Avec les antifas de la baie de San Francisco qui s'opposent aux pro-Trump

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VICE News

Avec les antifas de la baie de San Francisco qui s'opposent aux pro-Trump

La région de la « Bay Area » est connue pour être l'épicentre contestataire des États-Unis, et ce, depuis le début du XXe siècle.

Premier samedi du mois de mars. À quelques blocs du campus de l'université de Californie à Berkeley, une manifestation de nationalistes se retrouve nez à nez avec manifestants anti-fascistes, alors que plusieurs rassemblements pro-Trump de ce type se déroulent de partout dans le pays. À Berkeley, si certains manifestants portent des casquettes « MAKE AMERICA GREAT AGAIN » et des pancartes brocardant le politiquement correct, d'autres ont des masques à gaz et des couteaux à la ceinture.

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Vers 14 heures, la centaine de manifestants pro-Trump se trouve désormais face à autant – ou peut-être plus – de contre-manifestants. Une jeune femme avec un anneau dans le nez tient une pancarte « Résistez à Trump ». Deux autres – équipés de jeans sombres, de sweats à capuches et de bandanas masquant la moitié de leurs visages – soutiennent une banderole « Zone anti-fasciste ». La majeure partie des manifestants anti-Trump portent du noir et sont masqués. Si cette cohésion vestimentaire peut intimider, elle est avant tout utilisée pour garantir l'anonymat des manifestants.

Ceux-là appartiennent au mouvement antifa et s'opposent ce jour-là aux pro-Trump sur la pelouse d'un parc de Berkeley. Les attaques ont d'abord verbales, avant que les deux camps en viennent aux poings, tout ça dans un nuage de gaz poivré. En l'espace de quelques heures, les couteaux sont sortis de leurs étuis, du sang est versé et dix personnes finissent par se faire arrêter. Des petits feux de joie de casquettes rouges et de drapeaux américains parsèment le gazon.

Sur les coups de 17 heures 30, une dizaine de contre-manifestants continue de crier en direction des pro-Trump encore sur place. « Quand est-ce que l'Amérique a déjà été grande ? » demande un homme noir avec les cheveux grisonnants, exigeant une réponse du dernier manifestant portant une casquette portant le slogan du président américain. Le manifestant choisit de s'éloigner, silencieux.

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Photo d'Ulysses Ortega

Le même jour, de nombreux antifas ont manifesté dans le pays, mais peu de rassemblements ont été violents. Les arrestations réalisées à Berkeley ce jour-là dépassent le nombre total d'interpellations réalisées dans le pays pour ces manifestations. C'était la troisième fois depuis l'été dernier que le mouvement antifa de la baie de San Francisco faisait parler de lui sur les chaines de télévision nationales.

Suite à l'annonce des résultats de l'élection présidentielle américaine, la tension était palpable dans tout le pays, mais il y avait quelque chose de plus dans la Bay Area. La région a toujours été connue pour être l'épicentre contestataire des États-Unis, et ce, depuis le début du XXe siècle. Après la victoire de Trump en novembre dernier, 7 000 personnes ont manifesté à Oakland. Pendant trois nuits d'affilée, ils ont mis le feu à des poubelles, ont jeté des briques dans les vitrines de concessionnaires automobiles, et une trentaine d'entre eux ont été arrêtés.

Pendant la manifestation du début du mois de mars, un antifa nous explique le but de leur action. « L'objectif c'est d'éviter de leur donner une plateforme. On ne donne pas de plateforme aux fascistes, parce que cela reviendrait à les normaliser, » nous dit Devin Lawson*, avant d'enchaîner sur les violences du jour. « Parfois, il faut avoir recours à une action directe pour les bloquer, parce que les manifestations, les pancartes, les cris ne servent plus à grand chose. Il faut leur faire peur. »

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« La foule s'est fendue pour laisser la place à ces mecs habillés en noir qui agitaient des drapeaux »

Les antifas bénéficient d'un important réseau pour mobiliser les troupes. Il y a notamment une hotline que l'on peut appeler pour connaitre les concerts underground à venir et les prochaines manifs prévues à San Francisco, Oakland et Berkeley. Le site itsgoingdown.org facilite aussi l'organisation de contre-manifestations en listant les horaires et emplacements de toutes les manifestations pro-Trump. Certains militants ont construit des réseaux de peer-to-peer pour se faire passer des informations via des messageries sécurisées comme Signal.

