Régulièrement, programmes télé ou magazines ringards comme Rolling Stone décident d’assumer le poids de l’histoire de la musique enregistrée, et se lancent dans une tentative de classement des plus grands songwriters d’une génération. Le résultat est généralement prévisible : un Brian Wilson par-ci, un Smokey Robinson par-là, le mec qui a écrit la B.O de Toy Story, n’importe quel artiste issu de la bohème des sixties, et le compositeur d’un album poignant sur la vie romancée d’un junkie.
Comme les os de dinosaures ou la forêt amazonienne, il est important de préserver l’œuvre de ces génies de la musique. Soit. C’est à ça que servent les listes. Mais dans la mesure où ces espèces de catalogues peuvent faire découvrir Joni Mitchell ou l’une des plus grandes chansons d’amour de l’histoire (« Pale Blue Eyes ») aux générations futures, il semble aussi essentiel de poser le fait qu’elles omettent toutes un élément majeur. Mais lequel ? Je vous entends pleurer d’ici. Un certain Cornell Iral Haynes, Jr, que vous connaissez sûrement mieux sous son nom d’artiste.
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*voix totalement improvisée*
« Yo. »
« Check it. »
Je veux bien sûr parler de Nelly.
Nelly, sans doute le porteur de pansements le plus célèbre de l’histoire de l’humanité, devra désormais être inclus dans chaque passage en revue des grands songwriters américains. Est-ce qu’il le mérite ? Pas forcément. Suis-je triste qu’il ne le soit pas ? Si je le pouvais, je descendrais en rappel au fond de ma gorge, dépasserais le plexus solaire, jusqu’au plus profond de moi-même, pour exhumer ma réponse à cette question (oui, évidemment que ça me rend triste ; pas vous ?)
Voyez-vous, Nelly n’a jamais reçu les éloges qu’il méritait pour avoir posé son nom sur certains tubes les plus reconnaissables des années 2000. Il se pourrait bien que ces morceaux ne soient d’aucune façon comparables à, disons, l’intégrale de Leonard Cohen (parce que le faire serait complètement débile, n’est-ce pas ?), mais ils ont bel et bien la même endurance. Vérifiez vous-même : de combien de chansons de Nelly connaissez-vous les paroles ? « My Place » ? « Hot in Herre » ? « Grillz », « Ride Wit Me », « EI », « Over and Over » peut-être ? Et son irrésistible couplet en featuring de « Nasty Girl », « OK ma, what’s your preference / nice and slow or fast and reckless ? » ? Ouaiiis ! Bienvenue à la maison. Prenez la peine d’entrer, je vais vous raconter l’histoire du boss de St Louis.
Avant de s’installer sur le divan, et de partager certaines confidences autour du grand songwriter à grillz, il faut encore ajouter une ou deux précisions importantes :
1) À la différence de certains chouchous de Rolling Stone, Nelly n’est pas un cavalier solitaire – il écrit ses propres chansons, mais accompagné d’une équipe. Plus entertainer que compositeur, il évolue dans une sphère similaire à celle d’Elvis (autre grand performer, qui n’a pourtant réussi qu’à écrire 10 chansons, bien moins que les 44 de Nelly) ;
2) Les années 2000 ont vu nombre de singles de rap de qualité se classer dans les charts : « Always On Time » de Ja Rule, le morceau de J-Kwon sur les ados qui se bourrent la gueule, n’importe quel morceau de rap sur une compile Now… That’s What I Call Music – et toutes agissent sur le même système limbique. Et pourtant, Nelly ne souffre d’aucune comparaison. Si Chingy était un insecte, Hayes Jr. l’écraserait « right theeerre ». Il s’impose, par-dessus tout, comme un tour-de-force raffiné, un tigre dans un océan de gros matous affalés.
