Simon Johannin, Michaël Foessel, afters
Michaël Foessel et Simon Johannin
Life

On a discuté Berghain et collapsologie avec Michaël Foessel et Simon Johannin

L'un est un philosophe et universitaire qui embrasse pleinement les joies nocturnes, l'autre un jeune écrivain déjà (presque) repenti des excès de la fête. Nous avons tenté de démêler les fils de leur rapport au sujet, autant sensuel que cérébral.

Cet article fait partie de notre série « Afters », dans laquelle on s’interroge sur la capacité de l’après-fête à représenter une nouvelle quête d’intensité ou un simple prolongement de la fête. On vous propose ainsi des récits, analyses, interviews ainsi que guides de survie pour pouvoir vous y retrouver.

Révélé chez Allia avec L’Eté des Charognes, récit gratté à la bile, le jeune écrivain Simon Johannin, passé par la Cambre à Bruxelles, proche de Jardin et Contrefaçon, a récidivé en janvier dernier en duo avec Capucine son épouse, en signant Nino dans la Nuit, dérive dans les marges, la déglingue et l’absurde du lumpenprolétariat façon Amazon et boîtes d'intérim. À vingt-six ans, après dix années données à la fête, il en dépeint les sensations, la saturation et l’emballement de la langue et joue la repentance après trop de chimie.

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Simon Johannin, Paris, décembre 2019.

C’est un livre à la couverture tout aussi noire et peut-être moins épais, plus discret aussi, qui est sorti en 2017 aux Éditions Autrement, pour devenir rapidement la Bible de ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à la nuit, à la fête et ses après. La Nuit. Vivre sans témoin signé du prolixe philosophe Michaël Foessel, enseignant à Polytechnique et curieux de tout - il a écrit sur l’intime, le chagrin, les récits de la catastrophe, l’histoire politique - est un beau pavé dans la mare des maigres nights studies à la française. De Rousseau à la fosse du Berghain et ses ambiances lumineuses, il se passionne pour les tableaux que la nuit déroule et se consacre à insomnies, festives ou moins, comme autant de lumières et autres coups de spots sur notre époque.

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Michaël Fossel, Paris, décembre 2019.

La repentance de Johannin n’est pas dans les petits papiers de Foessel, pas encore, du moins c’est le couple que l’on avait décidé de jouer avant qu’ils nous livrent quelques nuances. Avec Foessel et Johannin, entre plusieurs décades, entre idées et sensations, on tente de décortiquer la raison d’être de l’after. De quoi l’after est-il le nom ? Quelles sont nos raisons que la santé ignore ? Pourquoi remettre demain à demain ? On parle de fête, de Rousseau, de Deleuze et de Damal, de retraite, de Berghain, de lunettes de soleil et de coups de chevrotine, de Tintin et d’ecstasy et de transition du jour à la nuit, et vice-versa.

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VICE : Pour ne rien vous cacher, on avait envie, autour d’un sujet sur l’after, de réunir un jeune loup repenti qui s’écarte des nuits trop longues et un (peu plus) vieux loup de mer qui s’adonne aux joies nocturnes avec une belle régularité, jusqu’à s’expatrier à Berlin. Vous nous laissez jouer la caricature jusqu’au bout où vous avez une nuance à faire valoir ?
Michaël Fossel : Ça me va oui et non, j’ai des côtés repentis moi aussi. Et je ne suis pas tant fêtard que ça. Je suis noctambule mais la nuit n’est pas seulement l’espace de la fête. Dans mon cas, vu mon âge et ma fonction sociale, le côté fêtard ça a été le point de focalisation médiatique mais c’est réducteur.

Simon Johannin : J’ai beau raconter ce que je veux, je finis quand même éclaté une fois de temps en temps. En même temps, il y a une vraie contrainte matérielle maintenant : habitant en banlieue où les choses sont plus calmes autour de moi, j’ai moins le goût de me déplacer pour aller chercher tout ça.

