En Belgique, c’est bien connu, il fait froid, gris, il pleut tout le temps, et en plus c’est désespérément plat. Et pourtant, et c’est bien connu aussi, il fait bon vivre. Les gens sont accueillants et savent franchement faire la fête – des bon·nes vivant·es, en somme. D’ailleurs, ça se ressent tout particulièrement dans les spécialités culinaires locales : les gaufres, le chocolat, et bien sûr, les frites et la bière. Que des préparations qui donnent le sourire, qui emplissent de chaleur et de joie. Mais quand on veut vraiment combler le vide de nos âmes avec de la bouffe, on en rajoute une couche : faites entrer la carbonade Flamande (ou Carbonnade, dans une approximation typiquement belge, les deux orthographes sont acceptées).
Alors, voilà comment je décris la carbonade lorsque je me retrouve face à des visages dubitatifs après avoir annoncé qu’il m’en faut une, là, maintenant, tout de suite : rien à voir avec des pâtes à la carbonara, c’est plutôt à mi-chemin entre le bœuf bourguignon et la poutine québecoise. Concrètement, c’est un ragoût de bœuf mijoté à la bière le plus souvent servi avec des frites. Pur délice. On raconte que c’est un cousin moins noble du bœuf bourguignon, qui lui, est préparé avec du vin. Mais c’est un plat qui s’ancre clairement dans la tradition culinaire flamande, qui regorge de plats mijotés réconfortants comme le waterzooï, à base de poisson ou de poulet, ou le potjevleesch, mélange décadent de poulet, de lapin, de porc et de veau en gelée.
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« La carbonade, pour nombre de Belges, c’est ça : la famille, la tradition, l’amour partagé autour d’un repas. »
Traditionnellement, elle se prépare avec des morceaux de bœufs braisés, de la cassonade, de la bière brune et des tranches de pain d’épices tartinées de moutarde comme liant. Peu de légumes si ce n’est des oignons caramélisés, et le tout doit mijoter aussi longtemps que les normes sanitaires l’autorisent, et s’accompagne de frites cuites dans la graisse de bœuf. C’est un plat typique des repas de famille, des vieilles brasseries et cafés de quartier, mais aussi des fritkots, les baraques à frites qui parsèment le paysage belge, aussi bien dans les moindres recoins des villes que les bords d’autoroutes. Quand j’évoque le sujet avec une amie, c’est un sourire nostalgique qui se dessine sur son visage : c’est le plat que lui préparait sa grand-mère, sa bobonne, une néerlandophone exilée en Wallonie qui roulait délicieusement les « r », dont celui de « carbonade ». La carbonade, pour nombre de Belges, c’est ça : la famille, la tradition, l’amour partagé autour d’un repas.
Je ne suis pas belge, mais j’adore la carbonade. J’en mange souvent – j’ai souvent besoin de réconfort alimentaire. Mais un jour, quand on m’a demandé où j’avais mangé les meilleures, j’ai dû me rendre à l’évidence : je ne savais pas grand-chose de ce mets. En réalité, je n’en avais goûté que d’un seul endroit – là où j’ai grandi, pas de carbonade à l’horizon, et à Bruxelles je vais tout le temps à la même friterie, par habitude et aussi parce que, sans déconner, c’est la meilleure. Tout en sachant que rien ne remplacera en mon cœur la carbonade de la friterie de la Barrière (je suis têtu), j’ai pris la décision d’élargir mon horizon et c’est ainsi que je me suis lancé dans un petit tour des carbonades locales.
Ma première excursion m’emmena en dehors de Bruxelles, plus profond dans les contrées d’origine du plat : la Flandre. Mais comme je reste un citoyen bourgeois de merde, pas trop profond en Flandre non plus : j’ai pris un train vers Anvers, et une fois sur place, j’ai demandé dans des balbutiements de néerlandais qui se sont vite changés en anglais où trouver une excellente carbonade. Plusieurs adresses m’ont été communiquées, mais pour une cuisine la plus simple et décontractée possible, on m’a envoyé vers le fritkot Frituur n°1, à deux pas de la Grand-Place. À ma surprise, on me demande si je veux de la mayo par-dessus – à la vue des hochements de tête vigoureux de la dame derrière le comptoir, je cède. Je me pose au bord de l’Escaut et je goûte enfin une carbonade qui n’est pas celle que j’ai toujours connue.
