été négocié, permettant à Arnaud et ses camarades de quitter Serekaniye, échappant de près à une mort quasi certaine.
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Si Arnaud a survécu en 2017 à la laborieuse reprise de Rakka des mains de l’organisation État islamique ainsi qu’à la bataille d’Afrin début 2018 (un canton tenu par les Kurdes jusqu’à une offensive turque), il ne se voyait pas en revenir cette fois-ci. D’une voix calme et sereine, il déroule depuis la Syrie le récit de ces quelques jours, alors que la Russie et la Turquie viennent de parvenir à un accord, qui pourrait bien remettre en cause l’existence même du Rojava.
VICE : Après Rakka et Afrin, tu avais quitté le Rojava. Mais tu y es revenu en mars. Tu sentais qu’il allait se passer quelque chose de la sorte ?
Arnaud* : Je me doutais qu’il y allait avoir une guerre avec la Turquie. Mais je ne pensais pas que ça arriverait cette année. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils commencent pendant l’hiver, je pensais qu’ils attendraient l’été prochain. Mais j’ai été un peu trop optimiste.
L’annonce du retrait américain a-t-elle été une surprise ?
Non, dans le sens où on n’a jamais considéré que les impérialistes allaient nous protéger sur le long terme. La surprise est surtout venue du fait qu’ils nous lâchent totalement sans aucune chance de nous défendre. On aurait pu espérer qu’ils interdisent à la Turquie l’accès à l’espace aérien syrien. Sans leurs drones ni avions de chasse, je pense qu’on aurait pu résister à l’invasion turque. Ce n’a pas été le cas. La seule chose que les Américains ont faite, c’est d’arrêter officiellement de fournir nos positions à la Turquie. Super… On pensait aussi qu’on serait un peu plus tenu au courant du timing de leur retrait, histoire d’être prêts. Dernière surprise, on ne pensait pas que l’invasion turque serait aussi étendue. On se disait à tort que la Turquie allait se concentrer sur les villes. On ne s’attendait pas à cette ambition de conquête néo-ottomane.
Où es-tu quand l’offensive turque commence ?
Au moment où ça a commencé, on était déjà en stand-by à Serekaniye depuis plusieurs jours. Le premier jour des combats, j’étais dans le centre-ville en train d’acheter la première moto de ma vie, une semi-cross pour rouler sur les terrains accidentés qui entourent la ville. J’étais content, j’avais réussi à négocier le prix. Les vendeurs ont pris la moto pour aller faire le plein, et là j’ai vu des avions de chasse dans le ciel faire une sorte d’ellipse entre la frontière et nous. Je me suis dit que ça ne sentait pas bon. En plus, les avions de chasse laissaient derrière eux une grosse traînée blanche, ce qui n’est pas vraiment habituel. Avec un autre camarade volontaire international, on se demandait si les Américains nous prévenaient ainsi du début de l’invasion ou bien si les Turcs commençaient à faire leur reconnaissance. Puis les avions sont repassés pour faire un deuxième tour. Là, ce n’était pas bon du tout – surtout qu’on commençait à entendre des obus tomber sur des bases militaires en dehors de la ville. Au troisième tour des avions, les vendeurs sont revenus avec ma moto et le plein. Avec mon camarade, on est monté dessus et on s’est barré rapidement alors que les obus continuaient de tomber autour de la ville.
Pour aller où ?
On est allé chercher nos affaires dans notre petite base du centre-ville puis on a quitté la ville pour se mettre à l’abri en attendant nos instructions. On nous a alors dit que notre mission serait de couper les voies d’accès entre la ville et l’ennemi pour éviter que la ville se fasse encercler par le sud. Mais au bout de 48 heures la stratégie a changé, on nous a demandé de venir dans la ville parce qu’ils manquaient de bons soldats. Il leur fallait des renforts, parce que l’ennemi n’avait pas essayé d’encercler la ville par le sud tout de suite, ils ont simplement longé la frontière pour se retrouver directement dans la ville.
« Je me voyais mourir pendant cette bataille mais j’étais serein »
Quand les combats débutent dans quel état d’esprit es-tu ?
