Une liaison dangereuse


Les Anglais aiment faire des analogies avec le cricket – en voici donc une. Du début du XIXe siècle jusqu’en 1962, un match de cricket était organisé quasiment tous les ans, le plus souvent au Lord’s Cricket Ground de Londres. Ce match opposait une équipe d’amateurs, les « Gentlemen », à une équipe de professionnels, les « Players ». À l’époque, on supposait que les Gentlemen ne se seraient jamais abaissés à gagner de l’argent grâce au sport. Tous avaient bénéficié d’une éducation privée et faisaient partie de l’élite britannique, tandis que leurs adversaires venaient de la classe moyenne et gagnaient un salaire tout à fait ordinaire.

Quand cette tradition – et le concept même de cricket amateur – disparut en 1963, les Players avaient remporté 125 matchs, contre 68 pour les Gentlemen. Depuis des siècles, la City de Londres était le cœur du secteur financier de la ville. Ce quartier est ensuite devenu l’épicentre d’un autre type de sport, joué par des hommes persuadés d’être des gentlemen. Avant l’arrivée des grosses banques américaines dans les années 1980 – quand un certain nombre d’institutions britanniques ont été rachetées par leurs homologues de Wall Street et que la culture du travail sans répit inhérente à la finance globalisée a commencé à prendre forme –, la City était dominée par des types diplômés d’écoles prestigieuses qui ne tenaient pas à avoir l’air d’en faire trop.

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À cette époque, les banques n’étaient pas les institutions minées par les conflits d’intérêts que l’on connaît aujourd’hui. Il était encore mal vu de vouloir faire ses preuves dans une société en cherchant à faire de l’argent par n’importe quel moyen. Les banques ne se disputaient pas leurs clients et les banquiers faisaient même parfois preuve de loyauté envers leurs usagers. C’est aussi l’époque où l’homme d’affaires Sir Martin Jacomb décrivait les délits d’initiés comme des « crimes dépourvus de victimes », et où ses pratiques étant régies par la Banque d’Angleterre et le gouvernement.

Tout a basculé le 27 octobre 1986, jour que l’on nomme aujourd’hui le « Big Bang ». Ce jour-là, de nombreuses mesures de libéralisation des marchés financiers ont été mises en place. Le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher pensait que trop de régulation et un système bancaire présidé par une vieille élite empotée avaient fait perdre à Londres son statut de centre financier au profit de New York. Alors que les Américains couraient dans tous les sens, concluant des marchés depuis leurs gigantesques téléphones portables, les Britanniques soldaient leur déjeuner d’une bouteille de vin et d’une sieste de plusieurs heures. Pour Thatcher, fervente disciple des prophètes du libre marché Milton Friedman et Friedrich Hayek, la clef du renouveau de Londres était la mise en place d’une compétition sans limite.

En conséquence, les commissions fixes furent supprimées, la distinction entre stockjobbers (intermédiaires entre courtiers) et les stockbrokers (agents de change au service d’investisseurs) a été abolie et les transactions se sont informatisées. La voie était pavée pour que les petites banques fusionnent avec les fonds spéculatifs, et pour que les grosses institutions américaines puissent engloutir les vieilles firmes britanniques. Grâce à son histoire, sa langue, son fuseau horaire et sa stabilité politique, Londres est devenu l’intermédiaire entre Wall Street et l’Europe – à savoir une base avancée des banques américaines dans leur conquête du monde. Wall Street a débarqué à la City de Londres, imposant des heures de travail supplémentaires, des pauses déjeuners réduites, des conflits d’intérêts, une compétition féroce et une cupidité décomplexée.

Néanmoins, ce changement n’était pas sans précédent. Lors d’un déjeuner au restaurant appartenant à la famille Hambro – connue pour avoir fondé l’Hambros Bank –, j’ai discuté avec Tom Chandos, qui a travaillé pendant de nombreuses années en tant que cadre à Kleinwort Benson, une institution britannique renommée. Il m’a expliqué qu’avant cette dérégulation, la banque d’investissement S. G. Warburg & Co était considérée comme une aberration.

