Culture

World Wide War : un récapitulatif des procès contre le piratage numérique

Il y a quelques jours, mon colocataire a reçu une lettre d’Hadopi en courrier recommandé. Pas de bol, l’abonnement est à son nom. Comme tout le monde, il aime mater des films et des séries, surtout gratuitement. En 2014, 13,5 millions de Français ont comme lui maté au moins une fois chaque mois des « vidéos illégales », comprenez : qui violent les droits d’auteur. Une forfaiture en augmentation de 18,5 % depuis 2009 qui, selon le rapport de l’Autorité de lutte contre la piraterie audiovisuelle, se répartit comme suit : 1/3 en streaming, 1/3 en direct download et 1/3 en peer-to-peer. Le manque à gagner pour les industries du divertissement est énorme.

La réponse répressive et judiciaire aux internautes peu soucieux de participer à cette économie a pris la forme d’un acronyme poétique : HADOPI, pour Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet. Depuis son lancement en 2009, Hadopi a envoyé presque 7,5 millions d’avertissements, mails et courriers confondus. Fin 2015, seules 32 condamnations avaient été prononcées.

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De l’autre côté de l’Atlantique, au moins 30 000 personnes ont été poursuivies entre 2003 et 2008 par la Recording Industry Association of America (RIAA) pour des morceaux de musique illégalement acquis. Et les amendes ne rigolent pas. Le record de l’amende la plus élevée revient à Jammie Thomas, une mère célibataire condamnée à environ 180 000 euros de dommages. Un groupe d’étudiants de Princeton, du Michigan Technological University et du Rensselaer Polytechnic Institute l’a également été pour avoir « développé et entretenu un système permettant l’échange de données ». Pour certains, leurs comptes en banque ont été entièrement vidés des économies qui leur permettaient de s’offrir les coûteux frais d’inscription dans leurs facs.

Mais l’histoire de la guerre au P2P a commencé à l’aurore du dernier millénaire avec le lancement de Napster, en 1999. À l’époque, Napster permettait l’échange de pistes audio entre deux ordinateurs via un serveur central. Le site a fermé en juillet 2001 pour violation de droits d’auteur. Ce fut la même histoire pour eDonkey2000, fermé en 2006, ou Saribada la plate-forme coréenne décédée en 2002, ressuscitée, puis à nouveau poursuivie en 2005. Du fait de ce serveur central qui mettait en relation l’hébergeur du fichier et son requérant, il suffisait aux autorités d’ordonner sa fermeture pour empêcher les échanges. Mais le poison était dans les veines ; l’humanité numérique avait goûté au fruit défendu de la gratuité et ne s’en passerait plus. Car si les autorités peuvent requérir la fermeture de sites internet, elles ne peuvent interdire les logiciels comme eMule, ou BitTorrent, qui sont de simples outils. Cela reviendrait à incriminer le fabricant d’une arme ayant servi à un meurtre.

Le premier acte belliqueux de cette guerre nous est venu d’Amérique, mais les procès se sont ensuite multipliés pour gagner l’ensemble du monde numérisé. Royaume-Uni, France, Suède, Corée, Suisse ; il s’agit d’une guerre mondiale qui se déroule dans les tribunaux. Inévitablement perdant face aux juges et aux codes pénaux, les guérilleros du partage de données semblent invincibles dans la jungle de l’Internet où, se relevant sans cesse de leurs cendres pour prendre un nouveau nom, ils prospèrent. Jusqu’à ce que les offres légales – type Spotify or Netflix – ne marquent un début de compromis.

Comme un hommage à cette internationale des combattants et à mon pauvre colocataire, j’ai tenté de dresser de brefs portraits et de courts récits de procès qui se sont tenus contre « la guerre contre le numérique ».


La homepage du site aujourd’hui défunt ShareReactor.

SUISSE : SHAREREACTOR SE FAIT SERRER

En 2004, suite à une plainte de barons de l’industrie cinématographique américaine contre l’annuaire de fichiers téléchargeable à partir de clients torrents ShareReactor, la police Suisse enquête. Elle en vient à convoquer un de ses citoyens, alors âgé de 25 ans. Christian Riesen, aka Simon Moon, reçoit « une lettre de la division des fraudes de la police au sujet de ses finances en général », a-t-il raconté dans une interview donnée au site Torrentfreak.com. « Je ne pensais pas à mal et tous mes documents étaient en ordre. Je me suis pointé au rendez-vous. L’audition a duré 9 heures, et à la fin, le juge d’investigation m’a dit : ‘”Maintenant, on va aller perquisitionner chez toi.” Ils ont embarqué deux serveurs, mon PC et celui de ma copine. » Le 10 mars 2004, le site était fermé.

