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UVB76 va ravager ton salon, ton club, ta galerie, ta guinguette

UVB76, experimental, Teenage Menopause

La première fois que j’ai vu UVB76 en concert, c’était au festival Visions près de Brest. À ce moment-là, le duo d’origine bretonne (mais naturalisé parisien par la suite) proposait un live audiovisuel soufflant, oppressant et d’une précision millimétrée, rappelant les grandes heures de la musique industrielle (beats martiaux et caverneux, images de films de propagande) tout en ayant l’air d’avoir besoin d’un peu d’air. Comme s’il était conscient d’être à ce moment-là un élève encore un peu trop appliqué.

Trois ans plus tard, Gaëtan Bizien et Tioma Tchoulanov reviennent avec un album sous le bras enregistré entre la Chine, Le Japon et la Corée du Sud, et on se dit que tout a changé. Symbole d’une libération des formes et de l’esprit, on y sent enfin ce qui manquait à leur techno patibulaire mâtinée de sonorités « concrètes » : quelque chose qui prend directement le pouls de son environnement plus qu’il ne cherche à le reproduire, un instantané du chaos du monde et non plus seulement le fantasme dystopique d’ados-geeks coincés dans leur piaule.

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Pour ça, ils n’ont pas hésité à se mettre eux-mêmes un salutaire coup de pied aux fesses, et à sortir, l’air de rien, un des disques les plus vibrionnants entendus depuis un bout de temps. Un album halluciné imprégné des soubresauts politiques et sociaux de l’époque, qui ne cherche à professer ni à expliquer quoi que ce soit – ce serait un comble. Mais qui dessine, en creux, une cartographie d’une scène française enfin parfaitement décomplexée, à l’aise aussi bien dans les caves que dans les galeries, qui rêve de projections en 360° à la Gaîté Lyrique tout en retournant des festivals de sagouins.

C’est forcément là-dessus qu’on a voulu un peu les cuisiner, entre deux rasades de bière bon marché et des considérations sur la vie, l’intermittence, la radicalité, et tout le reste.

La question un peu bateau qu’on se pose forcément, c’est qui fait quoi ?
Gaëtan Bizien : Moi je me considère comme artiste « visuel », et Tioma est en études de son, et artiste « sonore », compositeur. C’est divisé de cette manière-là mais on a toujours tout fait à deux dans ce process.

Tioma Tchoulanov : La musique, on la compose à deux. Les clips aussi. Mais après il y a plein d’échanges, de ping pong, d’astuces. Gaëtan a fait des études de graphisme mais c’est un énorme digger de musique, moi j’ai fait une licence de cinéma, on a pas mal de ponts.

Gaëtan : Sur le dernier clip, « Siji », Tioma avait filmé des trucs en Chine, à Chengdu, et on fonctionne toujours comme ça, on trouve des trucs sur le moment.

Vu l’importance des deux médiums chez vous, on se demande lequel des deux est venu en premier : la musique ou les images ? Comment ce processus créatif-là s’est-il enclenché chez vous ?
Gaëtan : Alors en fait on s’est rencontrés en internat, dans un lycée des Côtes-d’Armor qui s’appelle Savina, où pas mal de Bretons « connus » dans la musique aujourd’hui (Voiron, etc…) viennent de là. Ça fait un peu partie de la scène rennaise, du label Midi Deux, qui nous a formés. On s’est retrouvés avec Tioma à Paris, en étant les deux seuls qui venaient de ce lycée-là. Et en fait on a commencé à taffer comme ça dans ma piaule étudiante.

Tioma : Je commençais vaguement à tâter des logiciels, et en même temps on commençait à sortir, on se rendait compte qu’il y avait une offre assez dingue à Paris, comme la Biennale Nemo, et on voyait pas mal de lives A/V avant même de faire de la musique. Monolake à la Gaîté Lyrique, ce genre de trucs, ça nous a marqués.

Gaëtan : Avant ça on faisait vraiment que des DJ sets, des petites compos, mises en lien avec de la vidéo.