Pas mal. Un peu too much la mayo, mais les frites sont cuites à la perfection, et il y a un bon rapport jus/viande. Pas trop écœurant et la portion est pile ce qu’il faut. Pas mal, Anvers, pas mal – mais le tout manque comme de profondeur. Peut-être que le plat n’a pas suffisamment mijoté ?
« Il faut savoir que la carbonade peut se servir, en friterie, de plusieurs façons différentes : sauce à part ou sur les frites, sauce avec ou sans morceaux de viande… les possibilités sont nombreuses. »
De retour à Bruxelles, je vais voir la concurrence : deux autres friteries historiques bruxelloises, Frit Flagey et Maison Antoine. Il faut savoir que la carbonade peut se servir, en friterie, de plusieurs façons différentes : sauce à part ou sur les frites, sauce avec ou sans morceaux de viande… les possibilités sont nombreuses.
Suite à une expérience décevante, plus en termes de quantité que de qualité, je prends toujours la sauce sur les frites – après tout, ce qui est bon, c’est quand elle les imbibe bien du délicieux jus de viande. Légère déception donc quand, chez Maison Antoine place Jourdan, haut lieu gastronomique local depuis 1948, la carbonade m’est servie dans un compartiment séparé des frites. Installé paisiblement à l’abri de la drache au café chez Bernard, partenaire officiel de la friterie, je me rends compte que les frites sont peut-être un peu sèches, mais elles atteignent la texture idéale quand je les trempe méthodiquement dans le compartiment de sauce voisin. Quant au ragoût, c’est la viande qui prime : je détecte à peine la présence des quelques épices qui, pour moi, font la magie de la carbonnade. Une bonne portion généreuse qui colle au ventre comme il faut, mais un poil trop viandard à mon goût.
À Flagey, je suis rassuré de voir que la sauce recouvre bien les frites, qui sont toujours excellentes. Le plat a un goût qui me surprend un peu : bien plus sucré, presque une consistance de sirop, qui, bien que loin d’être désagréable au départ, finit par me rappeler un plat préparé style supermarché.
Pas de réelle compétition pour mon adresse phare jusqu’à présent, qui demeure la moins chère, en plus. Il faut changer un peu de registre. Après avoir digéré mes précédentes excursions, je me dirige dans le quartier Sainte-Catherine du centre-ville de Bruxelles pour commander une « Belgian Beef Stew » à l’enseigne hollandaise Frites Atelier. Frites Atelier, c’est l’initiative high fast food d’un chef Michelin triple-étoilé, Sergio Herman, d’abord implantée en Belgique à Anvers et Gand et arrivée à Bruxelles en 2019. Ici, on ne plaisante pas : Sergio ne cherche pas que la qualité, mais la perfection (je cite).
Force est de constater que la qualité est effectivement au rendez-vous. Les frites ne sont ni trop grasses, ni trop sèches, croustillantes et fondantes à la fois, de taille idéale. Pour la carbonade en question, même constat, la qualité prime. Les bouts de viande ne sont pas les mêmes qu’en fritkot, c’est certain. Je sens distinctement les petits grains de moutarde et c’est très agréable. J’aurais pu exiger un peu plus de jus, mais dans l’ensemble, pari réussi. C’est peut-être un tout petit peu trop mignon, trop propret, trop faussement raffiné, avec ces brins de persil et de cresson en déco, et je dois dire qu’il y a un côté un peu moins satisfaisant qu’à l’habitude. La qualité vient aux dépens de la quantité, paraît-il. Toujours est-il que, malgré son exigence technique, cette carbonade manque un peu de cœur… On le sait, l’ingrédient principal de tout plat véritablement réconfortant, c’est l’amour.