Le procès s’est ensuite étalé sur quatre ans et Simon Moon a été reconnu coupable d’usage commercial de violation de droits d’auteurs. Il s’en est tiré avec une amande plutôt douce de l’équivalent de 2 900 euros.

ÉTATS-UNIS : LOWKEE BALANCE TOUT LE MONDE

Le 10 février 2005, Edward Webber aka Lowkee, l’administrateur du site Lokitorrent, a empoché près de 40 000 euros avant de balancer ses clients et de pactiser avec le gouvernement. Une dizaine de jours plus tôt, le traître Lowkee mettait son nom de domaine et tout son contenu aux enchères sur un site spécialisé. Quelques membres de la communauté s’en étaient inquiété, mais Edward affirmait alors vouloir « simplement savoir quels genres d’offres un tel site pouvait recevoir. »

L’administrateur s’est ensuite vraisemblablement servi de la somme collectée pour régler son différent à l’amiable avec la MPAA. Dans le deal figurait également une copie de tous les logs et données des serveurs, c’est-à-dire : du pain béni pour la justice. Et même mieux, son site internet arborait ensuite l’image d’un flyer distribué dans les vidéoclubs du territoire US portant l’inscription Orwellienne : « Vous pouvez cliquer, mais vous ne pouvez pas vous cacher ! »

GRANDE-BRETAGNE : ACQUITTEMENT DU MÉCHANT ALAN, CONDAMNATION DU GENTIL JESUS

À 26 ans, Alan Ellis est devenu le premier sujet de sa majesté à être poursuivie pour partage illégal de fichiers. De 2004 à octobre 2007, date à laquelle la police se présenta à son domicile et ferma son site internet OiNK, il a fait tourner le plus gros annuaire britannique de torrents. Quelques semaines auparavant, il avait même été élu par le magazine Blender l’une des 25 personnes les plus influentes dans la musique online. Selon la justice, Oink Pink Palace aurait facilité le téléchargement de 21 millions de fichiers musicaux. Lors de son audition, il a déclaré au juge avoir fait cela pour « développer ses compétences professionnelles afin de favoriser son employabilité. » Cela malgré les 220 000 euros retrouvés sur son compte Paypal, les 15 000 euros mensuels de dons qu’il recevait et ses dix comptes épargnes, chacun rempli à hauteur de 25 000 euros. Par ailleurs, le jeune homme disposait d’un emploi de développeur à temps plein. Grâce à la méprise du juge qui l’inculpa pour fraude et non pour infraction au code de la propriété intellectuelle, Alan Ellis s’en est sorti avec un acquittement, prononcé le 15 janvier 2010. Mais si cette affaire s’est bien terminée pour Alan, la justice britannique n’allait pas manquer le suivant.

Car Jésus, lui, a pris 32 mois de prison – Noisey UK vous a déjà raconté son histoire. Kane Robinson de son vrai nom a monté et administré pour le plaisir un forum d’échange de musique nommé Jesus Dancing, actif de 2006 à 2011. À 23 ans, il faisait tourner sa petite entreprise non lucrative tout en rangeant les chariots de Tesco pour se payer de l’espace de stockage . Une vie paisible dans le nord de l’Angleterre. Pourtant, son forum s’est attiré les foudres de la justice dans un effort combiné des polices britannique et américaine. Le 1er septembre 2011, il dormait dans sa chambre d’adolescent quand sa mère vint le réveiller à 6 heures du mat’. « Kane, la police est là », lui dit-elle. Six policiers se tenaient dans le hall. Deux venus spécialement de Londres, deux d’une unité d’investigation de l’industrie musicale, et deux bobbies du commissariat du coin. Le verdict définitif tomba le 10 novembre 2014 et il était lourd : 32 mois ferme. Richard Graham, alias Trix, un autre membre actif de son forum également inculpé, hérita de 21 mois de prison. C’est, je crois, les sanctions les plus disproportionnées pour une affaire de ce genre. Elles s’expliquent en partie par l’ambiance de l’époque. Alan Ellis venait de s’en sortir presque miraculeusement, Kim Dotcom de Megaupload narguait la justice dans ses voitures de luxe et les activistes de Pirate Bay avaient politisé leur procès. Sale époque pour le petit Jesus, qui voulait juste le bien de sa communauté.

