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reportage

Les immigrés chinois adorent parier

Les casinos américains attirent nombre de flambeurs de l’Empire du Milieu, mais encore plus de clients chinois aux revenus modestes. Pour ce deuxième groupe, des bus servent à faire circuler en masse les gens et l’argent.

Les Chinois, comme les Américains, aiment parier. Promenez-vous dans n’importe quelle ville chinoise la nuit et vous croiserez des ouvriers sur le trottoir, en train de miser de petites sommes d’argent au mah-jong ou aux cartes. C’est un vieux vice. Presque chaque dynastie du long passé impérial de la Chine a voulu interdire ou réguler les jeux d’argent. Au XIXe siècle, les maisons de paris se sont multipliées sur les villes côtières du pays. Ce n’est pas un hasard si Macao, une île chinoise adjacente à Hong Kong, est devenue la destination préférée des parieurs internationaux. En 2012, les casinos de Macao ont encaissé des gains de 29 milliards d’euros – plus de six fois ce que la Las Vegas Strip a récolté la même année.

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Mais nul besoin de traverser le Pacifique pour être témoin de la culture chinoise du pari. De Boston à Washington, en passant par New York et Philadelphie, les casinos se livrent à une bataille féroce pour mettre la main dans les portefeuilles des immigrés chinois fraîchement débarqués. Allez faire un tour sur les pages d’accueil des plus grands casinos de l’hémisphère ouest, Foxwoods et Mohegan Sun, et vous ne verrez aucun lien vers une version espagnole du site. Même chose pour les langues russe, japonaise et arabe. En revanche, vous n’aurez aucun mal à trouver la version chinoise, qui séduit ses clients potentiels avec la garantie que les croupiers parlent chinois, des promesses de « buffets chinois » et des soirées événementielles comme le concours de Miss New York Chinoise.

Les casinos américains attirent nombre de flambeurs de l’Empire du Milieu, mais encore plus de clients chinois aux revenus modestes. Pour ce deuxième groupe, des bus, en partance des centres majeurs de population chinoise immigrée, servent à faire circuler en masse les gens et l’argent, transportant tous les jours des milliers de clients de et vers les Chinatown de New York, Philadelphie et Boston. Chaque jour, plus de 60 bus quittent New York rien que pour Mohegan. Ces bus se sont fait connaître quand l’un d’eux est sorti de route dans le Bronx, peu avant l’aurore en mars 2011. Un poteau métallique avait traversé le bus d’avant en arrière. Quinze personnes sont mortes, des immigrés chinois pour la plupart.

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Mais les bus continuent de rouler. J’étais curieux : deux ans après cet épouvantable accident, qui fait encore le pèlerinage vers les temples des jeux d’argent du nord-est ? J’ai commencé là où j’imaginais que beaucoup d’immigrés chinois commenceraient : le World Journal, le quotidien majeur des Mandarins de New York. J’y ai trouvé beaucoup de pubs pour des formules tout compris, comprenant pour la plupart le transport, un coupon pour parier et un autre pour un repas. J’ai également trouvé les horaires des bus. J’ai décidé de réserver chez la compagnie qui proposait le plus d’allers-retours, Golden Globe Travel. Golden Globe n’avait pas de site internet et mes appels restaient sans réponse, alors je me suis résolu à simplement me rendre à l’adresse que l’annonce fournissait.

C’est comme ça que je me suis retrouvé, un après-midi d’avril, au coin de Prince Street et de la 40th Road à Flushing, dans le Queens. Flushing, si vous n’y avez jamais mis les pieds, est un quartier dense au terminus de la ligne 7, juste à l’est du Shea Stadium. Il s’agit de l’ancien emplacement de deux Expositions universelles ainsi que d’une opération de brûlage des déchets que Francis Scott Fitzgerald décrivait joliment comme « la Vallée des Cendres », dans Gatsby le Magnifique. Aujourd’hui, le quartier est le deuxième plus grand Chinatown de New York après celui de Manhattan.

