À la gloire de la « Grande Cocotte », mémoire vivante et émouvante de la cuisine à la télé

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À la gloire de la « Grande Cocotte », mémoire vivante et émouvante de la cuisine à la télé

De 1976 à 1977, tous les virtuoses de la nouvelle cuisine française étaient rassemblés dans une seule et même émission, diffusée dans l’indifférence générale.

Bienvenue dans « Nourritures Cathodiques », notre rubrique qui plonge dans les archives culinaires pour en extraire la substantifique moelle.

Préambule : un tarmac à Los Angeles

Dans l’histoire de la télévision, il existe une scène qui synthétise à elle seule cette époque de starification des chefs dans laquelle nous vivons. Nous sommes en 2012, devant les caméras de MasterChef USA, Saison 3, épisode 12. À ce moment de la saison, les candidats de ce concours de cuisine télévisé doivent rivaliser d’inventivité pour satisfaire les palais de Gordon Ramsay et de ses co-jurés. Masterchef USA n’est pas un concours de hamburgers et – contrairement aux idées reçues – la compétition américaine n’a rien à envier à celle que l’on connaît en Europe : outre-atlantique, le niveau a toujours été haut. Pour le prouver aux yeux du monde, en ce douzième épisode, Gordon Ramsay fait appel à trois jurés extraordinaires. Ils viennent d’Europe et des États-Unis. Parmi eux, un des trois seuls chefs ayant cumulé plus d’étoiles dans sa carrière que le cuisinier britannique : Alain Ducasse. Le second juré n’est autre que l’un des formateurs de Ramsay : Guy Savoy. Le troisième est un peu moins connu en France : il s’agit de Daniel Boulud, le chef français triplement étoilé qui a fait carrière à New York.

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Cette scène mythique commence donc avec l’atterrissage d’un jet. À son bord, les trois ténors de la cuisine sont venus juger les candidats. Tout le savoir-faire de la TV américaine, gavée jusqu’au cou d’émissions culinaires, se déploie dans cette scène où les trois chefs descendent de l’avion un par un, au ralenti. Ils ne sont plus vraiment cuisiniers, ils sont éminences. Ce ne sont pas Ducasse, Savoy et Boulud qui descendent de cet avion, ce sont les Stones, c’est le G20, c’est Neil, Louis et Lance Armstrong en même temps. La mise en scène frôle un peu le ridicule mais à ce moment-là de l’émission, j’ai un peu honte de le dire, je la kiffe terriblement.

« Ils ont droit à une très juste célébrité »

Quarante ans avant cette scène, les cuisiniers ne sont pas encore des stars médiatiques. Si les mères lyonnaises et les grands cuisiniers des puissants jouissent d’une certaine notoriété, principalement entretenue par voie orale, aucun tapis rouge n’est dressé dans la presse et la télévision pour les chefs cuisiniers. Et pour cause : occupés dans leurs cuisines au charbon, ils enchaînaient leurs plats dans la besogne.

Seul le chef du Grand Véfour, Raymond Oliver, semble avoir conquis le cœur des Français grâce aux émissions de cuisine qu’il co-présente avec Catherine Langeais sur l’ORTF – dans les années soixante, le duo est incontournable et Oliver est, à l’époque, le premier chef à faire la Une des « magazines people ».

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Les événements de mai 1968 viennent mettre fin à cette aventure télévisuelle. L’heure est au bouleversement de la société française, cela passe aussi par sa gastronomie. On débarque Raymond Oliver et ses émissions de cuisine, probablement jugés un peu trop « conservatrices » et « Cuisine à Papa » par les directeurs de programmes de l’époque.

S’en suivent 8 années de désert culinaire à la télévision française, désormais privée de son « pharaon des fourneaux ».

C’est dans ce contexte qu’en 1974, deux producteurs avertis et gastronomes lancent « La Grande Cocotte » sur TF1. Le pitch ? Une émission de recettes, didactique, dans laquelle la comédienne Marthe Mercadier, une incarnation enthousiaste et pleine de répartie de la « ménagère moderne » des années soixante-dix, accompagne des cuisiniers dans la réalisation d’un plat.

On ne fait pas appel à n’importe quel cuisinier : ceux qui se succèdent devant la caméra forment désormais une clique de cuisiniers réformistes et enthousiastes. Ce sont les mêmes chefs qui ont été distingués par le Gault et Millau trois ans plus tôt pour leur virtuosité, leur talent, et leur capacité à s’affranchir des codes de la cuisine française traditionnelle – celle à laquelle on n’ose pas toucher depuis Auguste Escoffier. Cette génération qui participe à la Grande Cocotte est celle de « la Nouvelle Cuisine Française ». Cette génération s’apprête à changer le visage de la France gourmande et ne cessera d’essaimer depuis lors.