Screenshot du site de partage de torrents suédois The Pirate Bay.

SUÈDE : L’ÉTENDARD THE PIRATE BAY

Le 31 janvier 2008, après exploitations des saisies effectuées par la police fin mai 2006 dans 12 lieux différents abritant des serveurs de The Pirate Bay, des procureurs suédois déposent une plainte à l’encontre de Fredrik Neij, Gottfrid Svartholm et Peter Sunde, administrateurs présumés du plus gros site d’annuaire de torrents n’ayant jamais existé. L’accusation portait sur 34 cas de violations de droits d’auteurs pour 21 fichiers musicaux, 9 films et 2 jeux vidéo.

Le procès eut lieu du 16 février au 3 mars 2009 et le verdict fut prononcé le 17 avril. Les trois jeunes hommes ont tous été reconnus coupables et condamnés à un an de prison et quelque 2,7 millions d’euros d’amende et dommages et intérêts. Ces derniers ont été distribués à une quinzaine d’entreprises du secteur audiovisuel constitué en partie civile : Blizzard, Sony, Universal Music, Warner et la Fox. Tous ont fait appel de cette décision, et en novembre 2010, le nouveau verdict a abaissé les peines de prison tout en augmentant la somme des dommages et intérêts.

Entre-temps, tous avaient décidé de fuir la justice. Gottfrid, absent au procès en appel, s’était barré en Asie du Sud-Est. Il s’est fait choper au Cambodge en 2012 puis a été condamné à trois ans et demi de prison au Danemark pour cette fois-ci une obscure histoire de piratage informatique. Fredrik avait lui aussi choisit l’Asie pour se réfugier. Il s’est fait reprendre à la frontière du Laos et du Cambodge en novembre 2014. L’été précédent, c’est Peter qui s’était fait avoir en Suède avant d’être emprisonné dans la foulée pour purger sa peine de huit mois.

NOUVELLE-ZÉLANDE PUIS HONG KONG PUIS ÉTATS-UNIS PUIS LE MONDE : LE GROS CAS KIM DOTCOM

Les frasques et déboires judiciaires de l’extravagant entrepreneur auraient mérité un article entier. Le 19 janvier 2012, le site Megaupload fondé en 2005 et domicilié à Hong Kong, est fermé par le FBI. Le lendemain matin, Kim Schmitz et trois de ses associés sont arrêtés dans son manoir d’Auckland, Nouvelle-Zélande, où il réside depuis 2010. L’opération de police est impressionnante : deux hélicoptères, 76 policiers au sol épaulés par une unité antiterroriste sont déployés. Quelques jours plus tard, deux autres employés de Megaupload sont interpellés en Europe.

Un mois plus tard, Kim est libéré sous caution, malgré un avis défavorable estimant qu’il risquerait une nouvelle fois d’essayer de se soustraire à la justice, ce qu’il avait déjà tenté en Allemagne. Par ailleurs, trois passeports et une trentaine de cartes de crédit portant divers noms avaient été retrouvés à son domicile.

Les USA demandent son extradition. Avec ses complices, il est poursuivi pour racket, blanchiment d’argent et violation des droits d’auteur. Ils risquent 60 ans de prison.

Fin juin 2012, c’est un coup de tonnerre qui émane de la Haute cour de Nouvelle-Zélande. La justice estime en effet que la procédure et la perquisition présentent de nombreuses irrégularités. Un peu plus tard dans l’année, le Premier ministre néo-zélandais admet que les écoutes étaient « illégales ». Mais la justice américaine ne compte pas en rester là avec le créateur d’un site qui serait responsable d’un manque à gagner estimé à un demi-milliard de dollars. En attendant, le gouvernement US célèbre sa première vengeance en annonçant avoir saisi 50 millions d’euros sur la fortune personnelle de M. Schmitz.

Le 23 décembre 2015, la justice néo-zélandaise se prononce finalement en faveur d’une extradition vers les USA en vue de sa comparution. L’intéressé a fait appel et cette requête est actuellement examinée dans un procès programmé pour durer de six à huit semaines.Nul doute que cette histoire finira mal pour Kim Dotcom, mais il semblerait que ce type soit plein de ressources.


Interface du logiciel de streaming de films et séries en ligne Popcorn Time.