Tioma : On réécoutait nos podcasts toujours en mettant un film et on se marrait parce qu’on voyait des points de synchros entre le mix et les images.

Gaëtan : On a dû passer un an ou deux comme ça à tenter des trucs dans la piaule, et puis en voyant des lives qui nous ont influencés. Alva Noto, toute la scène arts numériques, on était vachement là-dedans à la base. On jouait surtout à Rennes, puis Brume, un collectif d’amis nous a demandés si on voulait faire un live A/V, et on a accepté, mais c’était la première fois.

Tioma : Un mois avant ils nous ont proposé de faire un live et deux semaines avant ils nous disent qu’il y a un vidéo-projecteur, et qu’on peut y aller si on veut faire avec de la vidéo.

Gaëtan : On a tout appris sur le tas, on n’a pas dormi pendant deux semaines.

Je vous avais vu au festival Visions il y a quelques années, j’avais l’impression que c’était déjà très rôdé.
Tioma : Oui, ça faisait déjà trois ans qu’on faisait le live, on maitrisait relativement nos outils, la narration, la transition entre les séquences, tous les éléments visuels.

Gaëtan : On a eu une cinquantaine de versions de lives. Mais ça restait à peu près la même trame.

Tioma : En tout cas Visions était un sacré checkpoint de 2016. Vraiment une gratification de voir que ça pouvait marcher dans ce contexte-là. Jusque-là on était principalement soit en club, plongés dans le noir à 3h du mat’, soit dans des évènements plus arts numériques, en galerie, assis. Et c’est vrai que les cadres plus intermédiaires sont arrivés plus tard, ni vraiment teuf de nuit, ni cadre plus « intellectuel » disons.

Vous pouvez jouer un peu partout dans un sens. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’assez générationnel d’avoir ce package-là, où faute de moyens, tu es obligé de t’adapter, d’être flexible, multi-tâches.
Tioma :
Oui sans doute, mais c’est venu aussi parce qu’on était partagé entre plusieurs sphères, plusieurs groupes d’amis différents. Il y avait Midi Deux qui était plus dans la techno et la musique de club, et d’autres potes qui étaient plus dans les évènements arts numériques, et ça a évolué naturellement comme ça.

Gaëtan : Ouais c’est peut-être générationnel aussi. Après est-ce que ça ne l’était pas déjà avant aussi ? On est peut-être plus touche-à-tout, plus ouverts aussi. Tout ce que je sais c’est qu’en tentant de faire de la techno pure on n’a jamais réussi à en faire. Il y a ce côté techno qui plait aux gens de la nuit, mais c’était surtout des gens qui nous sollicitaient pour ça.

Tioma : : Et puis c’est pas tant « s’adapter » mais plutôt comprendre l’évènement. Qu’il s’agisse du club ou d’un contexte plus intellectuel, on est sensibles à toutes les démarches, et on veut juste coller au propos porté par chaque évènement.

Gaëtan : On n’a pas trop réfléchi ni conceptualisé tout ça, mais comme tu dis c’est un peu dans l’air du temps. Ça nous est arrivé de jouer à 3h du mat’, et ça nous empêchait pas de commencer avec cette espèce d’intro qui dure 20 minutes à 100 bpm avec des déflagrations noise ou quoi que ce soit, parce qu’en fait on avait envie de proposer ça quelle que soit l’heure. Ou quel que soit le club. Même si les gens gueulaient un peu [Rires].

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© UVB76

Les gens ne sont-ils pas de plus en plus réceptifs à ce genre de démarches ?
Gaëtan : Oui, quand même.

Tioma : Mais avec le temps on t’invite parce qu’on sait ce que tu fais, on attend quelque chose en fonction, dans notre cas, les orgas et le public s’attendent à la musique mais aux images aussi..

Gaëtan : La dernière fois qu’on a joué dans un gros club c’était au Sucre à Lyon, et ça s’est quand même bien passé. La remarque qu’on se fait souvent, c’est qu’on peut jouer 7 heures d’affilée de live plutôt expé, ou en tout cas protéiforme, qui va passer de 100 bpm à du 170 bpm, et les gens accrochent quand même.