Un mois avant l'affrontement du premier samedi de mars, une situation analogue avait eu lieu. Des manifestants masqués avaient fait annuler une conférence de Milo Yiannopoulos prévue sur le campus de Berkeley. Yiannopoulos avait été invité par le Berkeley College Républicains – avant de vivre des heures compliquées à cause de ses commentaires sur la pédophilie. Suite à un article publié sur Breitbart concernant sa campagne contre les « campus sanctuaires », certains craignaient que Yiannopoulos pointe du doigt les étudiants sans-papiers lors de son discours. Plusieurs réseaux d'antifas ont mobilisé un groupe composé d'étudiants et de non-étudiants pour empêcher Yiannopoulos d'avoir une plateforme pour s'exprimer. Après un affrontement – très médiatisé – entre les manifestants et la police, l'allocution du sulfureux éditorialiste a été annulé. Pendant plusieurs jours, les médias de tout bord ont traité l'affaire, en s'interrogeant sur le droit de Yiannopoulos à s'exprimer. Pour ceux qui ont participé à la manifestation, c'était une véritable victoire.

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« C'était presque extraordinaire, » dit Jade*, une jeune antifa de 18 ans. « Il y avait des tambours, des gens qui criaient et chantaient dans des mégaphones. Puis la foule s'est fendue pour laisser la place à ces mecs habillés en noir qui agitaient des drapeaux. Ils ont défoncé les barricades, poussé le générateur et le reste appartient à l'histoire. » La manifestation contre Yiannopoulos était la première action antifa de Jade. « Je suis une femme trans homosexuelle juive, » dit-elle. « J'ai donc un intérêt personnel à me battre contre le fascisme du fait des mes différentes intersectionnalités. »

Jade ne connaissait rien du mouvement antifa avant d'arriver dans la Baie, il y a de ça un an. « J'ai déménagé ici pour m'éloigner de mes parents, » pose Jade. Les épisodes répétitifs de violence policière ciblant des jeunes hommes noirs l'ont encouragé à s'impliquer dans le mouvement. Les rejoindre, c'était comme retrouver une famille, dit-elle.

Photo d'Ulysses Ortega

Les racines des antifas remontent au début des années 1930 et au mouvement « Antifaschistische » créé pour s'opposer à la montée du nazisme en Allemagne. Dans les années 1980, le mouvement a été relancé quand la culture skinhead a commencé à devenir populaire. Au même moment, plusieurs leaders d'extrême droite commençaient à récupérer des postes importants aux États-Unis et en Europe de l'ouest. Outre Atlantique, l'Anti-Racist Action (ARA) a été créé en 1987. « C'était un groupe de punks skinheads anti-racistes qui se sont rassemblés pour créer l'ARA, » explique Alexander Reid Ross, auteur d'Against the Fascist Creep et professeur à la Portland State University. Aux États-Unis, des réseaux décentralisés de militants dévoués à la lutte contre le fascisme et le racisme ont adopté la nomenclature antifa au cours de la dernière décennie. « C'est grâce au Rose City Antifa, » indique Ross, faisant référence à un groupe de Portland qui est né dans l'ARA, « que les modèles européens et américains ont été en quelque sorte synthétisés et que le modèle actuel des antifas aux États-Unis est né. »

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S'inspirant d'organisations similaires en Europe, les groupes américains d'antifas ont souvent eu recours aux méthodes du « black bloc ». Si ce terme est parfois utilisé comme un mot pouvant qualifié les antifas, il s'agit de deux choses bien distinctes. Le black bloc, explique Ross, est « la mobilisation d'un groupe portant du noir avec des capuches pour garantir l'anonymat des manifestants. » Aux États-Unis, dit-il, le mouvement antifa est « une structure anonyme pour une organisation qui recueille des informations sur les groupes fascistes locaux, qui peut, soit diffuser l'information au public, envoyer cette information à d'autres groupes qui ont un intérêt à fermer ces groupes, ou les affronter ouvertement – par le biais d'une action directe ou en appelant une manifestation de la société civile. Les deux termes ne sont absolument pas synonymes. En réalité, les méthodes de black bloc ont été utilisés aussi par les fascistes. »

« Pourquoi vous soutenez le black bloc ? »

Alors que les gens de gauche et les libéraux s'accordent sur le fait de s'opposer à l'administration Trump, le recours au « black bloc » divise. Lors d'une manifestation pour la Journée internationale des droits des femmes à San Francisco, des jeunes gens masqués habillés en noir défilaient à côté de femmes qui portaient des chapeaux en forme de vagin. Un homme a crié, « Ne cassez rien. Je ne veux pas me faire arrêter à cause de vous. » Sarah*, l'une des organisatrices de la manifestation, a alors décidé de prendre la parole. « Certains d'entre vous sont masqués. C'est une méthode utilisée pour se protéger, donc montrez-vous solidaires avec eux, » a crié Sarah dans un mégaphone. Une trentenaire aux cheveux blonds lui a répondu, « Pourquoi vous soutenez le black bloc ? »