FRANCE : LA SACEM RÉCLAME SA THUNE À UN SITE DE TORRENTS

Entre 2005 et 2006, Vincent Vallade a tout juste 20 ans. Il est alors l’administrateur du plus gros annuaire français de torrent : eMule Paradise. C’est dix ans plus tard, au terme d’une guérilla judiciaire, que son procès s’est clos. D’après les enquêteurs, Vincent Vallade s’est fait paquet un blé : 416 000 euros, tirés des revenus publicitaires issus de eMule Paradise mais aussi d’un site porno qu’il administrait parallèlement. Parmi les plaignants, on compte les gros groupes de l’industrie musicale et cinématographique, mais aussi des éditeurs, des distributeurs et cette chose toute française qu’est la société des droits d’auteur, la SACEM. À eux tous, ils lui réclament 8 millions d’euros. Au final, Vincent Vallade s’est vu infliger 45 000 euros d’amendes, somme à régler avec ses quatre autres coïnculpés, la saisie de son Porche Cayenne et 14 mois de sursis.

ÉPILOGUE

En début d’année, les deux administrateurs du défunt site Full-stream.net se sont fait piquer par la justice française. Deux jeunes hommes, dont les noms n’ont pas encore filtré, ont été interpellés les 23 et 24 février 2016. L’un des prévenus dort en ce moment en prison « en raison de son comportement et ses propos tenus devant le juge », d’après le site spécialisé Zataz. Le procès devrait se tenir prochainement. Au domicile des prévenus, vivant respectivement à Grenoble et à Salon-de-Provence, une grosse berline allemande et du matériel informatique dernier cri ont été saisis par la justice. Un million d’euros tirés de revenus publicitaires dormiraient également sur des comptes bancaires basés à Hong Kong.

Ailleurs dans le monde, on peut noter la fermeture récente de Popcorn Time. Mais les administrateurs, des Canadiens, n’ont toujours pas été inquiétés par la justice malgré le dépôt d’une plainte les visant. Ils auraient choisi de collaborer avec la justice et le groupe fondateur serait actuellement en conflit interne. Un règlement à l’amiable qu’ont également choisi les créateurs de Grooveshark, un temps concurrent direct de Deezer – la gratuité intégrale et l’absence de pub en plus. Faisant l’objet de plaintes venant de multiples maisons de disques, et ayant été condamné le 24 avril 2015 par le tribunal de Manhattan à une peine de quelque 150 000 dollars par morceau sur lequel une infraction avait été constatée – soit un total estimé à 736 millions de dollars – les étudiants Andrés Barreto, Josh Greenberg et Sam Tarantino ont préféré jeter l’éponge.

Et les autorités chassent jusqu’en Pologne. C’est là-bas qu’ils sont allés choper Artem Vaulim, alias Tirm, l’administrateur de Kickass Torrents. Né en Ukraine et âgé de 30 ans, Trim s’est fait serrer suite à un banal achat sur iTunes. Le 31 juillet 2015, après avoir fait ses emplettes sur la plateforme d’Apple, il commettait l’erreur de se connecter sans changer d’IP au Facebook de KAT. La marque à la pomme, qui aime se présenter comme le défenseur des libertés et le pourfendeur du Vieux monde, s’empressait alors de balancer aux enquêteurs les infos permettant de remonter à son domicile. Le mercredi 20 juillet 2016, la police frappait à sa porte. La justice américaine, qui demande son extradition, évalue le préjudice subi par l’industrie du divertissement à un milliard d’euros. Kickass Torrents était le leader dans son domaine et, d’après le site Alexa.com, se classait 68e site le plus visité au monde. Aujourd’hui, le site est à nouveau accessible – il pointe à la 115e place.

Évidemment, malgré cette longue liste de procès, je suis certains qu’aucun d’entre nous n’éprouve la moindre difficulté pour télécharger en P2P, en DDL, ou bien écouter et regarder en streaming toutes sortes d’œuvres, bouses comme chefs-d’œuvre. C’est la vie d’aujourd’hui – et c’est ce qu’a aussi fait mon colocataire. C’est pourquoi je ne peux que rester dubitatif quant à l’énergie dépensée par les justices, les gouvernements et l’industrie du divertissement afin de protéger et faire perdurer cette économie. Car tant qu’il y aura Internet et des combattants motivés par la gloire, les gains, l’idéologie du libre usage ou tout ça à la fois, cette guerre de basse intensité durera. Et dans les guerres, on trouve de tout : des traîtres, des cœurs purs et des opportunistes. Mais souvent, un peu de tout ça à la fois.

Alexandre est sur Twitter.