Paul Bocuse est parti ouvrir un bouclard au Paradis des chefs, à 91 ans. Il s’est probablement éteint dans son fameux lit de Collonges-au-Mont-d’Or, celui qui l’avait vu naître, comme il aimait répéter. Paul Bocuse est mort et le monde entier pleure celui qui a marqué d’un coq indélébile l’Histoire de la gastronomie contemporaine. Chef total, au sens noble du terme, Bocuse n’a eu de cesse, tout au long de sa longue carrière, d’endosser plusieurs casquettes : tour à tour braconneur pour la survie, cuisinier pour la vie, entrepreneur de génie ou encore père de famille.
Mais si le Pape de la gastronomie a inspiré – et continuera d’influencer – plusieurs générations de chefs, il a aussi, par son bagout et son sens de la punchline, contribué à faire sortir la cuisine des fourneaux et transformé, de facto, son traitement médiatique. À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, quoi de mieux, pour lui rendre hommage, que de vous raconter son histoire par l’intermédiaire de ces 13 fonds d’écrans inspirants ? Bonne nuit Monsieur Paul, merci pour tout ce vous laissez derrière vous – et désolé pour le choix des typos.
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Le 25 février 1975, dans le palais de l’Élysée, Valéry Giscard d’Estaing et sa femme Anémone accueillent un chef à l’apogée de sa carrière. Paul Bocuse est décoré de la Légion d’honneur et il a concocté pour l’occasion une soupe où la pomme de terre a été avantageusement remplacée par des truffes noires. C’est la toute première « soupe VGE », recouverte d’un feuilletage qui permet de capturer les saveurs de tous les ingrédients à la cuisson et qui surprend un poil le Président. Le chef encourage donc le chef d’État d’une boutade à double sens. La légende est née. Elle raconte aussi qu’après la soupe, il y avait un canard nappé de vins de Margaux – foie au poivre vert – et quelques magnums de champagne de 1926, année de naissance du Président et de Bocuse. Un petit casse-croûte quoi.
Quand il parle de son enfance, Bocuse revient assez souvent sur son expérience de fainéant sympathique à l’école : « J’avais pas foutu grand-chose avant la guerre. » Généreux, il livre quand même quelques tips à tous les cancres pour s’en sortir : « J’avais une façon d’arranger ma paresse scolaire avec bonhomie, rapportant au maître un lièvre ou un brochet quand ça chauffait trop pour mes abattis », racontait-il dans Mémoires de Chefs. À ce sujet, la phrase que tout le monde retient, c’est celle qu’il prononce en 2006 dans une interview donnée à Libération. Une manière de dire aussi que les diplômes ne comptent peut-être pas tant que ça dans la vie – excepté le titre de Meilleur Ouvrier de France qu’il décroche en 1961, seul concours qu’il ait jamais disputé.
En 1944, alors engagé dans un bataillon des Forces françaises libres, Bocuse est touché près du cœur, uniquement sauvé par l’intervention des GI’s qui lui transfusent des litres de sang américain et lui laissent un tatouage de coq sur l’épaule gauche. S’il ne prononce la phrase que bien des années plus tard, difficile de ne pas voir en cet épisode l’événement fondateur de la philosophie du chef et son célèbre « appétit de vivre » comme on dit dans le jargon. Une phrase dont Bocuse fera son mantra et qu’il aura plutôt bien respectée à en croire le bilan qu’il faisait de sa vie en 2006 : « j’ai eu trois étoiles, trois pontages et trois femmes ».
Parangon d’une cuisine de tradition, celle qui met en avant le produit et le goût sans y aller par quatre chemins, il fallait probablement s’attendre à ce que Bocuse ne prenne pas de gants quand il s’agit de juger les dernières « tendances culinaires ». Du coup, quand François Simon lui demande ce qu’il refuserait de la modernité, c’est la cuisine moléculaire qui en prend pour son grade. Un truc de saltimbanque pour les fans de déstructuration et de tours de passe-passe. En même temps, ça paraît plutôt normal quand on sait que le chef a commencé à bosser pendant la guerre en 1941, dans un restau de type « marché noir » qu’il jugeait parfaitement adapté à l’apprentissage pour la bonne raison qu’il fallait savoir tout faire – notamment tuer soi-même le cochon ou le veau.
Si vous êtes déjà allé dans un restau un peu chicos, vous avez déjà sûrement assisté à cette scène : vers la fin du repas, le chef sort de derrière les fourneaux et fait le tour des tables et des clients, posant pour un selfie, rigolant à deux vannes et serrant quelques pognes. C’est un peu Bocuse qui est à l’origine de ce décorum, lui qui ne comprenait pas pourquoi, Chez Maxim’s, on connaissait le nom du maître d’hôtel et pas celui du chef – détenteur pourtant du fameux « feu sacré ».
Bocuse et la Nouvelle Cuisine, c’est une histoire à tiroirs. Le terme inventé par Henri Gault et Christian Millau pour qualifier cette vague de chefs français – composée entre autres de Guérard et des frères Troisgros – ne lui plaît pas. Notamment parce qu’il considère que les deux critiques gastronomiques ont une démarche intéressée. Du coup, il souligne sa relation sinueuse avec « ces démerdards » de Gault et Millau (qui finiront par enterrer la hache de guerre en le sacrant « Cuisinier du siècle »). Dans une interview donnée au Figaro Magazine en 1989, il explique que son style ne ressemble pas du tout à celui vendu par la nouvelle cuisine : « Mes racines, tout ce que j’ai appris chez Fernand Point, n’ont rien à voir avec les menus en petites portions et les grandes assiettes dépouillées. » Du Classique, rien que du classique.
