Justice pour Mawda Maitre Selma Benkhelifa
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Société

Pourquoi le procès Mawda est le symbole d’une justice belge éclatée

L’avocate des parents de Mawda Maître Selma Benkhelifa dénonce l’hypocrisie de la Belgique face à la crise migratoire, le malaise concernant la police et évoque les manières de lutter pour nos droits.
Gen Ueda
Brussels, BE

Le vendredi 12 février 2021, le tribunal rendra son jugement dans l’affaire Mawda, tuée d’une balle dans la tête la nuit du 16 au 17 mai 2018, sur l’autoroute E42. Un an avec sursis a été requis contre le policier qui a tiré, alors que des peines de dix ans et sept ans ont été réclamées contre le chauffeur présumé et le passeur présumé.

Les violences subies sur le sol belge par les sans-papiers qui fuient leur pays sont une réalité depuis plusieurs années, et la mort de Mawda ne semble être que la conséquence logique de cette chasse aux migrant·es déraisonnée dans laquelle la Belgique s’est embarquée, notamment sous l’impulsion de Jan Jambon (N-VA). 

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Avocate de terrain, Maître Selma Benkhelifa, qui représente les parents de Mawda, est investie depuis de nombreuses années dans la cause des sans-papiers en Belgique. Elle s'est notamment battue pour la régulation de migrant·es Afghan·es, réfugié·es civil·es du seul pays où, à l'époque, la Belgique était en guerre.

Elle revient sur la position hypocrite de la Belgique face à la crise migratoire et au malaise concernant la police belge – deux éléments qui font du procès Mawda une affaire d’État.

VICE : Dix et sept ans de prison ont été requis contre les deux passeurs irakiens ; un an avec sursis seulement pour le policier qui a tué Mawda. Comment avez-vous reçu cette réquisition du parquet ?
Me Selma Benkhelifa : Je pense que le droit est le résultat d'un rapport de force, et non l'expression de ce qui est juste. Ce qui est juste change d'une société à l'autre, d'un moment à l'autre, selon le rapport de force qui existe dans une société. Et dans notre société actuelle, il y a deux choses que symbolise le procès Mawda. D'une part, un pouvoir policier qui devient de plus en plus brutal et pour lequel il y a une véritable construction d'une impunité. D’autre part, une politique migratoire extrêmement fermée mais qui prétend qu'elle est favorable aux réfugié·es qui fuient leur pays pour de vraies raisons ; ce qui n'est pas vrai, puisqu'il est impossible de fuir son pays pour de vraies raisons et d'arriver en Belgique par des moyens légaux. Donc on prétend que ces gens sont les bienvenus, mais ils n'ont aucune autre solution que les mafias de passeurs. Ces mafias deviennent alors indispensables pour que les réfugié·es puissent faire valoir leurs droits, mais ça reste un acte criminel. Et personne ne soulève cette incohérence initiale qui est que les réfugié·es ont le droit de venir, de demander l'asile mais que pour ça iels doivent passer par une mafia parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. 

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Ces deux problématiques se rencontrent dans le procès Mawda. Le parquet, qui est la voix de l'exécutif, du gouvernement, demande, au nom de la société, en notre nom à toutes et à tous, d'être extrêmement dur·es à l'égard de ceux qui sont considérés comme les passeurs, et d'être clément·es à l'égard du policier. 

Ce paradoxe que vous soulignez, c'est de la négligence pure ou c'est quelque chose d'étudié par les forces conservatrices du gouvernement ?
Ce n'est pas possible que ce soit de la négligence pure, parce que c'est dénoncé par toutes les ONG depuis des années. Même si, à la base, il y avait peut-être une question de négligence, ce n'est plus le cas maintenant. Tout le monde connaît la problématique concernant les réfugié·es, mais on continue de refuser qu'il y ait des visas, des moyens légaux de venir. C’est une problématique qui dépasse la Belgique. C’est une problématique dans toute l'Europe : Frontex, les gens qui meurent en mer

« Le parquet, qui est la voix de l'exécutif, du gouvernement, demande, au nom de la société, en notre nom à toutes et à tous, d'être extrêmement dur·es à l'égard de ceux qui sont considérés comme les passeurs, et d'être clément·es à l'égard du policier. »