« Il est clair qu’une fête, si elle n’est pas domestiquée par les pouvoirs, c’est toujours quelque chose qui remet en cause le capitalisme, puisque que le capitalisme n’est pas fondé sur l’idée que l’on va faire de la dépense improductive » – Michaël Foessel

Michaël, tu es philosophe, tu écris sur la collapsologie, le chagrin, l’intime, l’histoire politique et sociale, comment en es-tu venu à la nuit comme thème de ton essai La Nuit Vivre sans témoin ?
Michaël : Il y a des moments comme cela, quand on s’est un peu affranchi du point de vue académique, où vient le désir d’essayer de penser ce que l’on vit. Évidemment la philosophie n’est pas particulièrement le meilleur médium autobiographique. Mais je me suis aperçu qu'il n’y avait pas énormément de choses en philosophie sur la nuit, c’est à dire la moitié du temps de la durée humaine, et comme il se trouve que j’ai une manière de l’habiter qui n’a rien de spécialement original mais qui en tout les cas voudrait avoir un sens et ne pas être précisément dans le cliché de la nuit qui soit uniquement la fête ou l’insomnie, je me suis dit que ça valait peut-être le coup d’essayer de comprendre un peu mieux les impressions qui nous attirent, et parfois nous inquiètent, dans cette moitié du temps. C’est un essai sur la nuit, sur un thème en marge, c’est un essai politique : la nuit en ce qu’elle a des lumières, au sens politique du terme. On y trouve une thèse centrale selon laquelle perdre la nuit c’est perdre autre chose que des impressions, des perceptions et des joies : perdre la nuit c’est perdre aussi une certaine forme de liberté qui réclame l’obscurité pour pouvoir survivre.

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Et parmi ces lumières, il y a la fête ?
Michaël : La fête est l’une de ces lumières. Il y a des lumières qui sont absolument contradictoires avec la fête. Il y a des lumières blanches, des lumières de néons, qui me semblent assez funestes pour la nuit. Dans la fête en tout cas, et ce n’est pas moi qui l’invente, il existe une véritable dimension démocratique au sens où la nuit a un avantage certain par rapport au jour, au niveau de la perception, de l’absence de point central d’émission de la lumière. Autrement dit : il n’y a pas de centre. Les lumières de la nuit, artificielles ou celles des étoiles, ont ceci de particulier qu’en principe elles sont diverses et mouvantes. On peut à chaque instant occuper le centre. Une fête qui est fidèle à cette forme d’égalité est une fête qui ne tourne pas autour d’un centre qui soit occupé par le chef, le musicien, le DJ. La démocratie ce n’est pas simplement des élections tous les cinq ans, ce sont des expériences qui peuvent réclamer aussi une ambiance nocturne ou en tout cas quelque chose qui est à la frontière de la clarté et de l’obscur.

Simon, de L’été des Charognes à Nino dans la Nuit, comment la fête s’est imposée comme l’un de tes sujets romanesques ?
Simon : Pas par le biais de la pensée comme Michaël, parce que ce n’est absolument pas mon travail mais par le côté sensoriel, sensuel. C’était vraiment une expérience du corps. J’ai entendu la fête avant de la vivre. J’ai grandi en zone rurale, dans un territoire où il y avait beaucoup de free parties. De chez moi j’entendais les basses. Gamin j’ai grandi avec ce son-là qui faisait vibrer les fenêtres à deux kilomètres. C’est devenu un sujet de fantasmagorie, je ne savais pas ce qu’il s’y passait réellement jusqu’à ce que je n’y arrive trop tôt, un peu par accident au début, puis par recherche de sensations. Et c’est ce que j’essaye de transmettre dans l’écriture avec Capucine dans Nino, c’est de trouver des mots qui donnent des sensations, tout simplement. D’essayer de mettre dedans le lecteur, dans ce côté vécu, visqueux de la chose, pas seulement contemplatif.

