Une conversation sur la morale avec un revendeur d’héroïne français

Jo* a l’air d’un jeune revendeur comme un autre. Il est athlétique, se déplace dans la ville en survêtement Lacoste et veste du Réal Madrid. Il a l’air gentil, souriant. Un truc pourtant : en plus des quelques grammes de coke qu’il vend, il est spécialisé dans la distribution d’une drogue dont la réputation est bien plus morbide : l’héroïne. C’est pourquoi Jo est débordé. Son téléphone sonne toutes les cinq minutes, à ce point que nous avons été contraints de faire cette entrevue en deux fois.

En France, selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), l’héroïne est redevenue de plus en plus accessible dans la seconde moitié des années 2000. À la fin des années 90, vu les morts par surdose de nombreux héroïnomanes, l’état végétatif des toxicomanes dépendants à cet opiacé, la lutte contre les drogues dures entreprise par les ministères de la Santé des pays occidentaux, la consommation de poudre blanche, beige ou brune, diminuait sans cesse. Ce qui n’est plus le cas. Un gramme d’héroïne brune – la plus courante – se vend dans la rue pour quelque 40 euros le gramme à Paris. Un peu moins en province.

Les deux rendez-vous que m’a donnés Jo ont eu lieu en début de matinée, dans sa voiture, devant des immeubles. Ce qui m’intéressait dans cette rencontre, c’était la perception de son propre job. Je voulais savoir à quel point il profite de la triste addiction de ceux qu’il approvisionne chaque jour. À quel point il le sait. Se sent-il responsable lorsque l’un des clients fait une surdose?

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Quand je lui ai demandé pourquoi il avait tenu à ce que l’on se voie si tôt dans la journée, Jo m’a répondu sans hésiter : « C’est le seul moment où les clients ne me harcèlent pas trop au téléphone. »

VICE : Pourquoi as-tu décidé de vendre de l’héro?
Jo : Simplement parce que mon frère était déjà dedans. Je le remplaçais quand il était en taule pour entretenir la « puce » afin que les clients n’aillent pas voir un autre vendeur. Puis à sa sortie, il voulait être moins exposé. Il m’a donc laissé son carnet de clients contre un intéressement sur le bénéfice. Comme j’avais déjà pris goût à l’argent facile, j’ai accepté la proposition.

Tu as conscience que moralement, vendre de l’héro, c’est limite quand même.
Écoute, la morale tu l’oublies très rapidement. Grâce à l’argent. Moi je suis en bas de l’échelle [Jo est directement en contact avec les drogués, NDLR] et je gagne déjà ma vie confortablement en travaillant juste quelques heures par jours. Le fait de ne pas avoir besoin d’économiser plusieurs mois pour s’acheter des vêtements, une voiture, une moto, ça joue beaucoup. Quand tu n’as pas fait beaucoup d’études, c’est compliqué de trouver un travail bien payé. Après, évidemment, si on me trouve un autre produit à vendre qui permet de doubler son investissement et que tout le monde s’arrache, je le fais volontiers. Mais je doute que cela existe.

Si les clients s’arrachent le produit dont tu parles, c’est parce qu’ils sont accros. Tu n’as pas l’impression de les enfoncer encore plus?
À vrai dire, non. L’addiction est déjà installée depuis longtemps. Une dose de plus ou une dose de moins, ça ne change pas grand-chose pour eux.

Moi, le junkie, il me voit un peu comme un thérapeute. Celui qui possède la petite potion magique, celle qui va les rendre euphoriques et calmer leur douleur morale. Parce qu’il faut les voir quand ils sont en manque, le visage pâle, des cernes bien foncés comme s’ils n’avaient pas dormi depuis une semaine. Mais le pire, c’est qu’ils sont très irritables. Ils seraient capables de faire un truc de fou juste pour un petit « haja ». Moi, je soulage tout ça. J’ai la clé de leur bien-être. Et quand j’irai en prison, tu crois qu’ils arrêteront de se droguer ? Ils trouveront mon remplaçant dans la journée, voire dans l’heure.

La balance portable et les sachets de Jo.

Vendre de l’héro, c’est un truc qui t’empêche de t’endormir, la nuit?
Absolument pas. Les toxicos, je les force à rien. C’est eux qui viennent à moi. Je n’ai jamais harcelé des clients au téléphone pour qu’ils achètent chez moi. Tant qu’ils ne me doivent pas d’argent, je les laisse tranquilles. À vrai dire, c’est plutôt eux qui me dérangent quand je dors. Les schlags, ils t’appellent à n’importe quelle heure quand ils sont en keuks [en manque, NDLR].

Pour être franc avec toi, ceux qui devraient avoir des insomnies ne sont pas les dealers.