Le fondateur de Warburg, Siegmund Warburg, était un juif allemand qui avait fui les Nazis dans les années 1930. À l’instar des Américains dans les années 1980, Warburg a apporté une culture plus agressive dans le monde de la banque. Cette culture qui lui a permis de démarquer son institution des vieilles banques britanniques en menant la première OPA hostile au Royaume-Uni.

Warburg avait déjà bouleversé Londres, de la même manière que les banques américaines l’ont fait dans les années 1980.

Chandos m’a raconté une histoire sur son père, lequel officiait dans une société de stockbroking bien établie après la Seconde Guerre mondiale. À la fin des années 1950, Siegmund Warburg a essayé de le persuader de rejoindre sa banque. Chandos Sr. appréciait Warburg, mais il savait à quel point la culture du travail au sein de son établissement était différente. Il vivait dans le comté du Hampshire, à une heure de Londres. À cette époque, les hommes de la trempe de Chandos Sr. ne se contentaient pas de se précipiter dans un pub à la sortie du boulot. Ils rentraient calmement chez eux avant de s’apprêter pour dîner. Des années plus tard, Chandos Sr. a confié à son fils que pour travailler à S.G Warburg, il fallait parfois « rester à son bureau jusqu’à 18 heures, ce qui ne [lui] laissait pas le temps de se changer pour dîner. » Bien entendu, d’autres raisons l’ont motivé à décliner l’offre, mais s’il approuvait la culture de la banque, ce milieu ne lui correspondait pas tout à fait.

La culture du travail londonienne a été longtemps source de mépris et de plaisanteries pour Wall Street. Tom Bernard, qui y a officié pendant trente ans m’a expliqué que « les employés du QG de Salomon étaient persuadés que toutes les personnes qui officiaient en dehors de New York ne travaillaient pas autant qu’eux. »

Dans son livre Liar’s Poker, cette opinion est exprimée encore plus clairement. Un des employés de Salomon y qualifie ses collègues anglais « d’euro-pédés », sous prétexte qu’ils quittent leur poste de travail sur les coups de 17 heures. En retour, Lewis qualifie les « vieux Européens qui peuplent les bureaux de Salomon » de « combattants pour la liberté ». Bernard était un peu plus diplomate : « En général, j’aimais bien travailler avec mes homologues britanniques. Leur côté pince-sans-rire offrait un équilibre parfait avec notre humour un peu grossier. »

Le déjeuner était le lieu de bataille symbolique où s’affrontaient ces différentes cultures de travail. Il aura fallu attendre 1987 pour que Gordon Gekko décrète que les pauses déjeuners étaient « pour les faibles », mais dix ans plus tôt, le mal avait déjà commencé.

« En 1979, lorsque j’ai commencé à bosser à Salomon, la tradition typique de Wall Street de boire pendant les déjeuners s’est mise à disparaître. On mangeait souvent à nos bureaux. Mais lorsqu’on déjeunait encore avec des clients, les marchés étaient devenus trop exigeants pour que l’on retourne à notre poste sans être parfaitement sobre. »

Cette tradition du long déjeuner arrosé de pinard a mis du temps à mourir en Europe. En réalité, elle existe encore à Londres. Un jeune cadre financier m’a confié que Wall Street ne « les empêcherait jamais de prendre leur pause déjeuner. » Ces gros déjeuners ont habituellement lieu le vendredi. « Je quitte le bureau à midi, et je ne reviens plus de la journée. J’emmène les clients manger, on commande à boire et on entame la discussion. » À Londres, tout déjeuner qui se respecte doit être arrosé d’une bonne bouteille de vin. Si c’est un déjeuner de type Wall Street, il ne doit pas y avoir de vin, mais il est possible de couper la poire en deux en se contentant d’un seul verre.

