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Une plongée dans le monde merveilleux de la boxe à mains nues

A mains nues, « bare knuckles » dans la langue de Shakespeare. Voilà une expression qui fait fantasmer, rêver, et qui plonge quiconque s’intéresse un tant soit peu aux sports de combat dans un monde romanesque, dramatique et esthétique, qui a gagné ses lettres de noblesse au XIXe siècle dans les îles britanniques. Celui de la boxe à mains nues, qui nous évoque tous un décorum bien particulier, fait de crânes rasés, de nez cassés, de pubs mal famés et de gourmettes plaquées or. Ce monde, c’est celui dans lequel vivent au quotidien des mecs peu connus du grand public, mais de vraies légendes dans le milieu, comme Lenny McLean, Roy Shaw, Bartley Gorman, “Big” Joe Joyce, Cliff Fields ou même Charles Bronson avant qu’il ne sombre dans la déchéance et s’attaque aux gardiens de sa prison. Tous savent que le moindre signe de faiblesse se paye très cher quand on monte sur le ring pour affronter des mecs de cette trempe. On parle quand même d’une discipline pratiquée par des mecs qui trouvent que se battre avec des gants, c’est insuffisant pour vraiment se marrer.

Le monde de la boxe à mains nues déclenche des sentiments contradictoires auprès du grand public, tiraillé entre une fascination légitime pour ces personnages prêts à tout risquer pour prouver leur valeur et un dégoût de la violence et de la souffrance qu’ils s’imposent. Toute une production culturelle – littérature et films, de Waterstones à Snatch ou Bronson – prouve combien cette fascination est profondément enracinée dans l’esprit du grand public. Les Joshua ou Klitschko ont beau avoir collectionné les ceintures, récolté les titres de sportif de l’année, les apparitions télévisées et les Unes des tabloïds, la vraie passion, la sombre, la mythique, est bel et bien tournée vers le monde de la boxe à mains nues. C’est pourquoi nous voulions faire un film à ce sujet.

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Bare Knuckle n’est pas un film sur la baston en tant que telle. C’est un film qui plonge le spectateur dans une sous-culture à l’histoire riche, puisqu’elle est née il y a plus d’un siècle maintenant, sans jamais rentrer dans les moeurs mainstream.

Le documentaire en question (les sous-titres français sont disponibles)

Il peut paraître étrange que la boxe à mains nues, le plus vieux sport de combat qui soit, soit considéré comme une curiosité, quelque chose qu’on ne voit que dans les films de Guy Ritchie et sur les sites de bastons entre gitans. Le « bare knuckles » reste quelque chose d’inadmissible aux yeux de la société actuelle, même selon nos critères contemporains et l’avènement du MMA.

Andy Topliffe (à gauche) et Sean Rowlands

Andy Topliffe est un ancien combattant qui a quitté le monde du combat à mains nues sur un souvenir amer : celui du visage d’un jeune Polonais, laissé pour mort sur le ring. Aujourd’hui, il organise les meilleurs combats du Royaume-Uni.

Sa boîte d’événementiel, “B-Bad”, a rapidement attiré l’attention et s’est installée dans le paysage local. Le nombre de vues des combats explose et une communauté constituée de fans obsédés et de boxeurs têtes brûlées venus de tout le pays font vivre la société et avec elle la passion du “bare knuckles”. Les combats organisés par Andy ont beau se dérouler dans des hangars où le ring est circonscrit par des ballots de foin, les gens ont beau s’éclater les arcades et les pommettes, ils sont tout de même un minimum contrôlés. Une équipe médicale et des hommes chargés de la sécurité sont constamment présents, tandis que la police elle-même vient superviser les combats de temps à autres. Et c’est sûrement nécessaire, tant le public a l’air prêt à entrer sur le ring lui-même. Andy insiste également sur le fait qu’il fait tout pour éviter que les gens puissent parier sur les combats, pour éviter les trucages, les arrangements et l’intrusion de réseaux criminels dans son milieu.

Un poing estampillé B-Bad

Cette dualité entre noblesse et extrême violence s’inscrit dans l’ADN de la discipline, qui semble vivoter malgré le manque de structures et de moyens. De ce que j’en ai compris, il n’y a pas d’organisation centralisée ni de projet d’évolution du “bare knuckles”. Mais du moment qu’il n’y a pas de distensions au sein du milieu et que ce sport ne sombre pas dans l’illégalité la plus totale, il peut continuer à survivre.

