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coupe du monde 2018

12 juillet 98 : une victoire et un accident sanglant (dont on a moins parlé)

Au soir de la victoire des Bleus en 98, deux voitures folles ont fait un mort et 147 blessés sur les Champs-Élysées. Une affaire étouffée pour ne pas gâcher la fête. Enquête.
12 juillet 1998 accident
Photos : Jack Guez / AFP 

C’est le genre de drame qui fait d'habitude la Une des journaux. Une foule en liesse, deux voitures folles qui fauchent des badauds par dizaines et un bilan très lourd : un mort et 147 blessés - dont 36 graves. Tels sont les ingrédients de l’accident sanglant survenu sur les Champs-Élysées dans la nuit du 12 au 13 juillet 1998. Seulement voilà, cette nuit-là n’était pas une nuit comme les autres. Elle célébrait la victoire des Bleus contre le Brésil en finale de Coupe du monde, événement qui a vu une marée de perruques bleu blanc rouge envahir les rues du pays au son d’I will survive… Résultat : le lendemain, et dans la semaine qui a suivi, les médias se sont contentés d’évoquer un simple « incident » qui aurait un peu « gâché la fête » avant de recommencer à diffuser des images des foules en liesse. Pas de quoi, donc, fixer le carnage des Champs-Élysées dans la mémoire collective.

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Pourtant, il été mis en images par François Godard, un documentariste qui tournait sur les Champs ce soir-là et a donc immortalisé la trajectoire de la deuxième voiture folle - la plus meurtrière. Devant son objectif, posé à l’angle de la rue Marbeuf vers 3h du matin, une Golf noire a ainsi fendu la foule et surgit derrière un immense drapeau. Elle a renversé indistinctement tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, jusqu’à stopper sa course quelques mètres plus loin. Entrés dans une sorte de rage collective, les témoins de la scène se sont attaqués au véhicule et sa conductrice. Quelques minutes plus tard, les blessés ont été transportés d’urgence dans les hôpitaux les plus proches. Parmi eux, Mickaël Kopecki, un Tchèque de 42 ans, est mort des suites de ses blessures deux jours plus tard.

« Pendant trois jours, nous n’avons eu aucune information » - Jacques Podesta, ex-président de l’association des victimes des Champs-Élysées

Les familles des blessés ont vécu les jours qui ont suivi dans le brouillard. Et surtout, dans l’ignorance. Jacques Podesta le sait mieux que personne. Avant de prendre la tête de l’association Mondial 98 : les victimes du 13 juillet, l’homme a vécu des heures douloureuses au chevet de sa fille, hospitalisée au Kremlin-Bicêtre : « pendant trois jours, nous n’avons eu aucune information. Aucune. De personne. Il a fallu que l’on porte plainte pour que notre avocat ait accès au dossier – et que l’on apprenne que l’accident avait été causé par une conductrice affolée ».

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Pourtant, un plan rouge d'activation a mobilisé tous les moyens de secours parisiens pour les Champs-Elysées, plan qui a été désactivé par le préfet à 7 heures du matin. Si les mesures de secours ont été prises très rapidement au moment du drame, et la centaine de victimes a été prise en charge avec professionnalisme, mais, officiellement, le lendemain matin, c'est comme si un événement minime avait eu lieu. Pour le SAMU cette annulation du Plan Rouge a constitué une situation sans précédent.

Le manque d’intérêt des médias pour l’affaire est d’autant plus surprenant qu’elle ne manque pourtant pas de sel : on y croise une illuminée, un médium et…Patrick Bruel. L’information judiciaire ouverte pour homicide et blessures involontaires a ainsi établi que la conductrice, Nelly A., une institutrice de 44 ans au lourd passif psychiatrique, s’était volontairement rendue ce soir-là au Fouquet’s. Non pas pour fêter la victoire des Bleus – mais sur les conseils de son « médium », qui l’avait convaincu de « séduire Patrick Bruel pour pouvoir ainsi changer le monde en lui apportant un message de paix qui permettrait l’arrivée du messie ».