Qui ça, alors?
Pour moi, c’est plutôt leurs soi-disant amis qui leur ont offert leur première dose en soirée. Ils font passer cela pour un cadeau, mais, en fait, ils cherchent juste un nouveau partenaire de défonce. Une fois qu’il sera bien dedans, fini les cadeaux. Le nouveau schlag va devoir payer sa dose comme tout le monde. Et devine chez qui il va acheter ça. Chez son ami, qui va pouvoir financer sa conso personnelle sur son dos. Quand ils arrivent chez moi, ils sont déjà « formés ». C’est très rare que je vende sa première dose à un client.

Pour se camer, ils sont inventifs. J’ai déjà eu du parfum, des iPhone, iPad, les bijoux de la grand-mère… Une fois, un type m’a même proposé une brosse à dents électrique.Au bout de combien de temps sens-tu qu’un nouveau client est en train de sombrer dans la dépendance?

Tout dépend de s’ils arrivent à gérer leur conso ou pas. S’ils se shootent pour 50 ou 100 euros par jour, le salaire ou le RSA ne va pas suffire pour tout payer. À partir du 15 du mois, voire avant, l’argent va commencer à manquer. Là, ils n’ont plus beaucoup de choix pour acheter leurs doses : soit ils deviennent usagers-revendeurs, soit ils volent. Dès que le mec essaie de troquer un objet contre de l’héro, je sais qu’il est accro.

On t’a déjà proposé quoi en échange d’une dose?
Tout, franchement. Pour se camer, ils sont inventifs. J’ai déjà eu du parfum, des iPhone, iPad, les bijoux de la grand-mère… Une fois, un type m’a même proposé une brosse à dents électrique. Parfois j’accepte si je peux échanger ça contre une bouchée de pain, mais je me méfie un peu. On ne sait jamais comment ils ont volé le truc. Je n’ai pas envie de prendre pour recel ou vol avec agression.

C’est triste à dire, mais les objets volés que j’accepte tout le temps sont ceux dérobés à la famille.

Pourquoi?
Parce que les parents ne portent jamais plainte contre leurs enfants. Je peux garder ou revendre l’objet l’esprit tranquille. Mais bon, à ce stade-là, ils sont déjà bien rongés. Ils sont si dépendants physiquement et psychiquement qu’ils pourraient essayer de me planter pour une dose.

Ils doivent développer certains problèmes de santé. Tu as déjà eu des clients qui ont fait des surdoses?
Non, jamais, en tout cas pas que je sache. Et je croise les doigts pour que ça n’arrive jamais. Car en général les consommateurs d’héro sont jeunes, et comme il est rare de claquer d’une mort naturelle entre 20 et 40 ans, les flics vont demander une autopsie et se rendre compte que le mec avait de l’héro dans le sang. En enquêtant un petit peu, en questionnant l’entourage et surtout en secouant un peu le partenaire de défonce, ils vont vite me retrouver. Et là, c’est la merde.

Comment cette merde se manifeste-t-elle?
Eh bien, ils vont vouloir nous foutre la mort du schlag sur le dos avec un homicide involontaire. Ça va chercher entre deux et cinq ans. Comme si c’était moi qui avais préparé le shoot mortel. Je trouve ça ridicule. Est-ce que les hnouchs [policiers, en arabe, NDLR] font des perquisitions chez Auchan ou Carrefour à chaque fois qu’un alcoolique meurt d’une cirrhose? Dans ce cas-là, c’est aussi le produit qui est responsable du décès.

Tu te vois comme un homme d’affaires, en gros.
En quelque sorte, oui. C’est du commerce, donc pas de sentiment. Tu crois que les PDG, quand ils délocalisent en Chine, ils font du sentiment? Pourtant, l’ouvrier, avec trois enfants et un crédit pour la voiture, lorsqu’il perd son job, c’est également très violent. Y en a même qui se suicident. Qui poursuit les PDG pour homicide involontaire?

Au moins, mes clients sont conscients qu’ils ingurgitent des saloperies. Par contre, je ne pense pas que la ménagère soit au courant qu’elle est en train de refiler le diabète ou le cancer en faisant manger à son fils de la viande remplie d’hormones.

Ça ne te touche pas de voir mourir quelqu’un?
Bien sûr que si, je suis un être humain. J’ai un cœur, mais encore une fois, je ne me sens pas le seul responsable de ça. Je n’ai jamais forcé un client à venir me voir. Dans ce genre de taf, il ne faut pas faire de sentiment. Sinon, tu arrêtes tout de suite. Je n’ai vraiment pas le temps de faire du social.

Aussi, il ne faut pas croire que les toxicos sont sympas avec nous. Je me suis déjà fait serrer et quand les keufs ont convoqué mes clients au commissariat, 90 % des schlags ont reconnu m’avoir acheté de l’héro. Ils ont même donné ma description physique exacte, histoire de bien m’enfoncer. Le plus drôle, c’est qu’ils sont quand même restés mes clients. Au bout de 24 heures en garde à vue, ils auraient donné leur mère pour sortir se faire un fixe.

* Pour des raisons évidentes, le nom a été changé.