Sexe

Une histoire accélérée du BDSM, des années 1990 à aujourd’hui

J’ai rencontré Gala Fur dans le salon feutré d’un hôtel du 6e arrondissement de Paris. Elle le trouve commode pour les entretiens : sa clientèle internationale ne parle pas toujours français et nous épargne les coups d’œil entendus de curieux qui entendraient deux femmes discourir de cordes et de soumission. Gala Fur a eu mille vies. À en croire sa bio, elle est à la fois dominatrice, pilote d’avion, archéologue, journaliste, cinéaste, documentariste et auteure – notamment des Soirées de Gala et de Gala Strip, livres dans lesquels elle a décrit les soirées SM des années 1990 et leurs transformations au fil des ans. En novembre dernier, elle a sorti un très beau Dictionnaire du BDSM aux éditions de La Musardine. Érudit, traversé de références littéraires et visuelles, de photos et d’illustrations, ce pavé aux quelque 250 entrées fera office de Bible à qui voudra découvrir ces pratiques ou comprendre comment le BDSM n’a cessé d’être une sorte de miroir déformant des évolutions sociétales.

Quelques semaines après l’avoir rencontrée, je suis allée voir Cinquante nuances plus sombres, l’adaptation de James Foley du deuxième opus de la trilogie d’E.L. James. Pour ceux qui auraient eu la chance d’y couper, Cinquante nuances est à peu près au BDSM ce que le McDo est à la gastronomie végane. Une bluette pour adolescentes dans laquelle la femme fait (toujours) office d’oie blanche dépendante d’un homme pour se réaliser et où deux-trois fessées sont diluées dans un océan de mièvrerie. Avec Gala, on a discuté du phénomène Fifty Shades et de pourquoi il s’inscrit, selon elle, dans un mouvement global d’échec du progrès pour les femmes et les hommes. Heureusement, on a surtout parlé d’autres choses. De « l’épidémie » de soumises, de réseaux sociaux et de la torture de l’espérance, entre autres.

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© Fergus Greer

VICE : À quoi ça sert, un dictionnaire du BDSM ?
Gala Fur : Cela sert déjà à s’instruire. Les gens qui s’intéressent au BDSM représentent une niche de 2 à 3 % de la population, mais quand on est un peu large d’esprit, on apprend beaucoup de choses en parcourant quelques-unes des entrées du dictionnaire. Le sujet devrait être grand public. J’ai fait ce travail pour que le BDSM soit connu tel qu’il est. Et aussi pour évoquer l’évolution du sadomasochisme, qui est devenu un univers beaucoup plus vaste – on y a accolé « bondage », « discipline », « domination » et « soumission » – du fait qu’il regroupe aujourd’hui toutes sortes de pratiques qui peuvent mener à un état de conscience modifié.

Quelles en sont les grandes évolutions ?
Dans les années 1990, le SM restait très underground. Les choses ont bougé dans les années 2000, mais la sortie du placard se situe en 2011 avec Cinquante nuances de Grey, qui a permis une visibilité, même si les gens qui pratiquent ne l’ont pas vraiment lu. Là, le BDSM a été utilisé dans une romance qui a eu un succès fou. Ce livre enchaîne les clichés, mais il a normalisé des pratiques sexuelles qui étaient déjà banalisées sur certains sites porno comme chez Kink. Toutefois, je regrette beaucoup que ce soit aussi patriarcal. Finalement, c’est toujours la femme qui est soumise et l’homme qui domine, il n’y a pas de renversement. S’il y en avait eu un, le livre n’aurait absolument pas cartonné.

Votre déception autour du livre se situe au niveau de ces représentations dominant/dominée ?
Oui, je trouve cela décevant. Si on prend le schéma inverse, il y a une BD des années 1970 que j’aime bien, Pravda la Survireuse. C’est une femme dominatrice qui écrase à peu près tout. Il y a aussi les femmes dessinées par Éric Stanton dans les années 1950, qui sont toutes des dominatrices. C’est quand même plus jouissif que de voir des femmes passives, et en même temps très marginal. Non seulement ce n’est pas dans l’esprit du temps, mais avec Cinquante nuances, un flot de soumises ont fait leur apparition. Comme s’il y avait une épidémie de soumises.