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Avec la fête, qu’est-ce que vous dites sur le monde ? Ou plutôt, qu’est-ce que la fête a à dire de notre monde, notre époque, notre société ?
Michaël : Les fêtes sont une sorte de société démocratique. Rien de nouveau encore une fois, mais ce qu’on vit actuellement avec la grève, les gilets jaunes, peut nous éclairer sur certaines choses. Je ne dis pas que les manifestations sont des fêtes, mais il y a des moments de cristallisation, autour de la musique en général où se joue d’abord une parole de revendication, où se joue une manière de mettre en scène son corps… Ce n’est pas pour rien que ce soit dans le cadre d’une réforme de la retraite qu’on sort dans la rue pour revendiquer des manières alternatives de gestion du temps, parce ce que la fête est en rupture avec le temps du travail, une rupture avec le temps productif. Elle est en un sens une retraite.

Simon : Nino, ce sont des fêtes droguées et ce sont des contextes où les gens ne vont pas dire ce qu’ils disent d’habitude, il y a une forme d'intimité d’emblée, qui peut se créer. L’ivresse fait que tu peux être d’emblée sur un registre d’intimité quitte à ne pas le vouloir et le regretter ensuite, trop parler. Pour Nino, on a beaucoup écouté ce qui se disait en soirée, pour le meilleur et pour le pire, mais il y avait cette idée-là de cet espace où d’un coup, si les gens prennent un peu le temps de s’écouter, il peut y avoir de vraies choses qui se disent, que tu pourrais pas entendre ailleurs. Il y a une espèce d’alchimie qui peut se créer à un moment donné, qui fait que tu peux toucher quelque chose d’intéressant, mais après spécifiquement à l’époque, je ne vois pas, je ne sais pas si les modalités de la fête ont beaucoup changé avec le temps.

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Fête & militantisme, un doux rêve ?
Michaël : Il peut y avoir une domestication de la fête y compris dans les promesses de standardisation de la société par elle. Il y a tout un discours managérial autour de la fête qui consiste à utiliser tous les moyens licites de la techno et tous les moyens licites de l’ecstasy pour que tout le monde soit plus productif. Au-delà de ça, pour qu’une vraie fête soit par essence débordante et de ce point de vue-là potentiellement inquiétante pour le pouvoir établi, c’est historiquement vrai. Au XIXème siècle, les journées de juillet en 1848 sont traversées autant par le vin que les revendications. Pour une raison très simple : la fête, comme disait Bataille, c’est la dépense improductive.

On est habitué à vivre dans un monde utilitariste où chaque dépense attend un retour sur investissement. La fête effectivement est une dépense improductive parce qu’elle n’amène a priori que de la fatigue, parfois des remords. Quand les gens commencent à se rassembler pour autre chose que pour produire, ce qui est une bonne définition de la fête, il faut s’attendre à ce qu’elle puisse finir à remettre en cause ce qui sous-tend le système. Il ne faut pas céder au romantisme de la fête et de la nuit mais il est clair qu’une fête, si elle n’est pas domestiquée par les pouvoirs, c’est toujours quelque chose qui remet en cause le capitalisme, puisque que le capitalisme n’est pas fondé sur l’idée que l’on va faire de la dépense improductive.

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Simon : Je ne pense pas que le club soit révolutionnaire en tant que lieu, si ce n’est qu’il y a parfois des rapports à l’autre qui peuvent s’y passer, être radicalement différents de ceux de l’extérieur. Ca m’a toujours fait rire les fêtes où “la danse est politique” à 15 balles l’entrée si t’as ces prétentions là commence déjà par faire un tarif réduit pour les bénéficiaires de minima sociaux, les chômeurs et après on verra. J’ai pas franchement le sentiment que les gens viennent faire la révolution quand ils vont en soirée.