Mais une fois le déjeuner terminé, l’image de boy-scouts dont se parent les Américains tend à disparaître. Dans les années 1980, un banquier anglais m’a parlé d’une rumeur qui circulait parmi les traders de First Bottom. Elle suggérait qu’un jour, les traders avaient ramené plus de cocaïne que de profits. À bien des égards, les hommes qui peuplent Wall Street et Londres partagent plus de points communs entre eux qu’avec leurs propres compatriotes. Tony Volpon, stratégiste chez Nomura à Wall Street, me l’a expliqué ainsi : « la nationalité peut avoir son importance, mais le secteur est bien trop compétitif pour que cela puisse avoir une réelle influence. »

Il existe très peu de secteurs où vous pouvez devenir riche aussi jeune. Il existe aussi peu de métiers qui nécessitent de travailler autant, parfois même au point de ne pas quitter son bureau durant 72 heures. C’est ce qu’a fait Moritz Erhardt, stagiaire de 21 ans à la Bank of America Merrill Lynch, mort dans sa douche après une crise d’épilepsie.

L’endurance fait partie intégrante du métier. Dans de nombreuses institutions, la réussite tient au simple fait d’être capable de travailler plusieurs nuits d’affilée et de pouvoir faire en sorte que votre client couche avec une fille dans la soirée. En vous pliant à ces règles, vous pourrez peut-être caresser l’espoir de devenir un banquier senior qui pourra quitter son bureau entre 18 et 19h. Cocaïne, expressos, Redbull et testostérone sont les combustibles qui font tourner Wall Street et Londres. Ils alimentent un seul et même mécanisme à la poursuite de l’argent. Chandos avait déjà 30 ans dans les années 1980. « J’étais heureux à l’idée de bénéficier du changement que les banques américaines nous avaient apporté, du moins au moment où nous pouvions encore mener un train de vie décent. Aujourd’hui, pour réussir, il faut sacrifier sa vie. C’est une sorte de pacte avec le Diable », m’a-t-il confié.

Ce pacte avec le Diable aurait-il pris forme dans les années 1980 ? Peu après l’arrivée de leurs homologues américains à Londres, certains banquiers britanniques ont aspiré à devenir encore plus américains que les Américains eux-mêmes. Auparavant, la classe moyenne et supérieure britannique dédaignait ceux qui travaillaient pour des banques américaines. Même si vous gagniez plus d’argent chez Goldman Sachs, il était bien plus avantageux d’un point de vue social de travailler au sein d’une vieille institution britannique. Chandos m’a parlé d’un banquier anglais de haut rang qui avait quitté Kleinwort Benson pour JPMorgan, avant de revenir. Apparemment, son retour avait été motivé par sa femme, qui préférait annoncer à ses amis que son mari était directeur dans une banque anglaise plutôt que d’avoir à leur expliquer qu’il aurait plus d’avenir dans une banque américaine.

Les Américains ont rendu le milieu plus compétitif, amené leur culture et attiré une pléthore de banquiers anglais, lesquels ont parfois poussé l’agressivité typique de Wall Street encore plus loin.