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Parmi ces jeunes réformistes, ne citons que Michel Guérard, Pierre et Jean Troisgros, Roger Vergé, Paul Bocuse, Alain Chapel et Alain Senderens. Tous ont participé, à leur manière, à l’essor du mouvement. Tous ont déjà – ou sont sur le point de décrocher – les trois étoiles au Guide Michelin. Et tous sont passés dans La Grande Cocotte, une émission qui passait une fois par semaine en plein après-midi, et qui rassemblait environ 2 % du total des téléspectateurs.

Flash forward en 2012 et notre fameuse scène dans MasterChef USA : Savoy, Ducasse et Boulud, sont les enfants directs de cette génération. Ducasse a été l’élève de Guérard, Chapel et Vergé ; Savoy celui des frères Troisgros ; et Boulud a appris auprès de Michel Guérard. Si les descendants direct de la Nouvelle cuisine française sont érigés en héros, en 1974, leurs maîtres n’arrivaient pas en jet sur les plateaux. Et ils n’avaient aucune expérience de la caméra.

Lors de cette première apparition à l’écran, ils ont même le corps rigide et le sourire figé. Jean Ferniot, coproducteur de l’émission et grand gastronome, les introduit dans un discours empreint de beaucoup de clairvoyance et leur présage déjà un avenir décisif :

« Ce sont les maîtres de la cuisine française et, au même titre que tous les artistes que nous connaissons, peintres, compositeurs, écrivains, que sais-je, ils ont droit à une très juste célébrité. » L’émission ne dura pourtant qu’un an. Elle est passée totalement inaperçue. Mais l’archive laissée, soigneusement conservée par l’INA, restera aux générations futures comme le témoignage émouvant des plus grands maîtres de la gastronomie française moderne.

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Regarder faire, sans pouvoir goûter

La cuisine des grands chefs ne traverse le souvenir que de ceux qui y ont goûté. Lorsqu’un chef meurt, que reste-t-il de son métier ? Au mieux : une enseigne, des recettes à interpréter ou à profaner et les élèves qu’il a formés. On ne pourra jamais goûter le vrai poulet de la mère Brazier. On ne pourra plus jamais goûter le canard Apicius d’Alain Senderens – cette recette antique qu’il avait pourtant lui-même déterrée.

Si la cuisine est éphémère, ses maîtres, hélas, le sont aussi. C’est ce qui rend le visionnage de vieux épisodes de la « Grande Cocotte » si émouvant.

J’étais ému de voir Michel Guérard, maître de la cuisine légère, du légume intact, présenter sa salade de haricots verts au foie gras :

Je n’avais jamais vu cuisiner Roger Vergé, le Dieu de la cuisine méridionale, je ne l’avais jamais vu bouger, couper, cuire, cuisiner sa soupe au pistou :

Je n’avais jamais vu non plus le regretté Jean Troisgros, parti le premier des deux frères, tailler des carottes :

Je n’avais jamais entendu la voix d’Alain Senderens, douce, posée et teintée d’accent hyèrois, expliquer sa vision du beurre blanc :

Je n’avais jamais vu l’assurance du maître Alain Chapel, sa facilité à parler de ses manoeuvres avec ce ton si professoral et passionné :

La télévision de La Grande Cocotte est à mille lieues des réalisations policées et modernes de la télévision culinaire d’aujourd’hui. Les plaques sont un peu sales, le décor hideux. Les chefs n’ont pas l’espace pour y briller, ni les plats, étriqués qu’ils sont dans cette cuisine reconstituée en plateau et jonglant avec le manque d’ustensiles et de feux. Et tout ça en tentant de réaliser des recettes accessibles à tous.

Si la cuisine est un art, ils ont plus l’air de cuisiniers que d’artistes, et leur effort renvoie à la très belle définition du cuisinier que faisait Antonin Carême, au XVIIIe siècle : « Le palais fin et délicat, un goût parfait et exquis, une tête forte et productive, en un mot : un être adroit et laborieux. »

Le temps passe, les souvenirs restent et les archives de la Grande Cocotte nous permettent d’appréhender toute la virtuosité à l’œuvre quand ces grands noms de la gastronomie française entraient en scène.


Pour aller plus loin, lire notre interview d'Olivier Roger, auteur de La Cuisine en Spectacle.