« C’est toujours les mêmes scènes qu’on a vu des dizaines de fois, à la sortie d’un club, les gens se retrouvent dans la rue, les pupilles éclatées et chacun se demandant ce qu’il va faire et où il va pouvoir aller » – Simon Johannin

Quel fêtard êtes-vous ? À quoi ressemblent vos teufs ? A deux heures du matin, si je vous croise, c’est où et dans quel état ?
Simon : Je suis imbibé, dans un bar. Je fais la fête dans les bars maintenant, à part pour aller à une soirée warehouse en banlieue, mais je trouve qu’au sein de Paris, c’est vachement compliqué surtout quand tu as plus l’habitude de la Belgique, de la Hollande ou de la frontière allemande. À Paris, je trouve ça plus répressif, je m’attarde moins. Généralement, deux heures est une heure à laquelle je suis encore lucide et joyeux. Le switch, c’est plutôt 4h30, 5h ça commence à devenir plus dur. Ensuite le vin devient mauvais.

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Michaël : Je suis prof à Polytechnique, donc faut que je fasse attention à ce que je dis. Ensuite, ce n’est pas rythmé par les heures. Je peux être râleur, exténué, insupportable à une heure du matin. J’essaye de ne pas être trop bavard même si évidemment c’est plus le cas que je ne le voudrais. Je suis plutôt un contemplatif de la nuit et de la fête. Je ne regarde pas la nuit comme je regarderais le jour, je me laisse envahir par ce que je vois, je trouve tout beau la nuit. Il y a une belle phrase dans le film La Maman et la Putain : « Vous savez comme les gens sont bons la nuit » : la beauté de la nuit, ce n’est pas celle des hommes, des corps, c’est celle des regards que l’on pose sur eux, de l’indulgence des regards que l’on porte sur eux.

Par contre je peux dater le moment précis où ma nuit s’arrête, c’est le moment où mon regard commence par redevenir inquiet, jugeant, quand l’heure du jour reprend ses droits, alors la nuit est finie. On peut se prolonger indéfiniment, et c’est le cas de beaucoup d’afters, mais c’est un prolongement qui n’apporte rien. Il y a un désir sincère à voir que ça ne s’arrête pas, c’est louable, mais quand il est vraiment éprouvé comme une compulsion, ça arrive souvent chez les noctambules, à mon avis il ne tiendra pas longtemps. C’est la culpabilité du chant du coq, on a tous vécu cela je pense, sortir d’un endroit avec le soleil déjà levé, voir les gamins qui vont à l’école, qui portent sur nous un regard interrogatif. Il y a quelque chose de l’ordre de la culpabilité, liée au désir de vouloir habituer le temps social du jour. La nuit ne se joue pas contre le jour. Ne vivre que la nuit en fêtard professionnel me paraît pas être dans une logique très différente des animateurs de centres commerciaux du jour.

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« Arrivés dans la fosse on lâche tout, les gros félins, les oies et les bêtes fantastiques, et shootés aux pilules et aux poudres on avance verre en main là où le son est de plus en plus fort », c’est une phrase de Nino dans la Nuit. Ça ressemble à toi dans la nuit Michael ?
Michaël : Ça évoque la fosse du Berghain, qui est vers le bas de telle manière à ce que le lieu d’émission du son ne soit pas plus haut qu’elle. Voir un corps, un langage, bandé vif, qui part dans tous les sens est en général en plein jour perçu avec angoisse et peur, mais il y a une sorte d’alchimie qui se constitue qui n’est pas liée aux substances elles-mêmes mais aux lieux où elles peuvent s’exprimer. Ca nous dit que l’énergie n’est pas nécessairement une violence.

Simon : Nos personnages sont là pour décompresser, ils ne font pas que la fête pour trouver un pilier et regarder ce qu’il se passe autour d’eux, mais pour se mettre une chevrotine dans la tête et pouvoir recommencer à avancer le lendemain dans une réalité qui les oppresse.