Le policier qui a tué Mawda a affirmé qu'il ne savait pas que des migrant·es se trouvaient dans la camionnette...
Dans son PV initial, il a dit qu'il savait que c’était une camionnette de migrant·es et qu'il savait qu’il y avait au moins un enfant, qui avait été montré à la vitre. C’est après qu'il a dit qu'il ne savait pas. Mais ce n'est que le énième mensonge. D'abord, ils ont dit que la petite n'était pas morte par balle. On a l'impression que n’importe quel voyou qui accumulerait les mensonges pourrait énerver le tribunal, mais pour un policier, ça passe. Ils ont aussi tenté de cacher l'usage de l'arme à feu. 

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Pour que ça soit clair, dans quel cas la police est-elle autorisée à tirer ?
La loi sur la fonction de police contient l’article 38, qui prévoit les conditions dans lesquelles un·e policier·e peut tirer : en cas de légitime défense, sur un véhicule dans lequel il y a des gens armés, pour protéger des gens ou des biens qui sont en danger ou qui sont sous la protection de la police et là, il faut un ordre. Si un homme est en train de tuer sa femme par strangulation, par exemple, un policier peut tirer, pour sauver la femme. L'idée, c'est que la nécessité de la violence doit être proportionnée à l'attaque. C'est toujours pour sauver quelqu’un. On ne tue pas une personne parce qu'elle s'enfuit. 

« Quand un·e policier·e commet un acte illégal, il y a une sorte de mise en place de l'impunité qui s’organise. »

Dans d’autres circonstances, pour Adil et Mehdi, ça s’est soldé par un non-lieu.
Le parquet, c'est notre adversaire. Ce qu’il demande nous est égal. Il faut savoir que la plupart des dossiers dans des cas de violences policières arrivent à la Cour européenne des droits de l'Homme après que l’État a prononcé un non-lieu. Il n’y a pas que l'État belge qui organise l'impunité ; la France aussi. Ça n'empêche pas la Cour de condamner les États. En ce qui nous concerne, ça dépendra de ce qui est prononcé, mais aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'Homme fait partie des pistes envisagées. 

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C’est quoi le problème au sein de l'institution policière en Belgique ?
D'une part, la brutalité de certain·es policier·es, et surtout, le fait que quand un·e policier·e commet un acte illégal, il y a une sorte de mise en place de l'impunité qui s’organise. Ses collègues conseillent de faire un PV de rébellion contre la victime et le parquet fait comme s’il croyait toutes les conneries que disent les policier·es. Le parquet fait même des déclarations à la presse pour dire ce que la police a dit, comme une version officielle sans avoir encore entendu la victime. On prend pour argent comptant ce que dit la police. Puis, souvent, la plupart des grands médias reprennent la communication du parquet texto, sans s'en distancer. Ensuite, le parquet demande un non-lieu. Ça, c'est l'organisation de l'impunité. 

Donc évidemment que la violence de la police s'aggrave, puisqu'iels savent qu’iels sont couvert·es plus haut. Ça vaut aussi pour les policier·es qui ne sont pas violent·es à la base – parce que je pense que la plupart n'a pas l'intention d'être violente lorsqu'elle entre dans la police, en dehors de quelques voyous. Mais ce climat d'impunité engendre la violence. Et on l'a encore vu avec ce qu'il s'est passé fin décembre à Waterloo. Il y a des images hallucinantes où, pour un contrôle Covid, on tabasse une mère de famille, et le parquet dit qu'il y a rébellion, que la mère a attaqué la police. 

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Dans l'affaire Chovanec, le parquet avait les images de la policière qui fait un salut nazi, mais ce n'est que quand les images ont circulé sur les réseaux sociaux, presque deux ans plus tard, que les premières mesures disciplinaires ont été prises contre cette policière. Donc à la base, il y a impunité. Elle fait un salut nazi pendant que ses collègues tuent un mec, et le parquet s'est dit : « Cool, tout va bien ».

