Le vieux 4chan est mort. Il y a bien des années, le grand méchant imageboard aux innombrables scandales était une affaire d’initiés. Son langage, son humour et ses codes ne pouvaient être acquis que sur le tas. On le disait sale, stupide et peut-être même un peu dangereux ; en général, on se méfiait de lui et de ses utilisateurs. Il était unique. Désormais, 4chan est une figure familière du web. La moindre de ses blagues déclenche une pluie d’articles, on s’est lassé de sa méchanceté de cancre. Ce glissement vers le mainstream ennuyeux a commencé en 2009, quand son fondateur Christopher “moot” Poole a été élu personnalité la plus influente du monde par TIME. Ce sacre a propulsé le forum dans les plus grands journaux, dans les conférences les plus suivies, dans les articles des chercheurs les plus qualifiés. Il a également déclenché une vague de naissances : des sites concurrents, pour la plupart de tristes clones, sont apparus en grand nombre. Cette grande famille d’imageboards occidentaux s’est peu à peu fait connaître sous le nom de “chans”. Aujourd’hui encore, son émergence passe pour un phénomène inédit. 4chan et tous ses descendants ne sont pourtant que le dernier chapitre d’une très longue histoire.
Pour comprendre d’où viennent les chans, il faut remonter à l’époque où Internet n’était pas encore le réseau informatique de référence. Entre la fin des années 70 et le milieu des années 90, les heureux propriétaires d’un ordinateur et d’un modem fréquentaient surtout les bulletin board systems (BBS). Ces “panneaux d’affichage électroniques” hébergés par des machines dotées d’un logiciel spécial permettaient à leurs utilisateurs d’échanger des messages privés ou publics, de partager de petits fichiers et parfois même de jouer. En 1994, au plus fort de leur notoriété, environ 60 000 d’entre eux ravissaient 17 millions d’utilisateurs rien qu’aux Etats-Unis. Cet âge d’or a pris fin l’année suivante, quand la diffusion à grande échelle des premiers navigateurs web a permis à internet de s’imposer comme un réseau plus riche, étendu et facile d’accès que les BBS.
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Malgré le destin tragique de son genre, c’est un bulletin board system qui a posé les fondations des chans tels que nous les connaissons. Tout a commencé grâce à un certain Shiba Masayuki. A l’automne 1995, ce Japonais a créé un BBS appelé Ayashii World pour parler de Kasumigaseki, un jeu vidéo qui s’inspire de l’attentat au gaz sarin commis quelques mois plus tôt dans le métro de Tokyo. Malheureusement, Ayashii World – qui peut être traduit en “monde louche” ou “suspect” – a été fermé avant son premier anniversaire par son propriétaire. Les raisons de cette mort rapide sont floues. Des histoires d’argent, sans doute : pour maintenir son panneau d’affichage virtuel à flot, Shiba Masayuki devait verser un loyer mensuel au fournisseur de services en ligne Nifty-Serve. En 1995, celui-ci facturait également 10 yen (un peu moins de 10 centimes d’euro) par minute d’utilisation de son réseau. Pour les clients désireux de profiter d’un débit compris entre 9,6 et 14,4 kilobits par seconde, ce tarif grimpait à 25 yen par minute, soit 13 euros de l’heure.
Quelques mois après la fermeture d’Ayashii World, Shiba Masayuki a découvert une alternative à l’onéreux Nifty-Serve : Internet. Le nouveau réseau informatique à la mode regorgeait d’offres d’hébergement, de services d’e-mail et de modèles de BBS gratuits. C’est grâce à elles qu’il a pu ressusciter son panneau d’affichage virtuel sur le World Wide Web au mois d’août 1996. L’historien de la toile japonaise Yar Ishara rapporte que c’est un site de discussion pédophile bricolé à partir de services similaires qui a inspiré M. Masayuki. La deuxième version d’Ayashii World était un textboard, un type de BBS adapté au web qui n’accepte que les échanges textuels. On y discutait lolis, culture geek, drogue et piratage en échangeant des dessins bricolés à l’aide de caractères spéciaux type SJIS ou ASCII. Contrairement à son ancêtre, le nouvel Ayashii World permettait aux internautes de s’exprimer sans s’inscrire ni signer leurs messages. Par défaut, chaque contribution aux débats était mise en ligne sous le pseudonyme “Nanashi”, “sans nom”.