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Vaste entreprise - qu’est venu perturber l’agenda du chanteur (qui n’était pas au Fouquet’s ce soir-là), mais, surtout… une première voiture folle ayant percuté plusieurs passants sur les Champs. Rapatriés au Fouquet’s, les blessés auraient provoqué chez Nelly A. une crise de panique qui l’aurait conduit à prendre le volant après avoir bu et pris des médicaments. Et à perdre le contrôle de son véhicule.

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« On a enterré l’affaire, c’était politique » - François Godard, documentariste

Ces informations parvenues aux victimes et à leurs proches, ces derniers se sont donc constitués en association. Le but : s’organiser collectivement pour obtenir des indemnisations, mais aussi « déterminer les responsabilités de chacun dans l’affaire », rappelle Jacques Podesta. Mais les deux objectifs ne seront pas atteints pour tout le monde. David Delbee, vingt ans à l’époque, a eu la jambe broyée par le passage de la voiture. Après avoir subi huit interventions chirurgicales, il s’est retrouvé dans l’incapacité de travailler. Il n’a pourtant touché en tout et pour tout que 1 800 francs d’indemnités mensuelles du fonds de garantie, l’institution chargée d’indemniser les victimes d’accidents ou d’attentats.

Quant aux réponses de l’appareil judiciaire à la question des responsabilités de chacun, le bilan est tout aussi mitigé. À deux reprises, les experts psychiatriques ont déclaré Nelly A. pénalement irresponsable. Et un non-lieu a été prononcé. Une décision difficile à avaler pour certains proches, comme la femme de Mickaël Kopecki, la victime décédée de ses blessures, qui s’est exprimé au micro de France 3 un an après le drame : « Je ne vis pas très bien cette notion d’irresponsabilité. Mais au-delà du cas de la conductrice, ce qui me choque profondément, c’est qu’aucune enquête n’ait été menée sur la responsabilité des autorités dans ce carnage. »

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François Godard, le documentariste présent sur les lieux du drame, va carrément plus loin et lance : « je suis convaincu qu’on a enterré l’affaire et que c’était politique. La justice a laissé ça sous le tapis parce que les réponses étaient embarrassantes pour les pouvoirs publics. Personne n’a expliqué comment la voiture avait pénétré sur les Champs. Et pour calmer la foule après l’accident, les CRS ont chargé sans ménagement pour les blessés qui gisaient au sol. »

« Nous avons fait des demandes d’investigation à la juge, mais toutes ont été rejetées » - Maître Dartevelle, avocat de la veuve d’une victime.

Pour étayer cette thèse d’une justice désintéressée du fond de l’affaire, l’association des victimes pointe le profil discuté de Marie-Paule Moracchini, la seconde juge chargée de l’instruction. Une magistrate contestée, car dessaisie de deux dossiers « chauds » au cours de sa carrière (la scientologie et l’assassinat du juge Bernard Borrel). Et maître Dartevelle, qui défendait alors les intérêts personnels de la veuve de Mickaël Kopecki, de pointer l’absence de volonté de la magistrate pour établir une éventuelle responsabilité de l’état : « nous avons évidemment fait des demandes d’investigation, mais elles ont toutes été refusées. Et pour des raisons purement arbitraires ». Une habitude répandue chez les juges, selon l’avocat : « rien de surprenant, ni d’exceptionnel. Aujourd’hui encore, 98 % de ces demandes en moyenne sont rejetées ».

Alors, il y a-t-il eu une volonté politique d’étouffer l’affaire pour ne pas gâcher la fête et la célébration nationale, comme l’affirme François Godard ? Maître Dartevelle, lui, y voit surtout le signe d’un esprit de corps plutôt malsain au sein de la justice : « les magistrats qui président à la chambre d’instruction, ceux chargés d’examiner les contestations des décisions rendues par les juges d’instruction sont… tous d’anciens juges d’instruction ! Par solidarité, ils donnent souvent raison à leurs anciens confrères ». Aujourd’hui encore, Jacques Podesta se souvient de ce sentiment d’impuissance face à une lente machine dont les victimes découvraient pour la plupart les rouages : « C’est froid la justice, c’est horriblement froid », professe-t-il devant les archives de l’affaire qu’il a conservées. À tel point qu’aujourd’hui encore, entre procédure contestée et responsabilités floues, l’affaire du 13 juillet est bel et bien devenue un cold case.