« Le policier qui avait gazé et tapé un Soudanais au parc Maximilien s'était pris un an avec sursis aussi. Sauf qu'il y a une grande différence entre gazer et tirer une balle dans la tête. »

Parfois, des peines sévères sont prononcées « pour l'exemple ». Peut-on espérer, un jour peut-être, ce genre de chose pour la police ? 
Normalement, on n'est pas censé faire la justice pénale « pour l'exemple ». Mais iels le font. Pour avoir entendu parler l'avocate générale dans le procès pour Mawda, elle estime qu'elle a été très sévère, et qu'elle l'avait fait pour l'exemple. Elle m'a dit : « Comment osez-vous parler d'impunité ? Vous avez entendu mon réquisitoire, à quel point j'ai été dure et sévère ? » Elle a effectivement dit que le policier n'avait pas le droit de tirer, que c'était complètement illégal, mais elle a fini par demander un an avec sursis. Si ça, c'est dur et sévère... qu’est-ce qui se passe quand vous ne l'êtes pas ? 

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Certaines vies valent moins, on dirait.
Quand on a entendu les réquisitions du parquet pour le policier, Alexis Deswaef, avocat et ex-président de la Ligue des droits humains, m'a envoyé un SMS en disant que le policier qui avait gazé et tapé un Soudanais au parc Maximilien s'était pris un an avec sursis aussi. Sauf qu'il y a une grande différence entre gazer et tirer une balle dans la tête.

« À l'époque, à Schaerbeek, il y avait le commissaire Demol, célèbre pour son appartenance à l'extrême-droite. Les violences policières, c'était notre quotidien. »

Concernant votre carrière de manière plus générale, qu'est ce qui vous a orienté vers les violences policières à l’encontre des sans-papiers ?
Quand j'étais étudiante, je vivais à Schaerbeek. À l'époque, à Schaerbeek, il y avait le commissaire Demol, célèbre pour son appartenance à l'extrême-droite. Les violences policières, c'était notre quotidien. Pourtant, quand j'en parlais à l'université, j'avais l'impression que les profs et les autres élèves venaient d'une autre planète. Iels croyaient très fort au système et nous, pas du tout, parce qu'on voyait qu'il ne fonctionnait pas. Le lieu où j'habitais et où j’avais mon cabinet m’ont très vite poussée à défendre les victimes des violences policières et du racisme. Et là où la violence est la plus exacerbée, c'est sur les sans-papiers, puisque ces personnes n'ont droit à rien. Donc c'est très naturellement devenu mon combat principal.

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Donc, en plus de la police et de la crise migratoire, il y a aussi un malaise au niveau du manque d'éducation ? Dès la formation des avocat·es, il y a un décalage avec la réalité ?
Tout à fait. L'ULB, et les autres universités aussi je pense, vous désaprennent à apprendre, vous déconnectent de la réalité pour vous apprendre le droit comme si c'était une science. On nous parle toujours du législateur : « le législateur a dit que ». Le législateur, au masculin et au singulier. C'est Dieu, en fait. Mais non, le législateur décide de quelque chose parce qu’il y a un rapport de force qui se fait à un moment. Et si le législateur est un type d'extrême-droite, la loi ne sera pas la Loi avec un grand « L » mais une crapulerie d'extrême-droite. Il faut lutter contre ça. Cette espèce de vision du droit selon un rapport de force dans une société donnée, ce n'est pas du tout ce qu'on apprend.

« Quelqu’un qui me dit qu’il croit en la justice, je lui réponds que c'est un crétin. Ou alors il est complètement déconnecté. »

Est-ce qu’à ce moment-là, vous comprenez qu'on n'a plus vraiment confiance en la justice ? Même au niveau des avocat·es qui pourraient nous défendre ? Quand on a une image de la justice aussi peu pertinente par rapport à certaines réalités, on se désolidarise. 
Les gens qui pensent ça ont tout à fait raison. Quelqu’un qui me dit qu’il croit en la justice, je lui réponds que c'est un crétin. Ou alors il est complètement déconnecté. La plupart des avocat·es se font les porte-paroles de cette institution parce qu'en tant qu'avocat·e, dire à votre client·e préalablement à leur procès : « Vous savez, moi, la justice, je n'y crois pas », c'est difficile. Mais je pense qu'il faut être honnête ; il faut le dire. Ça ne veut pas dire qu'on va perdre à tous les coups, ça veut dire qu'on doit changer le rapport de force.

