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L’étrange histoire de la souris de laboratoire née pour mourir

L’« oncosouris » a été mise au point pour aider les chercheurs à soigner le cancer. Le truc, c’est que cette souris développe un cancer du sein au bout de six semaines.
oncosouris
Une souris. Photo : Antje Schulte/Alamy Stock Photo

Depuis la nuit des temps, l’homme aspire à refiler le cancer à la souris. Mais ce n’est que vers le milieu des années 1980 que l’être humain s’est suffisamment rapproché de Dieu pour développer cet immense pouvoir et devenir ce distributeur de tumeurs tant espéré. Et ce, grâce à l’arrivée de l’oncosouris (brevet américain numéro 5 925 803), le second organisme et premier mammifère à être breveté. Ainsi, l’oncosouris naît, est allaitée par sa mère, commence à découvrir son petit monde de rongeur au sein de cet immense univers et, aussi sûr que les aiguilles donnent l'heure et que Jerry échappera toujours à Tom, notre petite souris blanche développe un cancer du sein au bout de plus ou moins six semaines de vie.

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Les scientifiques diront que c’est un produit homogène. C’est ça qui la rend si spéciale, si géniale. Ce n’est pas tant le fait qu’elle ait un cancer, car il suffirait de bombarder n’importe quelle souris avec de bonnes vieilles radiations et des mélanomes finiraient irrémédiablement par voir le jour. Non. Le truc avec notre oncosouris, c’est qu’elle a toujours le même cancer, de la même manière, et qu’elle ne semble pas avoir trop de problèmes par ailleurs. Son truc, à elle, c’est le cancer du sein, donc on peut comparer les résultats des expériences menées avec les unes et avec les autres.

C’est une souris si sophistiquée qu’elle vient avec une date de péremption, comme un logiciel, une longue liste de bonnes pratiques et des injonctions particulières.

« Je travaillais dans un labo », explique un utilisateur de souris londonien. « Et mon superviseur a été appelé pour un autre boulot. Il a donc dû partir, on n’a pas pu mener les expériences qui étaient prévues et… j’ai dû tuer toutes les souris qui arrivaient à leur sixième semaine, parce que c’est ce qui est indiqué dans le contrat. »

Les chercheurs sont très scrupuleux quant aux protocoles d’éthique avec les animaux. « Pas mal de ces trucs relèvent de technologies de pointe », nous explique la même source, qui a souhaité rester anonyme. « Si une société de biotechnologie concurrente arrive à prouver que tu as malmené ton stock, la seule tache de la suspicion pourrait couler le projet de médicament à plusieurs milliards d’euros sur lequel tu travailles. »

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Une autre souris. Photo : Pexels, via (CC0)

L’autre nom de l’oncosouris (oncomouse, en anglais) est « la souris de Harvard », parce qu’elle a été inventée par deux bidouilleurs de rongeurs de l’Université de Harvard, Philip Leder et Timothy Stewart, en 1984. Le duo avait trouvé un moyen de retirer un brin précis de l’ADN de la souris et de le remplacer par un gène de cancer, en injectant à la souris des œufs avec un virus fabriqué tout spécialement. Ils ont ensuite fait se reproduire la créature qu’ils avaient obtenue, la recyclant d’abord en reproduisant des cousins directs en suivant une procédure systématique qui impliquait – à toutes fins utiles – que l’on faisait naître à chaque fois la même souris.

Pour simplifier un peu l’opération, après la phase d’injection des œufs avec le virus, on fait se reproduire les grands-pères avec leurs petites filles, et les grands-mères de la même manière, en suivant une procédure spécifique qui fait que, à terme, la population reproductrice est totalement recyclée. Au fil du temps, on obtient ainsi l’ensemble de gènes que l’on souhaite avec une certaine stabilité. « Il faut le voir comme une onde sinusoïdale », souligne notre utilisateur de souris. « On commence avec un motif qui est plutôt irrégulier, mais au fil du temps, on recycle les mêmes éléments et le motif devient de plus en plus lisse. » Et oui, cela veut dire que le nombre de souris défectueuses nées parmi notre population augmente au rythme de la courbe. « C’est triste », ponctue notre utilisateur de souris, « mais il va falloir se défaire de ceux-là. »

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Malheureusement pour Leder et Stewart, leurs recherches avaient été financées par le géant américain des pharmaceutiques DuPont, qui y a vu un excellent moyen de récupérer sa mise et de faire un peu de beurre. L’entreprise américaine a donc breveté l’oncosouris et l’a faite connaître à grands renforts de publicité, imprimant même des t-shirts à son effigie.