Fils de parents divorcés, Nelly – né à Austin, Texas – a grandi à St Louis, Missouri. Sa localisation joue clairement un rôle ici ; avant la sortie du premier album de Nelly (en 2000), les braises de la rivalité East Coast/West Coast étaient encore rougeoyantes, alors que des gens comme OutKast et Goodie Mob commençaient déjà à attirer les projecteurs sur le sud. Au moment où Nelly venait de signer sur Universal, Eminem n’avait pas encore sorti l’album qui l’a fait connaître, The Slim Shady. Même si Eminem allait ensuite représenter la région pendant un certain temps (avant de se faire usurper par Kanye West), un rappeur venant du Midwest était quelque chose d’inhabituel. À la différence de New York, L.A. et Atlanta, les états du Midwest étaient réputés pour être le fief du rock et de la country. Il a donc été décidé, pour jouer sur la fierté des gens de St Louis et des environs, d’inscrire le premier album de Nelly au cœur de la tradition musicale de la ville. Il l’a appelé Country Grammar.
S’ouvrant sur un sketch de Cedric the Entertainer, héros comique local, la variété de tons de Country Grammar le démarquait facilement des autres albums rap de l’époque. Enfin un artiste originaire de St Louis qui était fier de sa ville ! Exactement comme Jay Z et sa casquette des Yankees, Nelly entremêlait son esthétique avec celle de l’équipe fétiche de la communauté, les St Louis Cardinals ; jetez un œil à n’importe lequel de ses premiers clips, et vous le verrez avec un de leurs maillots sur le dos. « Batter Up » – dernier single de l’album – était à la fois une ode, bourrée de jeux de mots, au sport et à l’activité de pimp. Grâce à sa sonorité, un mélange de décontraction stylée du Midwest, de funk bump-in-the-trunk et d’une pincée de finger-picking à la guitare (sur « Ride Wit Me »), que Nelly continuera à exploiter sur ses albums suivants, Country Grammar sera certifié disque de diamant. Oh, et n’oublions pas que Lil Wayne faisait des featurings dessus. Chaud.
Même si Country Grammar n’est pas aussi exalté que d’autres albums de rap du début des années 2000 – comme, disons, Stankonia de Outkast, ou The Blueprint de Jay Z – il ne faut pas minimiser son importance. Avançons maintenant jusqu’à aujourd’hui, et aux sons les plus populaires du moment. Qu’est ce qu’on a ? Beaucoup de morceaux introduits par la fameuse sound signature du producteur Metro Boomin. Normal, dès qu’un type veut un tube, il l’appelle, de 21 Savage à Future en passant par Kanye West et Travis Scott. Il n’avait que sept ans lorsque Country Grammar est sorti, mais pourtant, le producteur basé à St Louis a récemment expliqué dans une interview pour The Fader que Nelly a été sa première et plus grande inspiration : « Grâce à la collection de disques de sa mère, il pouvait écouter tout et n’importe quoi, autant MC Lyte et Ice Cube que Yo Yo Ma ou Faith Hill. Mais il est tombé amoureux de Nelly, et c’est ça qui l’a décidé à faire du rap. »
Une fois que Country Grammar a répandu la bonne parole, et propulsé Nelly au rang d’authentique star, pas seulement aux États-Unis mais dans le monde entier, il a fallu s’occuper de sa suite. Paru en 2002, Nellyville arrondissait les angles du premier album, et lui donnait un coup de polish, grâce à la production racée des Neptunes et de Just Blaze (qui ont bossé respectivement sur « Hot In Herre » et « Roc The Mic »). En terme de singles, c’est probablement la plus grande réussite de Nelly : « Dilemma », sur lequel Kelly Rowland était en featuring, s’est classé directement numéro 1 du Billboard Hot 100, comme ce fut le cas de « Hot in Herre » ; tandis que Justin Timberlake chantait lui sur « Work It ». Conclusion : si on pouvait voir Country Grammar comme une première carte de visite, « Hot In Herre » consolidait la place du rappeur – Nelly n’était pas près de disparaître. Et si ça a été plus tard le cas, le son de cet album a laissé une empreinte quasi définitive sur l’histoire de la musique. Le gimmick de « Dilemma » resrera la bande-son de toutes les relations compliquées, réelles ou rêvées. « Checkin your reflection and tellin your best friend / Like, ‘girl I think my butt gettin big!’ » [Tu mates ton reflet dans le miroir et tu vas voir ta meilleure pote / genre ‘meuf, je crois que j’ai pris du cul !’] ? Imparable.
