On est un samedi soir à Paris, il est minuit. Les premiers effluves d’urine et de bière chatouillent le nez du fêtard à la sortie du métro Rue Saint-Maur, un classique de la vie nocturne de la capitale. Sauf que ce soir, les jeunes gens aux vessies soulagées qui se baladent dans les rues du 11 e se rendent tous au même endroit : dans les locaux d’une des meilleures écoles de commerce de France, l’ ESCP.
Le BDE de l’école organise sur place la plus grosse fête étudiante de l’année de Paris intra-muros. 2 500 personnes sont attendues et parmi eux une cohorte de « première année », débarqués depuis un mois à peine parmi l’élite socioprofessionnelle de demain. Mais pour l’instant, dans la file d’attente pour rentrer, les préoccupations tournent plus autour de l’alcoolémie et des plans drague de chacun que des perspectives de croissance de l’économie du partage ou du cours du Brent. Rassurant et légitime, quelque part.
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Pour certains, l’arrivée dans une « parisienne », l’une des trois écoles de commerce de la capitale, toutes classées parmi les plus cool de France, est déjà un aboutissement. Col de chemise froissé qui dépasse de son pull Saint-James, Guillaume fait partie de cette caste de béats, que la vie a comblés en offrant une entrée dans un monde qui lui était complètement étranger jusque-là. Une entrée à 12 000 euros la première année tout de même. Dans la file, il s’appuie sur les épaules de ses potes, crie un « de l’alcool et des chiottes, c’est tout ce qu’il me faut ce soir ! » qui attire les regards amusés des groupes qui l’entourent.
Guillaume est originaire de Douai, dans le Nord. Il a 19 ans et vient de débarquer à Paris. Très loin du stéréotype de l’héritier rompu aux codes de l’élite scolaire française, il frise l’extase, tout simplement. « C’est un autre monde, hurle-t-il, c’est pas Douai ! Je ne me prends pas la tête avec cette réputation élitiste de l’école. Je suis tellement content d’être là. En plus, vu le prix que ça me coûte et le prêt que j’ai sur les bras, je me dis qu’il n’y a qu’une chose à faire : profiter. »
Alexandre et Gaëtan, ses potes, viennent eux aussi de villes moyennes françaises, Pau et Angers. Les trois nouveaux amis se sont vite rapprochés au week-end d’intégration, passé dans un camping près de Tours. « Il n’y avait aucun bizutage ou connerie de ce type, avance Alexandre. On a fait plein de jeux marrants ; on était répartis en équipe genre Koh-Lanta. » Il est vite coupé par Guillaume, manifestement chauffé par la vodka-Redbull. « Et surtout, ça m’a permis d’avoir déjà un coup avec une meuf de mon groupe – j’attends qu’elle se ramène pour voir ce que ça va donner. »
La foule des fêtards face aux platines du DJ.
Guillaume s’extirpe enfin de la foule qui tente de rentrer, et déboule dans la cour intérieure balayée de spots psychédéliques. Prêt à en découdre, il a l’air heureux de son succès pressenti avec cette fille : « Je suis tellement content d’être là ! Je calcule pas ce que je fais, ni ce qu’il faut faire pour plaire. Et pour l’instant ça marche. » Envolée ponctuée par quelques pas de danse gênants sur le morceau « Uptown Funk» de Mark Ronson et Bruno Mars. Et par une première tournée de câlins virils entre copains, devant le vestiaire.
« Ici ce qui est important, c’est le réseau que tu te fais ! Si tu n’as pas de potes, t’es mal barré. »––Alice, 19 ans
De l’autre côté du guichet, Alice et Camille assurent l’accueil. Et c’est tout sauf un hasard si les deux filles ont accepté de charrier des tonnes de vestes en cuir type aviateur et de trenchs plutôt que de profiter de la fête. « L’enjeu pour nous ce soir, m’explique Alice, 19 ans, c’est qu’on aimerait être cooptées par le BDE de cette année. » Cette blonde aux joues rosies veut « reprendre le flambeau l’année prochaine. C’est le meilleur moyen de se faire une place ici », poursuit-elle, enivrée par le parfum de murge qui plane en ce début de soirée. Pour ce faire, il faut qu’elle prouve qu’elle est capable de « s’investir dans l’organisation, mais aussi de faire la fête ». Elle tient donc son rôle avec beaucoup de sérieux, sous le regard d’un membre du BDE.
