Un pack de bières avec Cass McCombs

Cet article est extrait du « Numéro Musique »

En août dernier, j’ai passé un coup de fil à Jessica, l’agent de Cass McCombs, dans le but de décrocher une interview. Elle m’a répondu que plein de journalistes avaient prévu de parler de son dernier album, Mangy Love. « Il en a un peu marre en ce moment, a-t-elle déclaré. Mais pour toi, il fera peut-être une exception. »

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J’ai rencontré Cass en 2005, après une fête de Noël à Londres, alors qu’il faisait la promotion de son deuxième album, PREfection. Il venait tout juste de sortir un tube intitulé « Aids in Africa », comme sorti de nulle part. En réalité, le morceau a été produit à Baltimore et distribué par Monitor Records, un label géré par un type que les gens surnomment « Baby Leg ». À l’aube de sa carrière, Cass était déjà un personnage mythique. Certains critiques musicaux le décrivaient comme un mec « étrange » et « agressif », qui détestait les journalistes. Personnellement, j’ai toujours aimé les challenges, et il me suffisait de penser à ses chansons magnifiques – comme « I Went to the Hospital », et tous ses morceaux weedés oscillant entre la country, le blues et le gospel – pour prendre conscience que j’étais tombé amoureux d’une personne que je n’avais encore jamais rencontrée.

Quand son attaché de presse me l’a présenté lors d’une soirée, j’avais l’esprit un peu embrumé (après tout, j’étais en train de fêter Noël à Londres), mais j’ai tout de suite compris que cet homme « difficile » dissimulait un côté charmant – en plus d’avoir un regard bleu-vert incroyablement perçant.

Depuis notre rencontre, nous entretenons une drôle de relation fondée sur le professionnalisme, l’admiration et l’amitié. Ces huit dernières années, je l’ai interviewé à de nombreuses reprises. En septembre, je me suis rendu à San Francisco pour un ultime entretien avec lui. Il n’en fera plus jamais d’autre, avec qui que ce soit – pour la simple et bonne raison qu’il a horreur de cet exercice et de l’image qu’il renvoie.

Quand il m’a écrit pour que je le rencontre à Mill Valley Music, je me suis contenté de rentrer le nom dans mon GPS, sans considération aucune pour le trajet de deux heures qui m’attendait. C’était un voyage agréable, similaire à la scène d’ouverture de The Shining, lorsque Jack Torrance fait découvrir l’hôtel Overlook à sa famille pour la première fois. En arrivant à Mills Music, j’ai rencontré un homme qui s’est avéré être M. Mills en personne. Il n’avait jamais entendu parler de Cass McCombs. Un 4×4 s’est garé dans l’allée, et le chauffeur s’est révélé être l’un des étudiants de M. Mills. J’ai vite réalisé que j’étais au mauvais endroit. Mill Valley Music est en réalité un disquaire situé près de San Francisco, c’est-à-dire à deux heures et dix minutes de l’endroit où je m’étais rendu.

J’ai passé un coup de fil à Cass pour l’informer de la situation. Il avait l’air un peu inquiet, mais pas trop. « Désolé pour ça. On peut aller à la plage, si ça te dit. J’ai une glacière pleine de bières », m’a-t-il suggéré. Je suis retourné à San Francisco pour le rejoindre au Dolores Park, où il m’attendait, paré d’une casquette White Sox, de lunettes de soleil et d’un jean Levi’s.

Mangy Love, sorti fin août, a été accueilli par une avalanche de critiques positives. Le New York Times a adoubé Cass comme étant «l’un des plus grands compositeurs de son époque», même s’il a fallu qu’il sorte neuf albums pour recevoir de tels éloges de la part des médias mainstream. À vrai dire, ce n’est pas très important, puisqu’il n’a que faire de ces louanges – en fait, il trouve même que l’attention médiatique dont il fait l’objet est relativement embarrassante.

Après la sortie de l’album, il a accordé une interview au reporter John Norris pour MTV News. Cass m’a raconté que tout s’était plutôt bien passé, mais que le montage vidéo qui avait résulté de l’entretien le faisait passer pour un social-justice warrior. Avec une sincérité désarmante, il évoquait la déconnexion entre le cœur, l’âme et Internet. Je lui ai avoué, en toute franchise, que j’avais adoré cette vidéo. Elle me rappelait l’époque où des mecs genre Elliott Smith ou Kurt Cobain parlaient ouvertement aux journalistes, abordant sans ambages les sujets dits intimes.