Tioma : La vidéo participe pas mal dans le « didactisme» aussi. Si on faisait le même live mais juste audio, je ne suis pas sûr que les gens seraient forcément réceptifs.

C’est pour ça qu’il y a toujours ce truc-là avec les lives A/V, on se demande si la musique accompagne, ou si ce sont les images qui illustrent la musique ?
Gaëtan : On reste des musiciens. Si la musique devait illustrer les images, je pense qu’on ferait ça de manière filmique, posée. Mais je n’y vois pas tant de frontières que ça. C’est le mot synesthésie qui revient à chaque fois qu’on parle de notre musique, on essaie de faire en sorte que les deux soient indispensables. Ça va sans doute changer du coup avec le nouveau live aussi. Mais c’est vrai que ce qu’on a fait pendant quatre ans était très lié à nos influences comme Raster-Noton ou autre, la sciences des images et du son y étaient primordiales.

Tioma : Ça fait un moment qu’on ne fait plus de live purement audio, il y a quelques temps, on préférait faire un live set ou un DJ set, quelque chose d’un peu hybride, mais on est pas trop à l’aise avec l’idée de faire notre live juste en audio alors qu’on l’a pensé avec la vidéo, c’est un peu un tout, du coup dé-corréler les deux c’est un peu étrange.

Mais est-ce que ce truc d’ouverture, ou disons d’hybridation ou de décloisonnement (même si c’est un très vilain mot), ne devient pas un piège justement artistiquement ? On vous demande, ou on attend de vous, que des lives A/V ?
Gaëtan : Si c’était simple, peut-être. Mais ça nous arrive tellement de jouer dans des caves, et de devoir se démerder pour créer un écran deux heures avant de jouer, qu’en fait on est tellement dans l’urgence qu’on n’a pas le temps de se poser la question.

On en est pas encore du cadre institutionnel lié à ce dispositif.
Tioma : Oui voilà. Donc au final, même si aujourd’hui on maîtrise bien notre procédé, on essaie toujours de repousser un peu le format. On nous demande de plus en plus de jouer en DJ set par exemple. On l’a moins fait, mais là on découvre une nouvelle manière de le faire. On s’est tellement spécialisé dans notre domaine, que la prochaine étape sera sûrement de repenser tout ça.

Gaetan : On aimerait bien partir sur des collaborations avec d’autres musiciens. Avec des résidences. C’était le cas pour ce nouvel album album où on a collaboré avec la chanteuse Mari Suzuki, on lui a donné des haïkus, des chuchotements, des cris. On s’est dit qu’il y avait trop de matière, et on s’est dit qu’on avait envie d’en faire plus. D’une manière générale on sentait qu’on était arrivé au bout du process, dans le genre musique de geek très carrée et très référencée.

C’est vraiment l’impression que j’ai eu en écoutant l’album. Quand je vous avais vu en live je voyais quelque chose de très rôde, de très abouti, alors que là on a l’impression que vous sortez votre premier disque. Il y a quelque chose de beaucoup plus spontané.
Gaëtan : Oui, clairement. C‘est ce qu’on recherchait, aussi.

Comme si vous alliez vers le punk, alors que d’habitude c’est le chemin inverse. Le chemin vers l’institutionnalisation justement. Vous on sent bien que vous ne sortirez jamais d’album symphonique.
Gaëtan : C’est marrant que tu dises ça, parce qu’on s’était dit qu’on voulait tout reprendre tout à zéro. On sentait qu’on était arrivé au bout d’un truc.

Tioma : On a beaucoup conceptualisé la composition pendant longtemps, on ne savait pas trop où aller. Le voyage en Asie a tout changé. On a enregistré des tas de trucs, il y avait presque une surabondance d’envie. Et d’un coup quand on est rentrés du voyage on devait faire autre chose mais ça bouillonnait. On voulait quitter la « surproduction », mettre plus de corps.