Les deux premiers jours des combats, quand on était stationné en dehors de la ville, j’étais stressé. Les obus ne tombaient pas très loin de nous. Les frappes aériennes aussi. Si on n’était pas exposé à des combats d’infanterie directs, on recevait en revanche des infos disant que des groupes ennemis avaient réussi à s’infiltrer et à se rapprocher de nous. Du coup, on était embusqué pendant la nuit et on se camouflait en civil pour pouvoir aller dans les quartiers alentour pour voir si on s’était vraiment fait infiltrer par les bandes islamistes alliées de la Turquie. C’était assez stressant de ne pas savoir à quoi s’en tenir, ne pas savoir qui est ami, qui ne l’est pas. D’autant plus qu’une partie de la population civile n’était pas forcément sympathisante et était assez heureuse de voir que l’invasion commençait. Puis je savais qu’il y avait des camarades qui se battaient déjà en ville, je m’en voulais de ne pas être à leurs côtés. Quand je suis en dehors de l’action et non sous le feu, je stresse.
Après ça, ils vous envoient dans la ville…
On est arrivé en ville au petit matin et deux heures plus tard on était au combat. J’étais dans un calme absolu tout en me disant que j’allais y rester. C’était tout de suite très intense. Dès le premier jour, l’ennemi était très proche de nous. Mais au fur et à mesure de mon expérience combattante au Rojava, j’ai perdu toute forme de stress lors des combats. Je me voyais mourir pendant cette bataille mais j’étais serein. Serein, pas au sens dépressif ou suicidaire. Mais serein en cela que j’acceptais l’inéluctable. J’avais accepté l’idée de mourir et je pensais que c’était une manière de partir assez noble – avec un certain panache disons. Ça avait de la gueule en tout cas. Bon, le fait est que j’en suis revenu sans bien comprendre comment j’ai fait pour survivre à tout ça.
En terme d’intensité, la bataille de Serekaniye n’est pas comparable avec ce que tu as vécu auparavant ?
C’était un mélange entre Rakka et Afrin, mais en très intense. J’ai combattu pendant une dizaine de jours avec seulement 24 heures de repos. C’était à la fois du combat urbain rapproché comme à Rakka et du combat à distance contre des chars et des blindés, le tout avec des frappes aériennes et des obus qui tombaient à côté de nous comme à Afrin. À la différence près que les combats urbains étaient encore plus rapprochés que ce j’avais connu à Rakka. À Serekaniye, on s’est retrouvé à un mètre de l’ennemi – je n’exagère pas. On était dans le même bâtiment qu’eux, seul un mur nous séparait. On les entendait parler, respirer, pisser. C’était assez ouf. J’avais trouvé un couteau, que je gardais donc toujours sur moi.
Alors que vous êtes finalement totalement encerclés au bout de quelques jours, vous apprenez qu’un cessez-le-feu a été négocié…
Les camarades commandants nous avaient dit qu’il y avait des pourparlers. On espérait que quelqu’un viendrait nous sauver la mise ou au moins nous soutenir. Au début, on pensait qu’on allait se diriger vers une alliance avec le régime [syrien]. Une alliance douloureuse politiquement, mais militairement pourquoi pas. On n’en avait rien à foutre. On était dans un tel état de détresse qu’on était prêts à tout prendre. Puis après, on a entendu parler de ce cessez-le-feu, on se demandait pour quoi faire : pour se reposer ? pour que des renforts puissent arriver ? Mais non, c’était simplement pour abandonner la ville. Ça, on ne s’y attendait pas.
« On avait encore des munitions pour tenir entre 24 et 48 heures. Si on ne nous avait pas envoyés de renforts derrière les lignes ennemies pour les attaquer, on aurait été totalement isolés »
Comment se passe l’évacuation de la ville ?
En fait, les commandants savaient que l’on serait contre cette idée de cessez-le-feu visant simplement à abandonner la ville et qu’on serait beaucoup à dire « Non, on reste ». Pour éviter ce type d’initiatives un peu sacrificielles, les commandants nous ont dit « Préparez vous, vous partez en opération. C’est une opération générale, on va repousser l’ennemi en dehors de la ville. » Du coup, tout le monde est excité par cette idée de reprendre la ville bâtiment par bâtiment. Mais, ça devient vite louche puisqu’ils nous ont dit de nous diriger vers le souk, une zone amie. On se demandait pourquoi ils nous envoyaient là-bas. On n’a pas trop discuté, parce que les commandants nous disaient de nous grouiller et d’obéir. En arrivant dans la voie principale du centre-ville on a vu qu’il y avait deux files énormes de véhicules qui attendaient. Ils nous ont dit d’embarquer. On est monté à bord des voitures en se disant que c’était bizarre. Partir en véhicule pour faire une opération de reprise de la ville, c’était débile, on allait se faire défoncer. Ça ne faisait aucun sens, puis on finit par comprendre qu’ils nous évacuaient et qu’on allait rendre la ville. Effectivement, c’était ce qu’il était en train de se passer.