Dans un pays réputé pour la complexité et la rigidité de son système de politesse, ce pari sur l’anonymat était un coup de génie. Libérés des nombreux paramètres de langage qu’ils sont supposés ajuster face à un interlocuteur identifié, les Nanashi pouvaient enfin privilégier le fond à la forme et échanger d’égal à égal. Leurs discussions brutales ont engendré nombre de mèmes textuels et visuels : le vilain petit chat Giko-Neko, l’émoticône ヽ(´ー`)ノ et toutes ses variations… Fort de sa culture fascinante, de son humour absurde et de ses promesses de liberté, la création de Shiba Masayuki a vu sa popularité croître de manière exponentielle. Au début de l’année 1997, les internautes se sont mis à utiliser son nom pour ouvrir leur propres BBS thématiques : AyashiiWorld@Tohoku était consacré au tourisme dans la région de Tohoku, @Ariake aux manga amateurs, @news aux actualités internationales. Ensemble, ces sites jumeaux formaient une nébuleuse qui s’est peu à peu fait connaître sous le nom de Nanashi World.
“J’ai créé un espace de liberté, déclarait le fondateur de 2chan au magazine Wired en 2008. Ce que les gens en ont fait dépendait d’eux.”
C’est dans cette soupe primordiale que le représentant originel des imageboards a vu le jour en août 1997. Baptisé Licentious Notice Board (LNB) par son créateur, M. Fujinami, il était le premier BBS à permettre l’échange d’images. Yar Ishara affirme que ses utilisateurs ont posé les bases de la culture imageboard japonaise grâce à leur talent “incroyable” pour le photomontage. Dans son ouvrage Histoire de l’internet japonais, le spécialiste des réseaux informatiques Barbora ajoute qu’une portion non négligeable du porno qui circulait sur le web nippon au début des années 2000 avait été introduite sur le web par LNB. En dépit de tous les bienfaits qu’il apportait aux internautes, Licentious Notice Board a été sabordé par son créateur peu de temps après son ouverture. Aucun de ses anciens utilisateurs n’a jugé bon de lui donner un successeur ; le règne des textboards était encore loin d’arriver à son terme. La fin d’Ayashii World, cependant, approchait à grands pas.
En mars 1998, l’administrateur d’un textboard pour pirates informatiques appelé Guess, Mr. Alice, a cru judicieux d’ordonner à l’un de ses programmes de spam d’inonder Ayashii World de messages inutiles. Furieux, les Nanashi ont riposté en révélant les informations personnelles de l’inconscient après avoir piraté son forum. Cette opération punitive a été menée au mépris des excuses de Mr. Alice et des tentatives d’apaisement de Shiba Masayuki. Pour s’épargner de potentielles poursuites judiciaires, le patron d’Ayashii World a décidé de fermer son BBS. Il l’a ressuscité quelques semaines plus tard avant de l’enterrer pour de bon, fatigué par l’agressivité et le manque d’hospitalité des membres du site.
La thèse de la guerre numérique comme cause de la disparition d’Ayashii World n’est pas partagée par tous les observateurs. Selon le site de “documentation et de préservation de l’histoire de la communauté imageboard/chan” Yotsuba Society, la mort du vaisseau-mère des Nanashi a été causée par ses propres serveurs. Trop faibles pour supporter l’énorme communauté du site, ils auraient planté assez régulièrement pour convaincre certains membres du textboard d’envoyer des menaces à Shiba Masayuki. Celui-ci aurait fini par fermer le site pour ne plus avoir à subir ces intimidations. Dans ce cas de figure comme dans celui de l’affrontement entre forums, ce sont les seuls habitants du “monde étrange” qui sont responsables de sa chute.