Dans votre livre, vous dites que parmi elles, on trouve des femmes lassées des injonctions : elles doivent tout gérer, pouponner, travailler, et s’émanciper.
Oui, je crois que même celles qui n’ont pas encore expérimenté la « double journée » sont lassées avant même d’avoir commencé. On voit des jeunes femmes de 25 ans qui ont envie d’être prises en charge. L’autonomie, l’indépendance, sont des notions qu’elles rejettent. C’est lié à la terrible régression mondiale et sociétale et à l’échec d’une certaine idée du progrès. Le progrès embrassait l’émancipation de plein de gens, en particulier des femmes. On est en train de tourner la page. Pas seulement dans le BDSM, mais dans tous les domaines : repli sur soi, populismes un peu partout, repli religieux, sectes florissantes et, donc, repli sur soi de la femme qui a finalement envie de rentrer dans un mode traditionnel et qu’un homme s’occupe d’elle.

La soumission ne pourrait-elle pas justement être un moyen d’échapper aux injonctions et une façon comme une autre de vivre sa sexualité ?
Certaines disent que pour elles, c’est une délivrance d’être soumise. Un point de vue tout à fait envisageable serait de dire que la femme doit souvent lutter pour son plaisir. Elle cherche parfois des sensations dont l’homme se fout éperdument et ça aussi, c’est fatigant. Les filles se sont lassées, aussi essaient-elles de trouver du plaisir autrement, dans des petites douleurs, en étant attachées ou dans l’attente. La soumission peut aussi être un signe de fatigue sexuelle. C’est en tout cas régressif.

Le BDSM est encore une zone de refuge, c’est une bonne famille. Une famille avec des libertés, du sexe, avec des pratiques qui peuvent varier d’une fois à l’autre.

C’était quand, le « progrès » ?
Le « progrès » démarre dans les années 1880 avec l’ère industrielle et se poursuit au XXe siècle. On en voit apparaître les symptômes dans le roman de Robert Musil, L’Homme sans qualités. On y sent ce basculement et les débuts du progrès et de l’émancipation des femmes parce qu’elles y sont libérées, indépendantes, autonomes, maîtresses d’elles-mêmes.

Et l’âge d’or du BDSM ?
Les trente glorieuses du SM underground se terminent en 2000 et quelque. Je crois qu’il n’y a jamais de retour d’un âge d’or. Quand un cycle se termine, on rentre dans autre chose. On ne peut pas revenir en arrière. On peut porter des vêtements hippies et se peindre « Love » sur le front, mais on ne reviendra jamais au flower power de la fin des années 1960.

Votre dictionnaire montre que le BDSM a traversé le monde de la pensée et celui des arts.
Oui. Je cite par exemple le photographe Pierre Molinier, que j’aime beaucoup à cause du masque et du travestissement. Il y a aussi la photographe Claude Alexandre. C’est grâce à moi qu’elle a découvert le SM et photographié les gens que je connais. Je cite Maria Beatty, dont j’adore les premiers films en noir et blanc. Les intellectuels et les écrivains ne sont pas en reste : Foucault s’y est intéressé comme historien de société, Deleuze, Sartre, Bataille, et aujourd’hui Pascal Quignard. Un grand nombre d’artistes et d’écrivains se sont intéressés au SM car lorsqu’on a exploré la sexualité « traditionnelle », on arrive vite à des limites. Personnellement, je ne vois pas le plaisir qu’on peut trouver dans un coït ordinaire. J’en suis incapable, je préfère prendre une tasse de thé.

Ça vous ennuie ?
Oui, je trouve ce rapport sexuel très limité en intensité. Je n’arrive pas au même état de conscience élevé que je peux atteindre dans des pratiques SM ou tantriques. La sexualité « ordinaire » avec les petits orgasmes clitoridiens, je laisse ça aux étudiantes.