« On le sait, l’ingrédient principal de tout plat véritablement réconfortant, c’est l’amour. »
J’étais allé voir en Flandre, région d’origine de la carbonade. Il me fallait voir si ce savoir-faire s’était exporté de l’autre côté de la frontière linguistique, en Wallonie. Mon coloc me confie que pour lui, la meilleure carbonade, c’est la variante liégeoise, c’est-à-dire avec du sirop de Liège au lieu de la cassonade. Intrigué, je monte dans un train avec deux Liégeois·es à mes côtés pour guider nos errances, à la recherche de quelque brasserie proposant cette adaptation du plat bien-aimé. On a marché des heures durant, sans succès. « C’est pas la saison », paraît-il. Certes, un plat de viande en ragoût début juin, c’est intense, mais notons tout de même que chacun des nombreux restaurants qu’on a visité affichait au menu la spécialité locale : les boulets liégeois, un plat de boulettes de viande accompagné d’une sauce brune sucrée au sirop, servi le plus souvent avec des frites. Ce n’est pas le même plat, c’est certain, mais il semble répondre aux mêmes besoins, semble combler le même vide en nous.
Au bout d’un moment, épuisé·es et affamé·es, on se résigne : la division régionale semble bien réelle, pas de carbonade flamande en vue. Liège est très fière de ses boulets, très bien, goûtons-y, dans cette jolie brasserie sur la place du Marché. Verdict : c’était délicieux, et je me suis retrouvé à racler l’assiette de sauce à l’aide de mes frites. Malgré l’échec de notre quête de carbonade wallonne, dans le train du retour, le ventre plein, je me dis que je n’ai peut-être pas perdu au change.
Ces derniers jours ont été intenses pour ma flore intestinale. Je n’ai plus l’habitude de manger autant de viande, ou de gras, mais il me fallait pour conclure, pour en avoir le cœur net, retourner à la case départ et faire un tour à la fameuse Friterie de la Barrière, classique spot saint-gillois depuis 50 ans.
Il pleut – bien sûr -, la file est longue – vraiment longue -, mais malgré tout, personne ne semble pressé·e. Les émanations de friture me chatouillent les narines tandis que mes yeux naviguent de stickers en stickers sur la devanture. Le panneau qui trône, modeste mais fier, au-dessus de la baraque, nous indique le refrain qu’entament en chœur mon âme et ma tête : « Mm…mh… ».
Les deux dames derrière la paroi en plastique, parfaitement manucurées comme à leur habitude, me redemandent nonchalamment : « avec viande ? » Oui, avec viande. J’observe avec une fascination non dissimulée la suite de gestes précis qui se concluent avec une secousse maîtrisée du poivrier et l’emballage méthodique du paquet, et ça y est, je l’ai entre les mains.
« Je ressens dans toute leur complexité les épices, d’abord le sel et le poivre, magnifique le poivre, et la cannelle, puis – serait-ce possible ? – le clou de girofle. »
Ok, les boulets liégeois, c’est le feu, les mecs de Flagey sont plus sympas, Sergio est plus attentionné, chez Antoine, on attend moins longtemps, et je n’ai pas de grand-mère qui m’en préparait le dimanche, mais les habitudes ont la peau dure et pour moi, rien ne vaut la portion qu’on me sert ici. Le rapport quantité/prix joue aussi, bien sûr, mais même au goût, ça reste incomparable : enfin, je ressens dans toute leur complexité les épices, d’abord le sel et le poivre, magnifique le poivre, et la cannelle, puis – serait-ce possible ? – le clou de girofle. La bière, en arrière-goût, subtile, épaisse mais dénuée d’amertume, puis le sucre qui arrive dans le fond du palais et qui emplit la gorge, la viande, si tendre qu’une légère pression de la fourchette en plastique suffit à la détacher, filament par filament, pour venir la déposer sur une frite dorée à souhait. Et surtout, surtout, les couches et couches de jus qui s’accumulent au fond de la barquette et qu’on découvre, soulevant une frites ou deux, avec une joie enfantine et vitale, et qui les imbibe pour les rendre, dans les derniers moments du plat, lourdes et molles, comme infuse de toute la consolation du monde.
Biaisé dès le départ ? Sans doute. Satisfait ? Absolument.
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