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Il y a autant de fêtes que de drogues ?
Simon : C’est clair qu’il y a une évolution des substances avec le temps. Ces dernières années, ça a été très rapide. Ne serait-ce que dans la disponibilité des produits. J’ai vraiment vécu la transition entre le moment où c’est compliqué de trouver quelque chose et le moment où c’est compliqué de gérer ce qu’on a à portée de main. D’un coup il y a une banalité qui s’est installée, et c’est même bizarre dans certains contextes si jamais tu ne te drogues pas. Je le vois même au niveau de la charge des produits, l’ecsta où l’on est passé à un dosage 80 mg dans les années 90 à des pilules chargées jusqu’à à 250 mg aujourd'hui. Les produits sont extrêmement forts. Clairement, je suis content d’en être sorti sans trop de casse.

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Tu mets ça en parallèle avec l’absence d’information, et bien c’est dangereux. C’est toujours une prise de risque, et cela généralement tu le sais mais est-ce que tu connais les modalités, comment ça se prend, et comment il faut faire en cas de problèmes ? Je trouve que c’est plus facile de trouver des produits que les informations qui les concernent, c’est ce qui fait qu’il y a des accidents la plupart du temps qui pourraient être facilement évités. Quand je vois passer qu’il y a un mec qui décède à l’automne à Dehors Brut, ce ne devrait pas exister si les pouvoirs publics et les organisateurs faisaient leur travail de sensibilisation correctement, c’est des choses qu’on pourrait éviter il me semble. Ça ne tient pas à grand-chose en tout cas.

De quoi l’after est-il le nom ? De quoi l’after est-il l’after ? Qu’est-ce qui change de la fête à son after ? Un changement de lieu ? L’arrivée du jour ? Un switch dans le sujet ?
Michaël : L’after c’est une manière de se quitter bons amis avec la nuit, ce qui n’est pas évident cette transition nuit/jour c’est quand même le moment le plus délicat du noctambule.

Simon : Généralement on se retrouve en after parce qu’on est trop défoncés pour aller se coucher, de manière très prosaïque. C’est toujours les mêmes scènes qu’on a vu des dizaines de fois, à la sortie d’un club, les gens se retrouvent dans la rue, les pupilles éclatées et chacun se demandant ce qu’il va faire et où il va pouvoir aller, parce que personne ne veut rentrer tout seul chez soi. Comme disait Michaël, c’est une manière douce de quitter l’univers d’avant, et je pense de passer de beaucoup de monde à un peu moins de monde, puis à une solitude dans laquelle on va forcément retomber à un moment ou à un autre. C’est comme un palier de pression, je le vois vraiment comme ça, c’est généralement pas des endroits où je me suis éternisé mais en tout cas ça a été un sas nécessaire avant de rentrer chez moi. C’est souvent en appartement, à moins que tu ne fasses le club, l’after club et l’after club de l’after club. Personnellement, je suis du genre à arriver tôt et rester jusqu’au bout, donc assez loin de cette idée de changer de lieu et d’errer.

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« Si le mot after peut avoir un sens anthropologique c’est de faire paraître cette forme de liberté qui fait que jusqu’au point de la mort aucun cycle temporel n’est complètement définitif et fini, on peut le prolonger » – Michaël Foessel