Quand on vous dit qu’il a vraiment une dent contre la nouvelle cuisine, on n’invente rien. Un confrère, qui préfère garder l’anonymat, confiera quand même à Libération en 2011 que c’est Bocuse qui aurait « pris le train de la nouvelle cuisine en marche et qui en aura profité le plus ».
À la fin des années 1950, le Salon des Arts Ménagers imagine la « cuisine de demain » : un espace ultra-fonctionnel dans lequel des « machines à infra-rouges » cuisent les poulets à point et des armoires « réfrigérées et rotatives » approvisionnent les foyers en produits alimentaires. Si l’an 2000 a connu l’avènement de la cuisine moléculaire et des compléments alimentaires, force est de constater que, à l’orée de ce nouveau siècle, les gourmets du monde entier continuent de venir taper la cloche chez Bocuse. En 2004, il crée sa Fondation Paul Bocuse pour transmettre son savoir-faire et est élevé au grade de Commandeur de la Légion d’honneur par Jacques Chirac.
Pour devenir une icône de la gastronomie française il faut aussi savoir jouer avec les médias. Bocuse réalise très vite qu’une bonne communication est une des clés du succès – et ça, dès son titre de Meilleur Ouvrier de France en 1961 puisque, s’ils sont plusieurs à le gagner, Bocuse est le seul encore présent au moment où les journalistes débarquent. On peut sans trop se mouiller considérer qu’il est un des premiers grands chefs à avoir réussi à dompter la télé – animal médiatique de la trempe d’un Raymond Oliver – et qu’elle le portera au rang de superstar. Une compétence qui lui permettra bien entendu d’asseoir son aura planétaire.
« Mon père mourra en 1959, ne me connaîtra qu’une étoile, probablement entamé par le vin qu’il avait généreux, et par le porto, soleil noir qui a longtemps cuit les cuisiniers à petit feu. »
Paul descend d’une longue lignée de cuisiniers. Il est le fils unique de Georges Bocuse, qui lui apprendra à pêcher, à braconner et à dompter les bords de la Saône. C’est aussi son père qui lui demandera de quitter les cuisines du Lucas Carton à Paris pour revenir reprendre l’hôtel familial à Collonges qui deviendra rapidement la mythique Auberge du pont et la figure de proue de l’Empire Bocuse. En 1956, il rentre à Collonges, sa ville natale, pour donner un coup de main à son père dans l’auberge familiale. Paul Bocuse ne décrochera la casquette de chef qu’en 1959 – année de la mort de son père et de Fernand Point. La même année, Bocuse rachète les parts détenus par l’associé de son père dans l’auberge et devient, pour la première fois, entrepreneur.
À travers cette nouvelle pique envoyée à Gault et Millau, on peut lire aussi tout ce qui fait Paul Bocuse. Un chef qui s’est toujours vu artisan plutôt qu’artiste et qui a prouvé tout au long de sa carrière son attachement à l’école de la gastronomie française et à son excellence – ses brigades ont toujours été composées de nombreux MOF. C’est dans cette veine qu’il confiait à François Simon son geste de cuisinier préféré : « nouer le tablier devant moi avec les brides derrière. »
« La cuisine, c’est un produit. La cuisine, c’est se mettre à table avec des copains et bon appétit, bonne soif ! C’est le partage. C’est la peau, les os, la viande. Point ! »
Bocuse le répète mais la bonne cuisine, c’est souvent avec deux-trois copains que ça se passe. « Le bonheur, c’est aussi celui de la simplicité ». Du coup, il suffit d’un saucisson et d’un verre de mâcon pour composer le menu idéal du chef. Authentique on vous dit.
En 1970, Bocuse s’associe avec quelques-uns de ses pairs pour fonder La Grande Cuisine Française. L’idée ? Signer ensuite un gros contrat avec Air France. Bocuse, les frères Troisgros, Paul et Jean-Pierre Haeberlin, Louis Outhuer, Roger Vergé, Raymond Oliver et Gaston Lenôtre (qui rejoint la troupe à la dernière minute) mitonnent donc des petits plats pour que les voyageurs arrêtent de se plaindre de la bouffe en avion. Sacrilège ? Non, une simple question d’argent totalement assumée par le chef. Et une aventure qui prendra fin quand la société de catering aérien voudra labelliser chaque plat avec le nom des chefs. Bizarrement, la Pomme de terre Paul Bocuse ou le Canard Rober Vergé, ça passe moins bien.
Autre deal revendiqué par Bocuse, celui qu’il signe avec Disney en 1979. Tout commence en Floride, quand il est chargé d’imaginer le restaurant du pavillon français d’Epcot, le parc à thèmes à l’intérieur de Disney World censé représenter les grandes capitales et leur gastronomie. Un marché juteux pour les restaurants estampillés Bocuse qui, au mitan des années 2000, servent « 5 000 couverts par jour ». En 2014, il récidive et ouvre, Chez Rémy, un restaurant à DisneyLand Paris inspiré par le film Ratatouille. C’est aussi ça, le rêve américain.
Dans le troisième épisode de la saison 2 d’Anthony Bourdain’s Parts Unknown, il y a une scène qui donne instantanément envie de prendre Paul Bocuse dans ses bras. On y voit le Pape de la cuisine française, marqué par l’âge et affaibli par la maladie de Parkinson, insister pour emmener Anthony Bourdain et Daniel Boulud à la chasse. Il faut voir toute la malice du chef octogénaire au volant de sa voiturette John Deere, l’œil qui pétille et le sourire jusqu’aux oreilles, pour comprendre à quel point il pouvait être bien comme ça, à observer les canards avec ses chiens.
Retrouvez une grande partie des citations de Paul Bocuse dans Mémoires de chefs, un ouvrage de Nicolas Chatenier qui retrace le parcours des grands chefs de la nouvelle cuisine, aux éditions Textuel.