À ce moment-là, Nelly aurait dû disparaître. Mais Nelly n’a pas disparu, parce que Nelly est l’un des songwriters les plus sous-estimés de sa génération. Il a ensuite sorti un double album – Sweat, et Suit –, représentation idéalisée de ses différentes personnalités. Sweat représentait le côté « énergétique » du son de ses débuts, mais au bout du compte – même s’il a fait son entrée dans les charts à la 2ème place – aucun single ne s’en est extirpé. Par contre, c’est avec Suit, le plus « adulte » des deux – que les choses ont commencé à changer. D’abord, l’album contient « My Place », un très très beau morceau, un peu tombé dans l’oubli, qui dégouline de cette douceur naïve propre aux relations amoureuses naissantes – malgré le thème abordé. Et puis il y a « Over and Over ».
« Over and Over » est une chanson importante dans la carrière de Nell, car il opère la jonction entre deux grandes traditions américaines – le rap et la country – de manière plus complète qu’il ne l’avait jamais fait sur ses disques précédents. Avec l’appui de Tim McGraw, chanteur country de Louisiane, « Over and Over », est un titre réellement triste, qui évoque littéralement des images de Nelly regardant par la fenêtre de son tour bus, les larmes coulant sur ses joues (ou du moins de moi à 15 ans, dans la voiture de mes parents, pensant que tout ça était super profond). La chanson est basique, mais fait le job, retranscrivant ce sentiment obsessionnel qui nous habite lorsqu’une ancienne amourette part s’installer ailleurs. Mais plus que ça, elle a permis à Nelly de s’ouvrir encore, et de donner dans le crossover country-pop – le menant à des collaborations futures avec Georgia Line sur « Cruise », et à son propre morceau « Hey Porsche », hit pop-rap par excellence. Malgré cette capacité à être à la fois géniale et infernale, comme tous les tubes de Nelly, « Hey Porsche » reste indéniablement dans la tête. Et puis il y a « Just a Dream », avec lequel Nelly n’était qu’à deux doigts du rock de stade.
Entre les sorties de ses sept albums (le dernier, MO, date de 2013), Nelly s’est investi dans différentes activités extra-musicales, avec un degré de succès variable. Vous vous souvenez de Pimp Juice, son energy drink ? Et de la fois où il a fait une apparition dans Mi-temps au Mitard aux côtés d’Adam Sandler et Chris Rock ? Non, mais ce n’est pas grave, ces tentatives – parfois maladroites, parfois maîtrisées – n’arrivent pas à la cheville de son talent de songwriter. Au contraire, c’est peut-être à elles qu’il doit le fait d’être plutôt considéré comme un antidote léger aux autres rappeurs, que comme un « vrai » artiste.
Parce que c’est bien ce qu’on pense généralement de Nelly, pas vrai ? Beaucoup de gens ne le considèrent pas comme un artiste à part entière. Au lieu de quoi, on le qualifie plutôt de chanteur pop, ou d’amuseur. Ca peut se comprendre. Des poids lourds du rap comme Kanye West ou Lil Wayne ont autant d’albums complets et arty, ce qui fait toujours défaut à Nelly aujourd’hui, que de singles classés dans les charts. Ce qui n’enlève en rien la qualité artistique intrinsèque à son oeuvre, comme on l’a vu, et pour laquelle il mérite la postérité.
Lors de la promo de son dernier disque, en 2013, j’avais demandé à Nelly comment il percevait son impact sur le rap – s’il était amer de ne pas avoir été accueilli avec le même engouement consensuel de la critique que les autres rappeurs/songwriters d’aujourd’hui, ou s’il s’en foutait et pensait que les gens continueraient à pleurer en écoutant « Dilemma » dans 20 ans. L’espace d’un instant, il a paru triste, presque usé par des années épuisantes à enchaîner interviews pour la presse et tubes radio. Et puis il a tourné la tête et m’a lancé, d’un ton quasi défaitiste :
« J’espère que cela se ressentira sur la manière dont les gens se souviendront de moi. Ils jetteront un coup d’oeil au passé et se diront, ‘Putain, le mec avait des morceaux’. »
Ryan Bassill est sur Twitter.