« Qui suis je moi qui veille ?», c’est la question augurale de ton essai Michaël. C’est ça l’after : un switch dans la posture ? Quand l’on a commencé à penser à demain ou au contraire quand on a refusé de penser à demain ?
Michaël : Je suis toujours sensible à la scène de la Dolce Vita de Fellini où ils sortent d’une énième fête et arrivent sur une plage où est échoué un poisson plus ou moins monstrueux, qui est l’image de la culpabilité de Mastroianni qui voit le regard de la bête au petit matin porté sur lui comme si c’était le jour qui venait l’interpeller dans le néant de sa vie. La scène est moins tragique que ça parce qu’après il croise une fille du jour qui lui fait des signes pour qu’il vienne la rejoindre. Il comprend pas, il est trop défoncé pour le coup. Alors si l’after ça peut être un moyen de négocier la transition entre le jour et la nuit sans y voir une opposition, il devient intéressant. Mais l’after qui à mon avis est le mauvais after, c’est celui qui veut la perpétuation du même au-delà parce que là il ressemble de manière assez trouble à l’augmentation de la durée de travail. Tu l’as fait, tu peux encore faire la même chose pendant trois heures de plus. Si l’after a un sens, c’est que l’après soit en lien, mais pas un lien de répétition, avec l’avant, qu’il soit une transition, ouvre vers quelque chose d’autre.

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« Pour dix balles, j’ai en poche de quoi refuser le sommeil pour encore une trentaine d’heures et j’en reviens pas de comment je suis cloué, tellement que ma bouche se mange toute seule. Je mâcherais bien un chewing-gum », c’est une phrase de Nino dans la Nuit. Est-ce que l’after est toujours violent, glauque ?
Simon : C’est relatif au changement de lumière. Pour revenir à ce que tu disais Michaël sur la beauté des gens, il y a un effet de la lumière sur Nino. A un moment il dit un truc du genre tout le monde est beau même les moches. C’est vraiment ça la fête. Et c’est la perte de ça qui dans l’after peut être glauque : des lumières qui fanent, la brutalité de la lumière du jour qui reprend le dessus et qui révèle à nouveau les défauts qui étaient cachés ou mis de côté, qui ne prenaient plus autant de place la nuit durant, auxquels on ne faisaient plus attention. La lumière qui revient c’est la remise en marche de la journée qui fait que la poésie s’en va tout simplement. La poésie que tu avais avant dans l’univers d’avant, et que je cherche beaucoup à observer. Ces images fragiles, en suspens, qui viennent à toi, surgissent et te marque parfois à jamais. C’est beaucoup plus compliqué en after parce que la lumière n’est pas la même. Ce n’est pas pour rien qu’on y met des lunettes de soleil.

Michaël : Ce que je trouve fascinant d’un point de vue anthropologique c’est cette capacité humaine à devenir un animal de nuit et à y voir mieux la nuit que le jour et puis ensuite à essayer de reconquérir la visibilité du jour. Si le mot after peut avoir un sens anthropologique c’est de faire paraître cette forme de liberté qui fait que jusqu’au point de la mort aucun cycle temporel n’est complètement définitif et fini, on peut le prolonger. On peut prolonger le combat, la fête et la nuit.

« Pour qu’une nuit commence vraiment, il faut donc oublier que l’aube reviendra », je te pique la formule Michaël. L’after, c’est la fin de la fête ou une autre fête qui ne programme pas de fin ?
Michaël : Il ne faut pas être dans l’anticipation de la fin, c’est une condition d’impossibilité de l’abandon à la nuit. D’ailleurs l’une des raisons fondamentales pour lesquelles on n’arrive pas à s’endormir c’est précisément parce qu’on anticipe le jour. On importe tous les calculs ou les désespoirs du jour dans sa nuit et aussi ceux du jour qui reviendra, donc tous les rapports à la nuit s’ils doivent être liés vraiment à la chose même, de la fête au sommeil, sont des rapports de suspens. On oppose souvent politiquement le dormeur au noceur, ils ont pourtant le même ennemi (processus, procédures, personnes, autorités) qui veulent remettre en cause la transition, la différence entre le jour et la nuit (consommation 24/24, lumières permanentes, néons etc.) Au fond ce sont les transitions qui sont les plus émouvantes, parce qu’elles montrent qu’en réalité on peut choisir la nuit pour quantité de choses y compris le sommeil pourvu que ce soit une variation avec le jour et pas simplement la reproduction de ses logiques et de ses hiérarchies.