Le plus surprenant avec le combat à mains nues, c’est qu’il est paradoxalement considéré comme moins néfaste que la boxe telle qu’elle est pratiquée selon les règles du marquis de Queensberry. La science a prouvé que notre intuition selon laquelle le combat à mains nues était plus dangereux était fausse. Quand les boxeurs tombent KO, c’est que le coup qu’ils viennent d’encaisser a dispersé un fluide dans leur crâne.

Alors que les gens finissent plus fréquemment KO en “bare knuckle”, il est paradoxalement plus sain de se ramasser ses KO ainsi qu’avec des gants. Les gants rendent les coups plus lourds et offrent une plus grande surface de contact. Ils risquent du coup de faire beaucoup plus de dommages internes aux adversaires. Sans gants, les mains sont plus petites et ont plus facilement tendance à casser, ce qui pousse les combattants à abandonner plus vite ou à régler l’affaire en moins de coups.

Pour les fétichistes de la violence, comprenez bien que la baston à main nues a tendance à provoquer plus de blessures de surface et donc plus de saignements. Donc oui, en apparence, ça a l’air plus gore, alors qu’en fait cela offre bien moins de risques de causer des lésions internes létales que la boxe anglaise classique, aussi bien à court qu’à long terme.

Retrouvailles de collègues boxeurs au pub

Malgré cette réalité médicale et physique qui devrait plaider en faveur de la boxe à mains nues, les stars de la discipline continuent à végéter dans un anonymat relatif, simplement adulé par un noyau dur de fanboys comme peuvent l’être des pop stars décaties des années 80. Ils ont des noms ronflants, mais se déplacent en car et fêtent leurs victoires aux comptoirs des pubs après leurs combats.

Leurs cousins de la boxe anglaise font pourtant partie des sportifs les mieux payés de la planète, mais eux ne peuvent prétendre à gagner plus de 300 euros pour une victoire, et 100 pour une défaite. Autant dire qu’à ce tarif-là, la discipline n’est absolument pas professionnalisée. Les combattants ont tous un métier à côté, du plus ouvrier au plus col blanc, pour subvenir à leurs besoins. Quel que soit leur milieu socio-professionnel, les combattants, des quadragénaires pour la plupart, ont tous un point commun : ils sont convaincus de la beauté du combat à mains nues, et la plupart ont eu un parcours rude, difficile ou même violent par le passé.

James “Gypsy Boy” McCrory

James “Gypsy Boy” McCrory est la star incontestée de la boxe à mains nues britannique. James est un Geordie, un natif de Newcastle, aux faux airs de Sébastien Chabal avec sa barbe et ses cheveux longs. Il a déjà disputé plus de 200 combats et couché quelques unes des plus grandes stars de la discipline comme Dave Radford, un plâtrier très doué qui a même eu l’honneur de boxer avec le professionnel panaméen Roberto Duran.

Nous avons rendu visite à James chez lui, à Newcastle, dans les jours précédant son combat historique contre Jason “Tha machine Gun” Young pour le premier affrontement entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis depuis près de 150 ans et la possession de la “ceinture Atlantique”. Pour ce match, James a pris beaucoup de poids, ne s’épargnant pas niveau descente de Guinness.

Seth Jones après un combat

A 32 ans, l’âge de la retraite pour tant de boxeurs, James est encore un petit jeune sur la scène du “bare knuckles”. Les combattants sont souvent des mecs plus expérimentés et plus âgés, comme Seth Jones, un ancien dealer devenu avocat, qui se présente à une soirée de combats à mains nues à Colwyn Bay, dans le nord du Pays de Galles.

“The Leicester Bulldog”

“The Leicester Bulldog” (aka Tony) est un autre vieux de la vielle qu’on a pu rencontrer lors de nos pérégrinations dans le monde du “bare knuckles”. Planté dans son jardin, une large veste maculée d’huile de vidange couvrant le plus gros buste qu’il m’ait jamais été donné de voir, il nous a dévoilé son autre passion dans la vie : construire de jolis barbecues à partir de bonbonnes de gaz avant de les revendre sur e-Bay.