Pourquoi le BDSM fait peur à certains ?
Ce sont des pratiques taboues du fait qu’elles incluent de la violence. Et puis, il y a le fait que le masochisme a été associé au sadisme. C’est une association malheureuse, le masochiste n’a rien à voir avec le sadique. Le sadique n’a rien à faire d’une victime consentante. Le masochisme requiert l’accord des deux personnes, c’est complètement consensuel. Dans le BDSM, il n’y a pas d’agression. Tout cela à cause de Richard von Krafft-Ebing qui a accolé sadisme à masochisme dans sa liste des différentes perversions sexuelles [dans son manuel destiné aux médecins légistes et aux magistrats Psychopathia Sexualis, publié en 1886, ndlr]. Ce psychiatre austro-hongrois a popularisé ces termes en référence aux œuvres de Sacher-Masoch et de Sade. Son manuel est d’ailleurs sorti en même temps qu’un livre de Masoch, qui n’a plus jamais vendu un seul roman, puisqu’on l’a considéré alors comme un malade mental.

Comment la société actuelle influence-t-elle le BDSM ?
On est en train de recréer les mêmes normes dans le BDSM que dans le reste du monde. Dans les soirées « munch » [réunions de personnes pratiquant ou souhaitant se renseigner sur le BDSM, ndlr], on passe au moins une demi-heure à parler des normes. Des soirées entières sont consacrées aux règles, au consentement, au mot d’arrêt, à la non-violence. Il est indispensable de former les nombreux débutants qui viennent. Je suis pour le ressassement, c’est une évidence qu’il faut respecter l’autre. Cela rend les gens un peu tatillons dans leurs pratiques. Il y a beaucoup de parlotte, des schémas préétablis, mais il y a heureusement des ouvertures vers quelques dérapages ! De toute manière, le SM a toujours reproduit la société en s’en moquant. C’est bien normal qu’il parodie la société actuelle en mettant des normes partout.

On parle aussi souvent d’un regain de puritanisme…
Avec la fin de la notion de progrès et le changement du siècle qui s’annonce très violent, la liberté n’est plus un mot d’ordre. Nous assistons à un retour de bâton en phase avec la régression, le repli sur soi. Nous sommes à un tournant de la civilisation où ce qui était n’est plus et ce qui va advenir n’est pas encore, donc tout le monde a très peur qu’on arrive à la fin d’un cycle. On ne peut pas montrer un téton sur Facebook. Dans certaines villes, on ne peut pas mettre d’affiches montrant des hommes qui s’embrassent sur un mur. Dans l’aéroport de Vienne, j’ai vu une grande affiche qui vantait le Babylon, une maison close avec des chambres dans un style années 1930. Ils l’ont fait retirer. Ainsi va la vie…

Votre dictionnaire montre que le vocabulaire du BDSM a évolué en même temps que les pratiques.
Il y a des entrées qui n’auraient pas existé il y a dix ou quinze ans comme « mort de faim » avec son synonyme « zombie » [« ces masochistes frustrés qui errent dans les soirées et dans les munchs, rêvant d’une maîtresse qui voudrait bien les prendre en main » et qui « se prosternent devant la botte ou l’escarpin d’une femme » , écrit Gala Fur dans son dictionnaire, ndlr]. Il y a des mots que je n’ai pas inclus, des effets de mode, comme « brat » qui veut dire « sale gosse », « enfant gâté ». Des soumises qui en font trois tonnes pour faire leur intéressante et embêter leur maître ou leur maîtresse. Des mots comme « zentai » [combinaison qui recouvre le visage et le corps], « shibari » [l’art d’attacher] resteront. « Top/bottom » aussi. Cette manière de désigner les partenaires actifs [« top », qui accèdent au topsace, état de concentration extrême et de contrôle absolu] et passifs [« bottom », qui accèdent au subspace, état de flottement au moment du lâcher prise] dans un rapport D/S a débuté en 1996 aux États-Unis parce que les Américains se penchent toujours sur les questions de sexe d’une manière intellectuelle, ce que les Français ne font pas, en tout cas plus du tout depuis Deleuze. Ici, ça fait dix ans que cette notion existe et c’est grâce au shibari qu’elle a pris tout son sens.