Comment vous vous êtes retrouvés en Asie du coup ?
Gaëtan : On est devenu pote avec un mec qui s’appelle Tutu (Qiankun Tu de son vrai nom), on a passé un an à se fréquenter, et à force de parler du projet il nous a proposé de venir en Chine, et du coup on a brodé toute une tournée autour de ça. C’était un mois au total, quatre dates, absolument pas rentable, mais on avait décidé de mettre de la thune de côté pour ça. On avait besoin de s’aérer par rapport à ça. Et on a découvert une génération de Chinois dans un esprit d’hybridation aussi, mais peut-être avec moins de connaissances musicales que nous, et c’est pas péjoratif. Ils ont très peu ou pas accès à des plateformes de diffusion comme Youtube, ou Soundcloud.

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© UVB76

Tioma : Il y a une rupture générationnelle de dingue entre les gens de notre âge et leurs parents là-bas. Les parents sont encore dans ce truc de brainwashing, de culture restreinte, et les jeunes apprennent à mettre des VPN et à contourner ce pare-feu. L’intrusion de la technologie est très forte aussi, il y a une appli qui gère la géolocalisation, les paiements, les évènements, la page sociale, la notation par rapport au profil.

Gaëtan : Mais à côté de ça ils sont totalement libérés. Ils vont beaucoup plus loin que ce que peuvent faire certains artistes dans les mêmes scènes ici. Et c’est fait avec énormément de couilles. Ça a influencé l’album énormément, car tout ce qu’on a vécu sur un mois, entre la Corée, la Chine, et le Japon, on a été confrontés à différents moments à une rupture culturelle et politique. Aux autorités, à la vibe de chaque ville. Tu vois la jeunesse là-bas tenter de repousser les limites de… de tout en fait.

Tioma : Et quand tu recontextualises, tu te rends compte qu’à Paris, en France, en Europe et tout, on a un accès culturel qui est incommensurable par rapport à ce qu’ils ont là-bas. Après il faut pas généraliser sur l’Asie, même au sein des pays de la tournée c’est des mondes à part. Entre la Corée, la Chine et le Japon, c’est pas du tout les mêmes règles et les mêmes manières de faire. Mais c’est vrai que la Chine c’est plus particulier encore. Mais on n’essaie pas de se positionner en experts de quoi que ce soit, c’est juste notre voyage à nous.

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© Antoine Hardouin et Rebecca Zidane

Vous avez pas eu à forcer le trait du coup ?
Gaëtan : Sur l’album non, t’as juste à sentir l’atmosphère qu’il y a. Il y a un morceau sur le disque avec un sample d’un fanatique religieux. Tu te balades à Séoul à 18h et tu tombes sur ce mec en train de crier sur les filles en jupes, en leur disant qu’elles brûleront en enfer. C’est des petits trucs qu’on n’a pas cherché à provoquer mais qui nous sont tombés dessus. On a toujours été dans ces trucs de SF geekos, de dystopie, et là on était en plein dedans. À Chengdu où il fait 35 degrés, avec un nuage de pollution énorme, ça t’influence un minimum, que tu le veuilles ou non.

Tioma : Oui, il y a quelque chose de très dystopique, mais il faut faire gaffe à ne pas être condescendant aussi. Quand je disais à Tutu : « Vous avez une appli qui centralise tout », il était là : « Ouais enfin regardez votre actualité avec Facebook, les élections, balayez un peu devant votre porte les gars. »

Gaëtan : Il y a une certaine fierté qui est normale. Mais c’est vrai que les restrictions culturelles peuvent être assez dures, d’ailleurs ça me fait penser, il y a l’expo de Ren Hang à la Maison de la Photographie, ce photographe qui s’est suicidé y’a deux ans, et qui photographiait des corps nus, qui a reçu énormément de pression du gouvernement. Lui c’est la représentation même de tout ce qui se passe en Chine. C’est marrant de voir qu’il y a ce truc d’une manière générale ces dernières années, cette volonté de faire des choses artistiquement au vu de l’actualité politique.

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© UVB76

Ou en tout cas imprégnées de politique.
Gaëtan : Ouais, c’est peut-être le terme.