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Comment vous luttez pour changer ce rapport de force ? 
Il faut médiatiser. Parce que c'est le rapport de force dans l'opinion publique qu'il faut changer. Parce que le juge fait partie de l'opinion publique. Il faut qu'à un moment, la décision qu'il aurait naturellement pu prendre auparavant lui soit désormais impossible à prendre, qu’elle lui semble désormais scandaleuse, parce qu'elle est scandaleuse pour tout l'opinion publique. Il faut changer le rapport de légitimité. Pour le moment, la violence policière est légitime aux yeux des gens. 

« Floyd aurait pu être un énième type qui se fait tuer par la police sans que rien ne se passe. Ce n'est pas encore gagné, mais les lignes sont en train de bouger. »

Quel terrain pour ce combat ? 
Les médias alternatifs, les manifestations, l'art. Quand les artistes se saisissent d'une problématique, en font des films, des pièces de théâtre, des livres, des poèmes, des chansons, la légitimité change de camp. Il y a les réseaux sociaux aussi. C’est ce qu'on a vu avec BLM et George Floyd. Dans un premier temps, même le légiste de Floyd avait dit, alors que les images existaient, qu'il était décédé de mort naturelle. Une amie médecin m'a dit en riant : « On peut prétendre que toutes les morts sont naturelles puisque le cœur s'arrête toujours à un moment. » Si je vous étrangle, votre cœur s'arrête, et quoi ? On va dire que c'est une mort naturelle ? Floyd aurait pu être un énième type qui se fait tuer par la police sans que rien ne se passe. Ce n'est pas encore gagné, mais les lignes sont en train de bouger. 

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Vous pensez que la loi « sécurité globale » en France peut déclencher des choses en Belgique, dans un sens comme dans l'autre ? Est-ce que ce genre de loi peut voir le jour ici, ou au contraire...
(Elle me coupe) Absolument. Quand la France tousse, la Belgique éternue. Et les policier·es sont hyper influencé·es. J'ai vu des infractions Covid pour lesquelles un policier sortait des lois françaises.

« Les droits, c'est quelque chose pour lesquels il faut se battre, et pendant trop longtemps, on a considéré que c'était acquis. Là, on est vraiment en train de passer à quelque chose de plus dur, à un état policier. »

Filmer la police ou non, diffuser les images ou non ; c’est toujours aussi confus au niveau de nos droits en réalité. 
C'est très compliqué, parce qu'il y a le droit, et il y a la violence. On a le droit de filmer la police. On doit flouter leur visage parce que ce sont des fonctionnaires comme les autres et qu'iels n’ont pas envie que les images circulent sur les réseaux sociaux, et ça je peux le comprendre. Mais pour en revenir à ce qu'il s'est passé à Waterloo, la dame avait le droit de filmer, et elle s'est quand même fait casser la gueule. Donc il faut aussi s'auto-protéger. Oui, vous avez le droit de filmer. Mais si vous passez au vert et que vous voyez une voiture foncer sur vous à du 180km/h, même si c'est rouge pour elle, je vous conseillerais de pas traverser. Mourir écrasé·e, même si vous êtes dans votre droit, c'est quand même pas le bon plan. Moi, je dis à mes enfants qu’ils ont le droit de filmer, mais s’ils voient que la police est en pétage de plomb, peut-être qu'il faut arrêter parce que ça devient dangereux.

Mais alors on n'a plus de preuves.
Non...

Donc on a perdu.
Il vaut mieux perdre son procès que sa vie.

C'est triste. C’est ce que la police veut, peut-être ?
C'est un vrai enjeu, un vrai problème. Les droits, c'est des choses pour lesquelles il faut se battre, mais pendant trop longtemps, on a considéré que c'était acquis. Là, on est vraiment en train de passer à quelque chose de plus dur, à un État policier. Il faut se battre contre ça. 

Vous êtes en train de dire qu'on va atteindre le point de rupture. 
J'espère. Mais ce n'est pas toujours parce qu’on atteint de point de rupture qu'on réagit. 

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