L’oncosouris a été un bouleversement. Elle a totalement révolutionné l’idée que l’on pouvait se faire d’un brevet, et en chemin, elle a fait péter les plombs à pas mal de chercheurs. Si jusque-là, les souris de laboratoire étaient comme des petits cadeaux, des goodies qu’on s’échangeait entre labos, dans le petit monde de expérimentateurs, désormais, il fallait débourser une somme conséquente pour chaque bestiole à l’ami DuPont. Il était interdit de les reproduire soi-même. De plus, DuPont voulait non seulement avoir un droit de supervision sur tout ce qui se faisait avec ses souris, mais la société américaine se réservait également le droit de demander un pourcentage sur toute découverte commercialement intéressante réalisée grâce à son produit.

La controverse a duré quelques années. Au Canada, le bureau des brevets rejeta l’idée même qu’un animal puisse être breveté dans sa totalité parce que « ce n’était pas ce que prétendaient faire les créateurs du Patent Act », la loi régissant les brevets. Aux États-Unis, en 1991, les autorités déclaraient finalement qu’il était possible de breveté la bête, mais seulement après un jugement en appel qui avait spécifiait que les animaux pouvaient être brevetés mais que les espèces animales ne le pouvaient pas.

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Toutes ces discussions philosophiques ont peu à peu perdu en pertinence. En 1999, DuPont a commencé à autoriser une reproduction non commerciale de ses souris. Et en 2012, le monde apprenait que les brevets finaux avaient expiré. Ces derniers temps, l’oncosouris est un animal générique que l’on peut acheter à peu près n’importe où, mais DuPont possède toujours le nom.

Et puis de toutes manières, la technologie avait déjà dépassé DuPont. Alors à quoi bon. En 1989, trois chercheurs, britanniques et américains, avaient mis au point une technique grand public, donnant naissance à la Souris Knockout. Il était désormais possible de prendre n’importe quelle partie du génome de ce petit rongeur, de le retirer et de le remplacer par autre chose pour obtenir une souris obèse, une souris sans système immunitaire, ou une souris avec une tête drôle. Une souris, ou pour être plus précis, un rat, qui peut avoir du diabète sur commande : le Rat « BBDP ».

En 1993, cette dynamique avait même accouché d’une oncosouris inversée. Au lieu d’insérer un gène favorisant le cancer, on le transformait en double négative, supprimant le gène p53 qui permet aux mammifères de supprimer leurs propres tumeurs avant que celles-ci ne se développent : et voilà, de bonnes grosses protubérances graisseuses.

Il y a désormais des milliers de types de souris Knockout différentes, et le marché est compétitif. Un rapide coup d’œil sur Google vous présentera tout un tas de publicités « Production rapide. Modèles de souris personnalisées, satisfait ou remboursé. Plus vous en commandez, plus vous économisez ! » Pour environ 20 000 dollars (17 000 euros), vous pourrez avoir une joyeuse colonie de rongeurs avec la caractéristique de votre choix.

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Mais la question que l’on se pose pour les tests réalisés sur les animaux se pose également, et peut-être d’autant plus, pour les animaux génétiquement modifiés : sont-ils un assez bon modèle ? Prenons la démence. Des millions de dollars ont été investis en recherches pour trouver des remèdes, qui pourraient fonctionner chez les souris, mais qui ne marchent pas pour l’homme. Les souris développent les mêmes plaques dans leur cerveau, plaques qui vont ensuite provoquer la démence, mais elles n’ont pas les mêmes problèmes de mémoire que les hommes.

C’est pourquoi, au cours de l’année passée, des chercheurs ont commencé à parler d’une espèce d’oncosouris particulière. Une oncosouris qui serait travaillée de telle manière qu’elle développe la démence, mais également afin que la structure de son cerveau soit plus proche de celle de l’homme. À l’avenir, la réorganisation du corps des souris pour qu’il soit plus semblable à celui de l’homme pourrait être une nouvelle spécialité à part entière.

Tout ce qui est possible n’est pas autorisé, attention. En 1992, la société pharmaceutique Upjohn inventait une souris knockout qui reprenait la calvitie de l’homme – les follicules de ses cheveux devenaient de plus en plus petits pour finir par disparaître. Mais les commissions éthiques ont rejeté la souris de Upjohn, estimant que les nuisances causées à la souris étaient plus importantes que les bienfaits que cela pourrait avoir sur les humains – quel manque de respect pour le combat quotidien des crânes dégarnis à travers le monde.

Mais l’oncosouris n’a pas eu cette chance. Au cours de sa vie, que l’on pourrait aisément rapprocher de celle de la marmotte de Bill Murray, cet animal consanguin ne peut jamais se défaire de ce terrible sentiment que, à chaque instant, pour des raisons qui lui échappent, il pourrait découvrir du sang dans ses selles.

@gavhaynes

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