Quelqu’en soit la cause, la mort brutale d’Ayashii World a beaucoup déstabilisé les BBS jumeaux du Nanashi World. Pour rester fortes, ces communautés ont dû trouver un nouveau noyau autour duquel graviter. Elles ont décidé qu’Amezo serait leur point de ralliement de rechange au mois de septembre 1998. Lorsque ce site web a vu le jour en 1997, il n’était qu’un réservoir de liens vers les innombrables BBS qui fleurissaient dans le sillage de Shiba Masayuki. Mais une fois bombardé pièce maîtresse du Nanashi World, il a acquis le titre de First Channel et s’est équipé du premier textboard anonyme dit “flottant”. Avant l’arrivée d’Amezo, les BBS japonais avaient l’habitude d’utiliser un système de discussion à ramifications dans lequel chaque réponse peut devenir le point de départ d’un échange à part entière. Pensez à un arbre ou à ces tunnels de sous-dossiers qui traînent dans votre disque dur. En plus d’être difficile à parcourir, cette structure favorise les débats intestins et les causeries hors-sujet ; à force d’embranchements, le sujet original se perd. Dans le système flottant, pas de ramifications, chaque fil de discussion ou “thread” est une suite unique de commentaires classés par ordre chronologique. En adoptant ce mécanisme, The First Channel a sonné la fin de la préhistoire des chans.
Amezo est vite devenu très populaire auprès des vétérans d’Ayashii comme des profanes grâce à son pari sur le système flottant, bien plus clair et facile à naviguer que son pendant à ramifications. Cela n’a malheureusement pas suffi à le sauver d’une fin précoce : The First Channel est mort en octobre 1999, un an à peine après sa naissance. Les circonstances de cette disparition font toujours débat chez les historiens du web. Une rumeur affirme que le fondateur du textboard a dû désactiver sa création après avoir été harcelé par les yakuzas ou un groupe affilié. L’intérêt prononcé des syndicats du crime japonais pour le web et son business va dans le sens de cette hypothèse. D’autres explications moins sensationnalistes attribuent la disparition d’Amezo à des serveurs faiblards ou à l’intense vandalisme numérique dont il était victime : épuisé par sa lutte contre les trolls et les campagnes de spam, son créateur aurait tout bonnement jeté l’éponge. Mis à la porte, les internautes qui fréquentaient First Channel se sont réfugiés sur le nouveau textboard 2channel.
2channel, aussi connu sous le nom de 2ch ou Second Channel, a été inauguré le 30 mai 1999 par Hiroyuki Nishimura. A l’époque, ce Japonais de 22 ans suivait des études de psychologie à l’University of Central Arkansas et développait des sites web en freelance. Il passait aussi beaucoup de temps sur Amezo, son BBS préféré. C’est le mélange de ces trois éléments qui l’a amené à ouvrir son propre forum : “Pendant le Spring Break, la plupart des mes amis retournaient dans leur ville d’origine, raconte-t-il sur son blog. Il n’y avait pas grand-chose à faire sur le campus. Pour passer le temps, j’ai créé le site qui est devenu 2channel.” Un nom qui fait référence au First Channel, son mentor. Tout comme l’héritier disparu d’Ayashii World, le Second Channel est un textboard anonyme de type flottant. Bien qu’elle en ait été accusée, la création de l’étudiant expatrié est plus qu’une simple copie de son aîné. Avant son arrivée, la plupart des BBS japonais proposaient avant tout des salles de discussion liées à la culture geek : systèmes d’exploitation, matériel informatique, cracking, etc. En réservant certaines sous-catégories de son forum à d’autres sujets plus populaires comme le sport, la cuisine ou l’art, Hiroyuki Nishimura a ouvert le monde des textboards au grand public. Une bonne idée, au bon moment : l’ADSL est arrivée au Japon en 1999.
Deux événements ont permis à 2channel de se faire connaître. Le premier est survenu en juin 1999, quand l’enregistrement d’une conversation téléphonique au cours de laquelle un opérateur du service client de Toshiba maltraite son interlocuteur a été diffusé sur le site. Le second remonte au 4 mai 2000 : ce jour-là, un adolescent de 17 ans a détourné un bus et tué l’un de ses occupants d’un coup de couteau une heure après avoir annoncé ses intentions sur 2channel. Le textboard est sorti grandi des scandales consécutifs. De 220 000 utilisateurs en 2000, il est passé à 5,4 millions en 2004. Ces chiffres ont continué à croître au fil des années. En 2014, 10 millions de personnes se rendaient quotidiennement sur le forum pour profiter de sa liberté de ton presque totale, de sa culture unique et de son humour cruel. Pedobear, OMG Cat et le Woody pervers sont nés là-dedans. Même les yakuzas viennent en profiter.