© Patrick Siboni

Quelle est l’entrée qui vous a le plus posé problème ?
La zoophilie, qui n’a rien à voir avec le sadomasochisme. En même temps, comme il y a eu beaucoup de cas de maîtres qui ont obligé leur soumise à faire l’amour avec un chien, je l’ai quand même incluse avec une photographie d’un artiste ukrainien.

Quel est votre mot préféré ?
C’est « masque » parce que j’aime les masques et le travestissement. J’aime aussi la torture de l’espérance, j’en parle d’ailleurs à l’entrée « Attente ». Prendre du plaisir à espérer quelque chose qui n’arrivera jamais, promettre quelque chose à un soumis et le faire attendre indéfiniment : c’est vraiment une torture adaptée à un masochiste. Cela peut durer pendant des mois. Il aura toujours la langue pendante et c’est de cette torture qu’il va se réjouir et jouir. La cage de chasteté pour homme, j’aime aussi. L’ampleur de son usage depuis les années 2000 est incroyable. Les encagés ont même leur groupe, K-H (key holder, détenteur de clé) cage de chasteté sur Facebook. J’ai un soumis qui va être en cage de chasteté plusieurs semaines pendant que je serai en voyage. Cette pratique ressemble à la torture de l’espérance, enrichie du sentiment d’appartenance et d’impuissance. Plus discrète que les cordes, on l’emporte partout avec soi. On peut même travailler avec. C’est un pied de nez à la société d’être en cage au bureau. Il faut s’équiper d’une cage métallique et non pas d’un gadget en plastique.

Votre dictionnaire comporte aussi des entrées comme « réseaux sociaux » ou « internet ».
Les réseaux sociaux forment le tissu qui a permis aux gens de se regrouper. La plate-forme spécialisée FetLife compte un million d’adeptes. Avant le Minitel, les amateurs évoluaient en souterrain. Le Minitel a développé les rapports et la complicité : il y avait une vraie communauté. Avec les réseaux sociaux, c’est parti dans tous les sens et les voyeurs ont fait leur apparition. Le BDSM s’est banalisé. Facebook peut même amener de la brutalité. On y croise toutes sortes de petits-maîtres. Je ne voudrais pas être une soumise et tomber entre leurs mains. Il faut quand même une certaine cérébralité pour aborder ces pratiques.

Alors c’est du sexe pour intello ?
Pas forcément. Il y a de tout. Je connais des garagistes, des électriciens, un postier… Mais tout se passe dans la tête. Être cérébral, ça veut dire fantasmer, se faire des scénarios, être suffisamment imaginatif pour écrire des beaux textes par exemple.

En termes de soirées BDSM, on en est où ?
Avec le terrorisme, le monde d’aujourd’hui est obsédé par la sécurité. En soirée, on passe son temps à être fouillé partout à l’entrée. Ça casse l’ambiance. Les grandes soirées fétichistes étaient de très belles fêtes avec des performances extraordinaires. Aujourd’hui, on a la « Torture Garden » à Londres, qui est devenue énorme. Pour moi, il n’y a plus l’émerveillement. Les choses nouvelles se passent dans des petits lieux privés ou privatisés. Je pense au groupe d’amis londoniens Troupe of Slaves qui se rassemblent pour faire des mini-scènes improvisées et des photos de ces scènes. J’ai inclus leurs images à l’entrée « Humour » du dictionnaire. Il y a aussi des petites soirées dans des pubs avec trente pratiquants et une vingtaine de voyeurs. C’est bien plus intéressant. Le reste ressemble à la Foire du Trône.

On vous sent un peu nostalgique.
Non, je suis contente de ce qu’il se passe en ce moment. On peut trouver quelqu’un avec qui pratiquer, comme au bon vieux temps, mais avec des nouveautés. Tout est à la carte, il n’y a pas de figure imposée et cet état d’esprit n’a pas changé. L’important, c’est ce qu’on fait de l’interaction. C’est à nous d’être inventif et imaginatif. Le BDSM est encore une zone de refuge, c’est une bonne famille. Une famille avec des libertés, du sexe, avec des pratiques qui peuvent varier d’une fois à l’autre. C’est peut-être pour cela que cette famille attire autant de monde maintenant.