Tioma : On a toujours un peu essayé d’avoir cette imprégnation mais avant ça faisait sûrement partie de nos références culturelles, un peu cliché d’une certaine manière. Orwell, Blade Runner.

Gaëtan : Des films qui nous ont marqués, la série des Qatsi. Ça date des années 80-90, et on s’est dit de transposer ça de manière plus actuelle, on a essayé de le faire mais ça reste quelque chose de très graphique.

Tioma : Et on reste dans une démarche qui n’est pas verbalisée, il n’y a pas de message textuel, c’est pas imprégné d’un discours en soi.

Tout le monde en a soupé de ça. Il n’y a rien de pire de dire que tu fais de la musique politique, à message.
[Rires] Gaëtan : Ouais. On va faire ce nouveau live, et c’est pas forcément une prise de position politique, mais plutôt de montrer les sujets. Ça a changé pas mal de choses de rencontrer des groupes de punk, qui faisaient par exemple une chanson sur les espions du gouvernement qui vont dans ces scènes un peu alternatives, et regarder un peu ce que ça donne.

Qu’est-ce qui a changé du coup dans la méthode de travail ?
Gaëtan : À vrai dire elle a toujours été un peu la même. On travaille à base de flashs cinématographiques, de scènes de film, à partir de bruits, sur « Siji » par exemple, c’était la factureuse qui imprime les tickets de caisse dans les taxis. Ça vient du field recording, mais c’est aussi associé à des souvenirs.

Tioma : Ouais, dès le début on faisait comme ça, on avait à Saint-Denis des perceuses, des sons de chantiers, etc.

Toute cette tradition de la musique industrielle.
Gaëtan : Oui, sauf qu’on le faisait comme des gamins à la base. On a passé six mois à Paris à enregistrer le métro comme deux glands. Très naïvement. Comme on fait de la musique carrée, numérique, digitale, on veut quelque chose d’organique en plus.

Tioma : Et c’est le field recording qui apporte ça. On n’a pas assez de thune pour s’acheter du matériel analogique.

Gaëtan : On découpe, on nettoie. On a gardé la méthodologie mais on a été plus rapides. Quand on est rentrés d’Asie c’était encore super frais. Avant on pouvait s’arracher sur un morceau pendant six mois. Là si en deux jours on n’a pas réussi à le faire sonner, on laisse tomber.

S’il y avait une influence évidente pour ce nouvel album, ce serait Tzusing.
Gaëtan : Ouais, parce que le mec fait de la musique cinématographique et on en fait aussi. Je me souviens, notre pote Tutu m’a dit de manière un peu blasée : « Je connais tous les films que Tzusing a samplés ». Il a une façon de composer qui se rapproche sûrement de la nôtre aussi. En tout cas qui est focus club mais qui reste vachement texturé, qui a beaucoup d’effets, etc.

Tioma : L’influence Tzusing est visible sur les morceaux club surtout, mais après si tu en prends d’autres, ça le sera moins. Après c’est marrant de faire le parallèle avec d’autres scènes, d’autres artistes asiatiques.

Gaëtan : Oui, les Chinois, avec Genome 6.66, un collectif dont fait partie notre pote Qiankun Tu et qui vient d’avoir une tournée européenne, ils sont hyper influencés par la bass music, la trap, tout ce qui se passe aujourd’hui en Europe. Quand tu parlais de mélange des genres, on est complètement dedans, ça va être aussi bien Muslimgauze que Tsuzing. C’est des trucs très évidents, mais les E.P de Tzusing, sortis sur L.I.E.S, on les jouait y’a un moment sur Rennes, il y a longtemps déjà. À la base notre label Okvlt, c’est de la réinterprétation de musiques traditionnelles. On voulait créer un label cassette qui regroupait tout ça, c’était déjà en 2012. On a toujours aimé les musiques du passé, on est passionnés de musique médiévale aussi.

Tioma : Même si on n’a pas la prétention de se positionner comme experts, encore une fois.