Matthew Greenburgh, un banquier anglais qui officiait en tant que vice-président à Merril Lynch, m’a raconté que « les banquiers européens (et autres non-américains) étaient plus innovants, agressifs, entreprenants et enclins à prendre des risques – des caractéristiques qui ne sont plus vraiment nécessaires pour quiconque voudrait devenir banquier aujourd’hui. Les Américains étaient considérés comme de bons élèves dociles et disciplinés. Peut-être que les Américains les plus brillants ou les plus aventureux se sont plus orientés vers les fonds spéculatifs ou la Silicon Valley. » À l’ère de la mondialisation, Londres s’est adressé au reste du monde plus vite que Wall Street. Selon Volpon, les financiers de New York mesurent l’importance de leur marché domestique. Cela signifie qu’ils doivent se rendre à Boston, et parfois à Los Angeles. Les types de Wall Street ont beau considérer la plupart des autres États comme des endroits peuplés de mères de banlieue, de commerçants régionaux et de cas sociaux tout juste bons à contracter des prêts hypothécaires à risque, ils ont au moins le mérite de reconnaître l’existence de ce monde et d’avoir compris qu’ils pouvaient en tirer profit. Les traders londoniens, eux, ne s’embarrassent même pas du reste du pays. Les quartiers d’affaires de Londres – la vieille City, Mayfair et Canary Wharf – ne sont plus connectés à l’Angleterre que par leur situation géographique. Le marché est mondial. On parle d’EMEA : Europe, Moyen-Orient (Middle East) et Afrique. Un banquier londonien a plus de chances de se rendre à Hong Kong qu’à Manchester.

Ce constat concerne également les équipes internationales qui remplissent les bureaux londoniens, ainsi que leurs partenaires. Volpon a déclaré que « ces dix dernières années, Londres [était] devenu un endroit où des types du Moyen-Orient et de Russie font leurs affaires. Ils auraient pu craindre que leur compte soit bloqué aux États-Unis. Londres a donc ce côté plus international… Quand je bossais là-bas, ma vie me paraissait bien plus cosmopolite. »

Mais ce cosmopolitisme financier a eu des conséquences : de nombreux Londoniens ordinaires se sont sentis aliénés. Ils sont écartés de ce monde, de son argent et en paient directement le prix par l’augmentation des loyers. La Corporation de la cité de Londres – qui fait office de conseil municipal – existe depuis un millier d’années. Tout comme Canary Wharf, elle a sa propre force de police, une société de sécurité privée. Les tours anonymes de Canary Wharf pourraient exister n’importe où dans le monde, tandis que celles de Wall Street se fondent parfaitement dans la ville de New York, berceau de l’architecture moderniste.

Mais Canary Wharf se trouve dans les Docklands de l’est de Londres, ancien centre du commerce de l’Empire Britannique, qui a vu débarquer des cargos des quatre coins du monde. Entre 1960 et 1980, tous les docks ont été fermés, laissant derrière eux de nombreux travailleurs au chômage et un terrain à l’abandon. L’ancien monde, celui de l’industrie, était mort. Dans les années 1980, un nouveau monde a fait son apparition : celui du capitalisme mondial au cœur des Docklands. Le projet Canary Wharf répondait à l’arrivée de banques américaines et à la nature de plus en plus internationaliste de la finance. Aux ouvriers à casquette plate et salopette se sont substitués des hommes d’affaires en costume trois-pièces aspirant à participer à la prochaine fusion d’entreprises. Pourtant, les grues n’ont jamais connu de répit dans les Docklands. À tout moment, quelque chose s’y construit. Quelque part, quelqu’un se fait de l’argent, tandis qu’une autre personne se fait copieusement arnaquer.

Les villes de New York et Londres – ainsi que leurs centres financiers – sont devenues liées au point que lorsqu’on évoque ces « banquiers », on ne pense même plus à leur nationalité. Nous voyons simplement des banquiers. Ces deux systèmes ont été les premiers bénéficiaires des renflouements gouvernementaux de ces dernières années. Le rapprochement entre Wall Street et Londres soulève donc une dernière question. Ces institutions financières devraient-elles être rémunérées par l’État, sachant qu’elles jouent avec l’argent de citoyens ordinaires ?

Ces joueurs de cricket supposément amateurs vivaient dans un système qui leur permettait de demeurer, quoiqu’il arrive, en haut de la chaîne. Si les amateurs du vieux Londres ont été mis de côté par les professionnels de Wall Street, cette prise d’assaut n’aura fait rien d’autre que de créer de toutes pièces une nouvelle élite – ou une nouvelle communauté de winners prêts à tourner le système à leur avantage.