Au Japon, la création d’Hiroyuki Nishimura est désormais incontournable. L’homme préfère tout de même se distancer de son oeuvre : “J’ai créé un espace de liberté, a-t-il déclaré au magazine Wired en 2008. Ce que les gens en ont fait dépendait d’eux.” L’ancien étudiant en psychologie a essuyé plus de 100 procès au nom de la préservation de cette liberté. Il en a perdu au moins 50. Ses détracteurs le tiennent pour responsable des affaires de trafic de drogue, de harcèlement, de meurtre et de suicide qui prennent racine sur son forum. Lui s’en moque ; il ne va plus aux audiences et écope d’amendes qu’il ne paie pas, ou si rarement que les plus grands titres du pays en font leur Une. Entre deux embrouilles, il a trouvé le temps d’être nommé rédacteur en chef de Variety Japanet de co-fonder un simili-YouTube qui fait désormais partie des 100 sites les plus visités de la planète. Au mois de septembre dernier, il est devenu propriétaire du plus célèbre de tous les imageboards occidentaux : 4chan. Un site qui n’aurait jamais existé sans lui, bien sûr.
En août 2001, 2channel a failli mourir écrasé sous le poids de ses propres visiteurs à cause de son code source défaillant et du manque de puissance de ses serveurs. Motivé par la peur de perdre son cocon numérique, un internaute connu sous le nom de “Chef du village” a créé un textboard-refuge qu’il a baptisé Futaba Channel. Peu de temps après son ouverture, une mise à jour bricolée par l’un de ses administrateurs l’a transformé en imageboard : ses membres pouvaient désormais échanger des fichiers au format jpg, png et gif. Cette fonctionnalité a permis au site de ne pas être déserté malgré le rétablissement miraculeux de 2channel. Elle lui a également permis de devenir l’un des coins les plus créatifs d’Internet et d’acquérir le titre de Third Channel. La culture web lui doit le Long cat, Yaranaika, Gyate Gyate, les OS-tans et beaucoup d’autres mèmes extrêmement populaires. De l’autre côté du Pacifique, ce foisonnement a fait des envieux sur les forums du portail humoristique Something Awful. L’un de ces petits jaloux, Christopher “moot” Poole, a copié-collé le code source de Futaba sur son ordinateur, l’a traduit cahin-caha et a mis le tout en ligne sous le nom de 4chan en octobre 2003. Il avait 15 ans. Aujourd’hui, il travaille chez Google.
4chan était le premier imageboard à fils de discussion du web occidental. Ce système l’a vite rendu très populaire, exactement comme Amezou. En septembre dernier, moot a révélé que son site recevait 20 millions de visiteurs uniques chaque mois. Ces “Anonymous” sont réputés agressifs et hostiles, comme les Nanashi d’Ayashii World en leur temps. Comme son grand-père 2channel, 4chan s’est attiré beaucoup de problèmes en tablant sur une parole numérique débridée. Il a trempé dans le Gamergate et dans le Fappening, il a harcelé des enfants et encouragé des tentatives de suicide. Mais tout comme son géniteur, Futaba Channel, il a donné naissance à quelques-uns des plus gros mèmes du web grâce à ce pari sur la liberté d’expression. 4chan fait partie d’une lignée, d’une logique qui le dépasse : s’il commence à se faire vieux, son influence dans le lancement de la cinquième générations de chans a été décisive. 8chan l’infini, Krautchan l’Allemand, Cable6 le Français, 420chan le drogué et tous les autres imageboards qui sont apparus sur le web depuis une dizaine d’années n’auraient sans doute jamais vu le jour sans lui. Et sans une poignée de Japonais bien décidés à s’échanger des images pédophiles, rien de tout cela ne serait arrivé.