Ce mélange des genres, est-ce que ça ne met pas à mal l’idée de scène ?
Tioma : On a tous des lieux communs, des termes qu’on utilise, moi qui suis en master de musicologie, je sais que mes profs détestent ce lexique par exemple. Pour eux tous ces termes-là sont galvaudés, mal utilisés. Mais c’est vrai que c’est de plus en plus difficile d’identifier ce dont on parle. On parlait de scène club, de scène concert, de scène expérimentale tout à l’heure. Mais en vérité tout ça devient de plus en plus flou.

Gaëtan : Tu peux être au Gambetta Club, écouter un son rave ou autre, et tu te retrouves le lendemain aux Instants Chavirés, avec les mêmes personnes.

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© UVB76

Qu’est-ce qui fait une scène alors en 2019 ?
Tioma : Pas tant une question esthétique que la manière de faire les choses je pense. Quel est ton propos, dans quel lieu, avec quels moyens, comment tu communiques sur ton évènement aussi.

Gaëtan : Tu peux voir un concert de noise à 3h du mat’ aujourd’hui, c’est devenu normal. Nous quand on mettait des visuels sur notre musique, c’était aussi pour faire passer notre son en club. Ce brouillage nous correspond totalement et c’est parfait, on peut échanger avec pleins de gens. Et en plus on a de moins en moins de « allez, là » quand on joue. [Sourire]

Vous avez vu cette évolution depuis le début, par rapport à l’époque où vous étiez encore à Rennes ?
Gaëtan : On était jeunots. On serait jamais allé de nous-mêmes aux Instants Chavirés quand on a commencé.

Tioma : On était plus dans la scène club, celle des DJ sets, c’était il y a plus de dix ans du coup.

Gaëtan : Rennes a une identité forte de ville punk, mais moi par exemple je ne l’ai jamais vécue comme ça. Ça m’a peut-être influencé, mais tardivement aussi. J’étais pas le gamin qui allait vers ça, vu que les mecs que j’y voyais étaient plutôt des petits branleurs type BB Brunes. C’était associé à une scène pas forcément intéressante. Mais maintenant je l’apprécie beaucoup plus, il y a des choses super qui s’y passent.

Tioma : Après nos goûts musicaux n’étaient pas forcément formés.

Gaëtan : Oui, les choses se sont faites plutôt à rebours. Il y a cette vague punk, post punk, tout le monde se réclame de ce bord-là, mais je t’avoue que je n’y connaissais rien à la base. Mon père m’a influencé un peu tout de même, via ses vinyles, mais je n’étais pas du tout là-dedans, on était à fond dans la techno. Et on a découvert ça sur le tard au final.

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© UVB76

Il n’y a pas aussi un truc d’ado d’être en opposition à ton environnement ?
Tioma : Oui, et il y a un truc de maturité aussi j’imagine qui est venu ensuite.

Gaëtan : Mais ça irrigué notre manière de faire, oui. Le premier podcast qu’on a fait, qui était associé à notre première date à Rennes, c’était un mélange de dark ambient, de noise, de trucs assez hardcore au final. C’était même plus couillu que ce qu’on fait maintenant. Une volonté très naïve d’aller vers ce qu’on considérait être de la bonne musique, d’aller vers la contradiction. On s’est toujours dit qu’on allait faire ce truc-là. Même si maintenant ce truc d’hybridation des genre est devenu méga lissé, complètement rentré dans les normes.

À Paris un moment c’est devenu très visible. Tout ce qui est compliqué, de l’ordre de la confrontation, est devenu le truc hype parisien, ce qui est contradictoire dans les termes. Ou en tout cas assez curieux.
Gaëtan : Ouais, c’est arrivé aussi avec le gabber qui est revenu sur le devant de la scène. Peut-être que les gens sont plus rapides, plus curieux, j’ai l’impression de sonner comme un vieux con, mais ça va de plus en plus vite.

Tioma : Oui ça bouge beaucoup, mais c’est très subjectif aussi. La scène techno dans laquelle on était au début, plus fonctionnelle, est toujours là, c’est juste qu’on s’entoure d’autre chose maintenant.