Mais attardons-nous plutôt sur le cas de Decca “The Macine” Hedgie, une force de la nature et un combattant tellement flippant qu’il a déjà fait vomir d’angoisse un adversaire juste avant leur combat. Il a l’air si tapé par la vie qu’on pourrait croire qu’il a pris part à la bataille de Hastings, alors qu’en vérité il est simplement dans sa vingtaine et a tout juste abandonné ses ambitions de percer dans le foot, lui qui a fait des essais à Newcastle United.

Dernier larron qu’il nous a été donné de rencontrer, Ross Chittock, aka Youngblood, MC Andrenalin, un rappeur du sud de l’Angleterre. Un voyou au sourire réhaussé par une dent de diamant qui lui donne ce charme désarmant du mec qui vous pique votre copine et vous paye une pinte derrière.

James Lambert, AKA “Mr Happy”

Nous avons également rencontrer un autre personnage, qui nous a offert une toute autre vision du milieu de la boxe à mains nues. James Lambert est un ancien combattant qui a squatté les sorties de boîtes de nuit pendant des années en tant que videur. En carrière, il est resté invaincu, jusqu’à ce qu’il se remette à se battre, et à s’adonner aux agressions en tout genre, se décrétant alors “Monsieur Happy”, coach de fitness. Lorsque nous arrivons chez lui, il se trouve dans le garage, où oscille négligemment un sac de frappe. James refuse de nous faire une démo. Aujourd’hui, il se dit pacifique, mais à son intonation et à son regard, on sent facilement que son passé peut ressurgir à tout instant.

Il me rappelle ces alcooliques repentis que j’ai pu rencontrer qui ne peuvent pas se permettre le moindre verre de vin au restaurant – ce genre de mecs en prise et en combat constant face à leurs vieux démons.

Aaron Gaughan (à gauche) en plein combat contre Seth Jones

Pendant la soirée de combats, j’ai été confronté à la violence constante qui se dégageait des affrontements. J’ai d’abord trouvé ça époustouflant, j’en avais l’estomac retourné. Les fans de boxe ont généralement l’habitude que les combats s’arrêtent aux premiers saignements, mais là, on est sans cesse émerveillés et inquiets de se dire intérieurement : « Je ne peux pas croire que le combat continue alors qu’ils sont dans cet état. » Le plus fou là-dedans étant que deux mecs à deux doigts de s’arracher la tête pendant le combat peuvent très bien boire un coup ensemble quelques minutes après en frottant leur pinte fraîche contre leurs plaies encore béantes.

J’ai beaucoup appris de cette plongée dans le monde du combat à poings nus. J’en suis ressorti en me disant que chacun avait le droit d’exprimer son talent quel qu’il soit, même ces mecs qui ont développé cet art du combat que beaucoup trouvent répugnant. Les gens que j’ai rencontrés plaçaient pour la plupart peu d’espoirs de perspective et de bonheur dans leurs métiers. La vie pro, c’était avant tout pour payer les factures. Et ça se comprend, parce que leurs vraies qualités et ce qui les meut vraiment est tellement associé à un milieu underground qui n’est en rien relié au reste de la société qu’ils ne peuvent l’exprimer que dans ce cadre restreint du hobby, de la passion coupable dont ils aimeraient retirer une certaine gloire alors qu’ils ne peuvent prétendre qu’à une reconnaissance confidentielle.

C’est pour toutes ces raisons que j’ai fini par entrevoir une certaine tendresse à l’oeuvre dans le monde de la boxe à mains nues. Ils aiment tellement ce qu’ils font, ils me rappellent les joueurs de foot des divisions inférieures ou des groupes de heavy metal, bref, tous ces gens qui vivent leur passion en marge.

Decca “The Machine” Hedgie (à gauche) contre “The Leicester Bulldog”

Quoi que vous pensiez de la violence dans la société – et l’impact que l’organisation de combats peut avoir en la matière – impossible de nier le côté romanesque qui caractérise le “bare knuckles” et la profonde camaraderie qui lie les combattants. C’est un peu comme si les gens qui étaient destinés à se retrouver en marge de la société avaient trouvé un sens et une place en se regroupant tous ensemble et en cultivant leur différence, en construisant leur propre univers. Je vous assure qu’à voir et à vivre, c’est plutôt excitant.

Bare Knucle n’est pas simplement un film sur les sports de combat, c’est avant tout un film sur les hommes. Des hommes qui détestent leur boulot mais qui trouvent la paix dans ce sport violent. Car c’est bien la paix qu’ils trouvent là, croyez le ou pas.