Alice le sent, elle a pris le bon wagon pour ne pas être mise au ban de l’école. Ce qu’elle redoutait plus que tout en arrivant le mois dernier. « Le premier jour ici, tu ressens forcément une grosse pression, me dit-elle. Tu te demandes comment te comporter pour ne pas passer pour une plouc. Avant le week-end d’intégration, les gens s’habillaient super bien. Parce qu’ici ce qui est important, c’est le réseau que tu te fais ! Si tu n’as pas de potes, t’es mal barré. »
La cour intérieure de l’école, balayée par les spots stroboscopiques.
Pour éviter ça, les filles se sont serré les coudes. Et ont enchaîné les apéros, organisés par les nombreuses assos de l’école. « C’est un peu étrange au début, tout le monde est plus ou moins ami avec tout le monde. Après, il y a des gens à qui tu parles plus ou moins longtemps. Mais ça n’a rien d’hypocrite. On est 350, tous inconnus les uns des autres », avance Camille en se trémoussant sur « Ella, Elle l’a » de France Gall.
Alors que Guillaume baigne dans son jus, les filles sont plus pragmatiques. Camille reste prudente, et refuse de se croire déjà intégrée. « Le risque en arrivant, c’est de se voir trop beau. Tu réussis un concours super dur, tu as l’impression d’être stylée. Moi, je me dis que c’est maintenant que tout commence vraiment. Et pour que tout se passe bien, il faut te faire des potes. Le BDE, c’est parfait pour ça. »
« En fait, je crois que je suis venu pour me marrer en matant tout le monde en faire des caisses. C’est drôle de voir que les gens sont prêts à tout pour ne pas se retrouver seuls. »––Germain, rencontré à la soirée.
Les premiers échoués de la soirée commencent d’ailleurs à reconnaître leur défaite, vaincus par l’alcool, l’ennui ou la timidité. Germain s’est assis au beau milieu de la cour et observe ses camarades se la coller en silence. Adossé à un arbre, il médite sur son sort et sur le sens de ces fêtes en refermant son cuir : « Ici plus qu’ailleurs, l’attrait physique est le critère numéro un du succès social. Après, il faut aussi savoir ne pas être timide, sociable, dépasser ses peurs. Dans un sens, c’est constructif et moteur. Dans l’autre, ça peut devenir vain. Avec ces soirées, ces heures passées à bosser en groupe, on apprend à être “diplomates” comme ils disent. Moi, je dis hypocrite. »
Un fêtard anonyme vêtu d’un pull d’une asso de l’école.
Germain est plutôt beau gosse. Il a la tchatche. Il pourrait jouer le jeu, mais il n’en a aucune envie. « Ça ne m’amuse pas de faire copain-copain dans ce cadre-là, dit-il. Tout le monde sait bien au fond que c’est pour te faire des potes qui t’aideront à décrocher un job pour faire de la maille. » Et pourtant, le jeune homme est bien là, non loin d’un dancefloor surchauffé et d’un bar suintant de bière low-cost. Sans trop savoir pourquoi : « En fait, je crois que je suis venu pour me marrer en matant tout le monde en faire des caisses. C’est drôle de voir que les gens sont prêts à tout pour ne pas se retrouver seuls. »
Ce petit jeu, Germain affirme le connaître depuis longtemps déjà. « Là d’où je viens, à Versailles, l’ambiance était similaire – au collège comme au lycée. J’ai toujours refusé de rentrer dans ce jeu de popularité et tu sais quoi ? Les gens apprécient, mine de rien. »
Si Germain est aussi critique, c’est qu’il n’a pas vraiment la même ambition que la plupart de ses camarades. « Je ne suis pas là pour l’argent et les contacts, ça ne m’intéresse pas. J’attends de tirer quelque chose de personnel de mes études. Uniquement apprendre à se faire de la thune, ça n’a rien de glorieux je trouve. J’aimerais être prof d’éco à la fac ; donner 15 heures de cours par semaine ça fait rêver. »
Pendant ce temps-là, sur la piste de danse, Guillaume est très loin de ces considérations. Une pinte dans la main, la fille tant attendue sous l’autre bras, il est en pleine euphorie. La fin de la soirée approche et son objectif est visiblement atteint.
Germain, lui, s’en est allé. Avant de partir, il m’a glissé un discret mais assassin : « En cours d’analyse éco, ils feront moins les malins. »
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