Gaëtan : C’est marrant quand tu parlais de scène générationnelle, je pense que tout le monde autour de nous est plus ou moins dans la même tranche d’âge, à dix ans près. Et on sent que tout le monde a aiguisé ses goûts, alors que chacun vient d’un environnement différent. Theo Muller, de Midi Deux, il vient des Bérus et du dub, nous on écoutait du reggae et des trucs comme ça, et ça nous influencé d’une certaine manière. J’ai l’impression que les passades de chacun sont de plus en rapides. Ça se fait sur différents styles, jusqu’à arriver vers des tendances de plus en plus rapprochées. Même quand tu vois des trucs comme Dekmantel, qui est quand même assez fat, il y a tout de même une programmation très qualitative. Les mecs programment quand même Sunn O))) dans un festival d’été. Même Weather, c’est cool le tournant que ça prend. C’est fou, j’ai l’impression que je ne suis jamais autant sorti que cette année.

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Partir sur la route vous a permis de voir cette diversité du coup ?
Gaëtan :
Oui, quand on est partis avec Lostsoundbytes, Techno Thriller, et Air LQD, c’était la première fois qu’on faisait ça. C’était un peu la révélation à ce niveau-là. C’est cool de se retrouver avec ces gars-là, des mecs comme Attaque Souple déguisés en ninjas, et un truc de gabber qui arrive après. Et ça va être peut-être plus intéressant comme dispositif qu’une programmation lisse et calée.

Le line-up « SMAC » quoi.
Gaëtan : Ouais, même si on tente l’intermittence cette année. On essaie de faire des SMACS et des grosses salles, et là c’est cool parce que la technique, ou l’ingénierie derrière, c’est un vrai plaisir.

Tioma : Oui ça nous a pris un peu de temps pour réaliser tout ça. Tout s’est un peu passé fin 2015 et à partir de là on a surfé sur le succès de l’EP. Benjamin de Kongfuzi a réussi à nous faire jouer partout en France, et l’album vient relancer tout ça.

Gaëtan : Ouais, l’année dernière on a vachement fait ça, et je pense que ce sera toujours l’intérêt du projet, de faire des rencontres essentielles. On a toujours fait nos trucs dans notre coin, et là ça change tout. Et là au final on prend plus confiance là-dedans.

Vous aspirez à vivre de votre musique ?
Gaëtan : Oui, c’est l’objectif d’une vie. Tioma est toujours en études, moi j’ai taffé, là je suis au chômage. Ça commence à être dur, surtout qu’on se rend compte qu’on n’est bons qu’à ça, ou en tout cas qu’on n’a envie que de faire ça. Faire des affiches pour lesquelles je suis peu ou pas payé, travailler en freelance pour des boites qui ne m’intéressent pas, bah non quoi. On pourrait tout laisser tomber et essayer de trouver un « vrai » à côté, mais on serait malheureux.

Tioma : On est tous en galère, tous nos potes et nous.

C’est pour ça que je parlais de ça tout à l’heure, au-delà de l’esthétique, c’est avant tout une musique de la galère.
Tioma :
Oui, encore une fois c’est plus la manière de faire. On parle de la Triple Alliance de l’est, de ce genre de choses. C’est l’étendard de ça. Par la force des choses on se reconnait là-dedans.

Gaëtan : Dans le milieu alternatif, on n’arrivera jamais à avoir des vraies dates tous les week-ends, et l’idée avec l’intermittence, c’est d’arriver enfin à se poser et de réfléchir à la musique. Là on est toujours dans l’urgence, on passe plus de temps à se demander comment on va se voir, des choses comme ça. Ça biaise même la manière de faire de la musique. Parce qu’au final, être stressé 24/24, ça engendre pas tant de choses que ça.

L’album Sān d’UVB76 sort aujourd’hui sur Teenage Menopause.

La release party du disque aura lieu à Paris le 7 mai à Petit Bain avec notamment Le Prince Harry, Container et Techno Thriller.

Avant ça, le duo sera en live au festival Électron à Genève le 26 avril.

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