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L'argument souvent utilisé contre la violence et la destruction de propriété est que cela donne une mauvaise image du combat global – soit ici, la lutte contre l'administration Trump. Concernant les affrontements qui ont eu lieu en mars lors de la manifestation anti-Trump, Katharine Harer, qui défile pour les droits des femmes, dit « Je ne pense pas que cela serve notre cause pour le moment. Je pense qu'on va peut-être atteindre un point, où il faudra être plus percutants, mais pour le moment, la meilleure chose à faire c'est de se rassembler et de faire pression sur le pouvoir. » Une pétition circulant sur change.org est presque parvenue à remplir son objectif, qui était d'appeler le président Trump à qualifier les antifas d'organisation terroriste – partant du principe que le terrorisme est « l'utilisation de la violence sans distinction pour créer la terreur ou la peur, afin de remplir un objectif politique, religieux ou idéologique ». Une autre manifestante rencontrée à la marche pour les femmes, Imri Rivas, a proposé que, plutôt que de débattre de la violence, il faudrait se demander comment des actions directes peuvent être utilisées pour construire une autonomie collective entre communautés.

« Les antifas se sont structurés dans l'opposition violente au fascisme »

Dans la Bay Area, il y a de nombreuses organisations qui existent dans le même écosystème que les antifas et qui veulent construire ces types de communautés autonomes grâce à des projets d'agriculture urbaine, des collectifs de hackers radicaux, des journaux anarchistes ou encore l'art anti-capitaliste. Les combats de rue et la destruction de propriété font en revanche plus souvent la Une des journaux que ces initiatives. S'il peut être frustrant de voir que l'utilisation de la violence fait de l'ombre à des tentatives de construction de communautés, « utiliser la résistance à la violence comme tactique, » explique Ross, « revient à ignorer les réalités de la lutte politique. »

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« Depuis des décennies, les antifas se sont structurés dans l'opposition violente au fascisme. Nombre de personnes viennent à s'intéresser aux antifas en se disant "Ça va être comme Occupy. Le pire qui peut arriver c'est une fenêtre cassée." Mais cela n'est pas la réalité, » assure Ross. « C'est la réalité de la lutte politique à laquelle les blancs ont échappé. D'autres doivent en permanence faire face à la violence raciste. Il y a une vraie question à se poser sur la manière dont ces communautés peuvent se défendre et comment on peut les aider à se défendre. »

Les anarchistes voient un potentiel de transformation en désobéissant aux règles étatiques quant à ce qui est et n'est pas un comportement approprié. Leur but est de « faire en sorte que la situation soit hors de contrôle de la police pour mettre les gens dans la rue en position de force, » explique James Anderson de itsgoingdown.org. « Psychologiquement, quand, lors d'une manifestation, les gens commencent à taguer, casser la vitrine d'une banque ou le pare-brise d'une voiture de flic, cela déclenche la compréhension qu'il y a un différent mode d'action en cours. Un large éventail d'actions deviennent alors possible. »

« Ce n'est pas seulement une posture immobile et symbolique »

En 2014, quand on a appris que l'officier Darren Wilson ne serait pas poursuivi pour le meurtre de Michael Brown, il y a eu 17 jours d'émeutes à Oakland. Des autoroutes ont été bloquées. Des voitures de police ont été vandalisées. Des poubelles ont pris feu. Anderson a une théorie sur le gain en popularité de ce type d'action – en plus de l'objectif visant à réclamer le pouvoir. « C'est marrant. C'est ce que les jeunes veulent faire. Ils veulent s'engager dans un projet politique qui les inclut, inclut leurs amis. Ce n'est pas seulement une posture immobile et symbolique. » Mais la méthode peut être dangereuse pour les deux camps. Lors des affrontements du début du mois de mars, des antifas ont été blessés, et en juin dernier, lors d'une bagarre entre des antifas de Sacramento et des néonazis, 10 personnes ont été blessées. Mais pour les membres les plus convaincus, la violence est nécessaire pour prévenir la montée de sentiments fascistes.

Le type d'extrémisme contre lequel les antifas américains se mobilisent, est en train de se développer. D'après le Southern Poverty Law Center, « au cours des deux dernières années, notamment à cause d'une campagne présidentielle qui a flirté avec les idées extrémistes, les groupes propageant la haine grossissent à nouveau. » Et les militants de la Bay Area sont prêts à contrer ce flot de haine. Le week-end après la marche pour les femmes, une conférence de deux jours intitulée « Revolutionary Organizing Against Racism » a attiré des anti-fascistes et anti-racistes locaux et d'ailleurs. La semaine suivante, une vingtaine d'anti-fascistes et d'anarchistes se sont rassemblés devant une station de BART (le RER de la baie de San Francisco) à Berkeley. Ils étaient tous vêtus de noir, agitant des drapeaux, des banderoles et des flyers avertissant contre les attaques nationalistes.

L'extrémisme de droite bourgeonne sous l'administration Trump et prend de l'ampleur. De leur côté, les rangs de antifas ne désemplissent pas, encouragés par le sentiment anti-Trump. Pour le moment, les deux camps s'affrontent en temps réel. Difficile, en revanche, de savoir comment ces conflits vont évoluer dans le futur.