« Les gens sont fauchés, les gens souffrent, et peut-être qu’on peut les aider », a-t-il déclaré à Norris, évoquant l’importance de la conscience politique et du vote en pleine élection présidentielle. « Je pense qu’écrire une chanson sur les voix qu’on n’a jamais l’occasion d’entendre, cela peut aider. »

« C’est horrible », m’a-t-il dit, tandis que nous nous mettions en route pour la plage. « Quand je lis mes propos dans un magazine ou sur Internet, j’ai l’impression de trahir la personne que j’étais avant. J’ai l’impression de me voir à travers le regard des autres, plutôt que de me voir comme ce que je suis vraiment. » Il correspond néanmoins à l’image qu’il véhicule dans ces interviews : un homme réfléchi, sensible, et préoccupé. Lors de l’interview pour MTV, il a évoqué ses liens avec HeadCount, une association à but non lucratif qui collabore avec des musiciens afin de promouvoir la démocratie, tout en expliquant qu’il n’irait sans doute pas voter à cause de ses opinions pacifistes. Il pense qu’aucun des candidats ne représente sa vision des choses. Il n’aime généralement pas parler de sa vie privée, et regrette de s’être autant livré à Norris. Mais c’est seulement quand il parle de choses personnelles que l’on comprend vraiment ce qu’il ressent.

Histoire de le mettre à l’aise pour sa dernière interview, j’ai ouvert une application d’enregistrement vocal et posé mon iPhone sur le tableau de bord de sa Subaru Outback (laquelle était remplie de cassettes, de disques, de livres et de la glacière susnommée) et on s’est mis à parler de musique.

Quand je lis mes propos dans un magazine, j’ai l’impression de trahir la personne que j’étais avant. —Cass McCombs


On a commencé par discuter d’une cassette de la San Quentin Mass Choir – des chansons de gospel, dont les versions instrumentales pourraient presque être tirées de Mangy Love. Cass a puisé ses inspirations musicales à l’église. Il a chanté dans une chorale catholique, et appris à jouer du piano à l’âge de cinq ans. Plus tard, il a appris le saxophone et la guitare, avant de remettre sa foi en question. « Je ne crois plus en Dieu, mais j’aime toujours énormément la musique d’église. »

Son amour pour le gospel, qu’il décrit comme «une musique qui bouleverse l’âme», a beaucoup influencé son nouvel album, principalement par sa dimension sincère et dépourvue de fioritures. Écoutez « County Line » sur Wit’s End, par exemple. Mais il m’a aussi expliqué que c’était justement son absence de foi qui lui permettait de s’inspirer de la musique religieuse. «Il est important de sortir de sa zone de confort pour voir ce qu’il se passe dans l’église des autres. Beaucoup de Blancs refusent de s’associer à tout ce qui touche au religieux, et voilà ce que m’inspire cet athéisme prononcé: “Pourquoi est-ce que le gospel est 100 fois mieux que toute la musique que vous écoutez? Pourquoi la musique rasta et le gospel surpassent-ils tous vos groupes bourgeois de merde réunis?” »

Cass s’inspire aussi d’autres artistes aussi variés que Coil, Hot Tuna, Throbbing Gristle ou Aretha Franklin (c’est d’ailleurs la première et dernière fois que j’entendrai Throbbing Gristle et Aretha Franklin cités dans une même phrase). Il m’a aussi parlé de Vassar Clements, qui l’a beaucoup encouragé lors de leur rencontre dans les coulisses du Filmore quand il était encore tout gamin. « Il m’a fait asseoir dans sa loge et m’a demandé : “Alors comme ça, on apprend à faire de la musique? Ne lâche rien. Continue, et n’écoute pas les autres.” Il essayait de me dire Je sais ce que ça fait d’être découragé quand on est musicien. Et c’est pour cette raison que j’ai persévéré. »

Après avoir descendu deux Lagunitas, nous nous sommes promenés sur la plage en regardant le soleil se coucher et en discutant du festival Burning Man, qui venait juste de se terminer. D’un commun accord, on a décrété que cette idée de partage, d’amour et de foule de gens sans foi ni loi était plutôt bonne ambiance, d’un point de vue spirituel. Cass a conclu en disant : « Si ça ne dure qu’un week-end, à quoi bon?», avant de me conduire à mon hôtel, où j’ai entamé mon dérush. J’ai réalisé que moi aussi, j’étais dans une bonne ambiance, d’un point de vue spirituel. Jusqu’à ce que je réalise que l’application n’avait pas enregistré nos deux heures d’interview, et que je frappe du poing contre le mur.

Un peu penaud, j’ai écrit à Cass le lendemain matin. « Hey. Tu m’as dit que ce serait la dernière interview que tu accorderais… Ça t’ennuierait de la refaire? » Sa réponse ne s’est pas fait attendre. « Hahahaha. Je sais pas, mec. Peut-être que l’univers est juste en train de me faire passer un message, et qu’il souhaite que je la ferme à tout jamais. »