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Trapier Duporté, un duo de plasticiens qui travaille la matière de la fête voit dans l’after une volonté de notre époque à « remettre demain à deux grammes ». Est-ce que l’after ne dit pas aussi cela : Incapacité à se projeter ? On continue quoi ? On procrastine ? La fin a déjà eu lieu ? On est les enfants du post / de l’après ? De l’après quoi ?
Michaël : Le problème de ces discours sur le post, c’est qu’on ne sait pas très bien ce qu’il y a avait avant. Donc d’un coup ça devient délicat de définir ce qui vient après. Maintenant on sent bien que sur bien des questions, dont la question climatique, on est à la fin d’un type de production, d’exploitation de la nature ou d’une forme d’organisation sociale, ce qui fait que c’est pas tellement qu’on est dans l’alter que ce qu’on cherche un after, un après qui soit différent du présent et qui pour certaine conceptions catastrophistes puissent nier la condition d’un avenir.

On est à une période où la question de l’avenir se pose, de l’existence d’un avenir se pose, pas de la question de savoir comment il sera fait, par qui, selon quelles modalités. On peut expliquer que ce désir que ça ne s’arrête pas, compulsif et continu, que l’on peut retrouver y compris dans la fête à la faire tout le temps, par cette ambiance disons apocalyptique. C’est pas du tout neuf ça, quand Saint Paul va annoncer la fin du monde comme imminente aux ephésiens, ça ouvre à un beau laisser aller à toutes formes d’excès, d’attitudes subversives pour occuper le temps qui reste si bien que Saint Paul est obligé de revenir une seconde fois en disant « attendez c’est pas tout de suite ».

Simon : Est-ce qu’on arrive à envisager l’avenir ? Avec Nino, la question qui sortait le plus ce n’était pas « qu’est ce qu’on va faire de l’avenir », mais « qu’est-ce qu’on fout là » ? L’idée c’est pas qu’un manque de projection soit un problème mais c’est plutôt de questionner le maintenant et plutôt déjà remettre en question ce qu’on fait avant de trouver des solutions pour la suite, c’est juste tout simplement essayer de questionner, chacun avec ses mots ce qu’il se passe au quotidien parce qu’effectivement, il y a cette intuition que les choses vont pas dans le bon ordre, dans le bon sens. Formuler, décrire la naissance de ces questions dans des esprits jeunes nous semblait plus poétique que de tenter d’y apporter directement des réponses.

Michaël : Il y a un slogan que j’ai vu en manif que j’ai trouvé inspirant et que portait une vieille dame avec une pancarte et qui disait « Y-a-t-il une vie avant la mort ? ». Evidemment, on a l’habitude de se poser la question d’une vie après la mort et je crois que c’est une question très forte sur ce qu’elle dit de notre temps. Et ce n’est pas pour rien qu’elle se pose au moment d’une crise sur le régime des retraites. On rabâche que les manifestants sont des jeunes qui s'inquiètent égoïstement pour leurs retraites mais ce n’est pas pour leur retraite, ils manifestent pour avoir quelque chose de quoi se retirer un jour qui existe.

Le doute sur le fait qu’on vive, que l’on ait une vie avant la mort, ce doute-là il explique peut-être un certain nombre de comportements que l’on peut juger irrationnels, de fuite non seulement dans l’alcool ou la drogue ou dans une fête qui n’en finit pas. Les substances supposément hallucinogènes peuvent avoir un succès à partir du moment où l’on a déjà l’impression d’halluciner si je puis dire dans le monde réel. Au fond on a un doute sur le fait qu’on est déjà là, c’est autre chose que d’avoir un doute sur le fait que l’avenir sera meilleur ou quoi, c’est un doute qui appelle aussi ou qui produit certainement aussi un désir de vérification de l’existence. Et on vérifie son existence y compris corporelle, collectivement, dans des formes de fête ou dans des formes de révolte ou de ZAD.

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