Sans le cessez-le-feu il vous serait arrivé quoi ?
C’était la mort. On avait encore des munitions pour tenir entre 24 et 48 heures. Si on ne nous avait pas envoyés de renforts derrière les lignes ennemies pour les attaquer, on aurait été totalement isolés. Je pense qu’on aurait combattu très glorieusement jusqu’à la mort. Tout le monde voulait en découdre, donc ce n’aurait pas été un souci.
Penses-tu que l’ouverture de ce conflit avec la Turquie va relancer la vague d’arrivées de volontaires internationaux comme à l’époque de l’EI ?
Je pense que oui. Il y a plusieurs camarades qui nous ont dit qu’ils voulaient revenir. Il y a des nouveaux aussi qui veulent venir. L’avantage pour l’arrivée de nouveaux volontaires internationaux, c’est que les Peshmergas du Kurdistan irakien ne soutiennent pas l’invasion turque et se sont rapprochés de nous, alors que les relations étaient très tendues. La frontière était aussi très dure à traverser. Mais là, ils sont très amicaux et la frontière est très friable en ce moment. C’est plutôt positif. N’importe quel volontaire international peut passer d’Irak en Syrie. C’est très bien pour nous. J’espère juste que ce n’est pas trop tard.
Crois-tu que le Rojava a encore un avenir ?
Avec l’accord trouvé ce mardi soir entre la Turquie et la Russie, cela complique vraiment les choses. Cet accord institue une bande de 32 kilomètres de large le long de la frontière sans forces d’autodéfense avec des patrouilles des Turcs et des Russes. Sachant que le Rojava c’est surtout une zone proche de la frontière, il ne va plus en rester grand-chose. On attend maintenant la réponse officielle des Forces démocratiques syriennes (FDS) [qui défendent le Rojava et combattent contre la Turquie]. Tout le monde ici pense qu’on part pour la guerre, alors que la communauté kurde en Europe pense en revanche qu’on part pour la diplomatie. Moi j’en ai aucune idée.
Si l’option de l’affrontement est retenue, tu es prêt à y aller ?
J’ai moins d’enthousiasme c’est sûr, puisque c’est assez triste de se dire qu’on va combattre pour quelque chose qui ne va sans doute bientôt plus exister. Mais je pense qu’on peut se battre sans forcément avoir un espoir de victoire. On peut se battre juste parce que notre éthique nous oblige à le faire. Moralement, je n’ai pas d’autre choix que d’être prêt et d’y aller. Effectivement, pour survivre, ça ferait sens de quitter le Rojava maintenant, mais politiquement ça serait vraiment minable. Quelques camarades sont partis dans les derniers jours et les dernières semaines, parce qu’ils estimaient que ça devenait trop chaud. Si on abandonne nos amis au moment où on peut leur montrer un soutien, je pense que ça n’a aucun sens d’être internationaliste. On ne peut pas juste venir consommer la révolution et ses bons aspects. Ce n’est pas une démarche révolutionnaire que de venir au Rojava. Il faut aussi produire quelque chose ici, y apporter quelque chose. C’est un peu comme en manif’ si tu veux. En manif, certains viennent pour les émeutes, mais ne font rien pour les préparer en amont, ni pour gérer les conséquences judiciaires en aval. Ils consomment juste durant la manif. Je trouve ça ridicule, c’est une sorte d’approche nihiliste, très opportuniste et auto-intéressée. Par respect et solidarité pour les camarades, même si j’ai beaucoup de critiques à faire au mouvement kurde, je pense qu’il faut rester avec eux.
Même si ton retour ne paraît pas être pour tout de suite, ça t’arrive d’y penser ainsi qu’aux complications juridiques que cela impliquerait ?
On a ça en tête. Mais on ne va pas se laisser perturber par ça. C’est certes illégal de se battre contre une armée de l’OTAN [dont la Turquie fait partie], mais le choix éthique s’impose en premier. Puis c’est dur pour un État européen de prouver qu’on a combattu contre une armée de l’OTAN. Il faut prouver qu’on était sur zone, qu’on a combattu, et qu’on a combattu précisément des soldats turcs et non leurs bandes islamistes alliées. Tant qu’ils n’ont pas de preuves formelles, c’est compliqué pour eux.
Mais j’imagine que ce type d’interview complique un peu ton cas…
Ça empire mon cas, mais je pense qu’il faut des gens pour parler de ce qui se passe ici, sinon il n’y aura personne pour le faire.
*Le prénom a été changé.
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