Flushing n’est un endroit paisible ; en fait, c’est plutôt baisé, comme le sont la plupart des Chinatown. Au début, j’étais un peu perdu entre la cohue piétonne, le vacarme et la fumée de la circulation. J’ai marché le long de la 40th Road où devait se trouver la compagnie, mais il n’y avait aucun panneau indiquant le Golden Globe. J’ai demandé à un serveur qui fumait sa cigarette devant son restaurant d’où partaient les bus pour les casinos. J’ai eu droit à un grand balayage de la main en guise de réponse. Il avait raison. Mon attention pour les panneaux m’avait empêché de voir que la rue entière était faite d’une ligne de bus en partance pour les casinos. Ils partaient vers Foxwoods, Tropicana, Saratoga, Seneca et beaucoup d’autres destinations dont je n’avais jamais entendu parler. Si l’envie vous prenait d’aller jouer votre argent en ce bel après-midi, vous aviez le choix entre tous les casinos majeurs du nord de Washington et de l’est du Mississippi.

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Je voulais prendre un bus pour Mohegan Sun, principalement parce qu’il avait le meilleur site internet – en chinois – de tous les casinos américains. J’y étais allé plusieurs fois durant mes études et j’avais trouvé l’endroit aussi exaltant que déprimant. Nul besoin d’un esprit particulièrement pervers pour voir l’humour noir d’un casino conçu autour des « thèmes et des concepts de la spiritualité amérindienne ». (Sérieusement, qu’est-ce qui ressemble moins à la communion avec la nature que de passer une soirée dans un méga-complexe sombre, sinueux et plein de machines à sous et de chaînes de fast-food ?) Mais pour le moment, je ne voyais toujours pas de bus pour Mohegan Sun. Peu après 13h, les premiers bus étaient partis et je commençais à me demander si j’avais raté ma chance.

Puis un car est arrivé – blanc et sans logo mis à part le mot « charter » dans un coin – et une foule de Chinois s’est rassemblée autour de la porte. « Où allez-vous ? », j’ai demandé en mandarin. La plupart des gens m’ont ignoré ; quelques personnes m’ont regardé comme si j’étais fou. Puis quelqu’un a répondu « Mohegan » en anglais. « Je peux venir ? », j’ai demandé. Ma question a provoqué quelques gloussements mais aucun consentement ; du coup, j’ai répété ma question. « Parlez avec elle », m’a indiqué quelqu’un, en montrant du doigt une femme soigneusement habillée, dont le cordon et le bloc-notes laissaient penser qu’elle n’était pas là pour s’amuser. « Vers Mohegan Sun ? », l’ai-je interrogée. « Vous avez inkoupan ? », m’a-t-elle répondu. Ça m’a pris un moment pour comprendre qu’« inkoupan » ne faisait pas partie de ces dizaines de milliers de mots chinois que je n’ai jamais appris, mais que c’était le mot anglais « coupon ». Elle souhaitait savoir si j’en avais découpé un dans le journal. « Non », me suis-je excusé, prêt à la supplier. « OK, montez », a-t-elle dit en anglais, légèrement énervée.

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Content de moi, j’ai pris place près du chauffeur. « C’est réservé là », m’a lancé impatiemment la femme au bloc-notes, « essayez le siège numéro 33 ». (J’ai appris plus tard que l’avant du bus était réservé aux habitués) J’ai marché jusqu’au numéro 33, qui était en fait occupé par un homme costaud visiblement peu aimable. Je lui ai demandé si je pouvais occuper le siège libre à côté de lui. Il a refusé d’un geste de la main, m’indiquant la rangée suivante, où un gars plutôt maigrichon somnolait contre la vitre. Je me suis installé à côté de lui et ai jeté un œil à mes mails. Quelques minutes plus tard, j’ai levé les yeux pour voir la femme au bloc-notes se tenir au-dessus de moi. Je me préparais à me faire réprimander une nouvelle fois, mais elle souhaitait juste me faire payer pour le trajet : 10 dollars seulement, aller-retour.

J’ai soufflé et me suis détendu au fond de mon siège. Au-dessus, la télévision s’est allumée et le générique d’ouverture d’un film, La Danse du Loup, est apparu à l’écran. J’ai eu un moment de grande euphorie au cours duquel je me suis dit qu’il s’agissait d’une mauvaise adaptation de Danse avec les loups, où le Kevin Costner chinois allait apprendre les mœurs des bergers du Kirghizistan jusqu’à ce que l’armée impériale les élimine tous. Mais c’était en fait un thriller policier prenant place dans ce qui ressemblait à une riche enclave du sud des États-Unis à la fin des années 1930, à ceci près tout le monde était chinois et que toutes les voitures étaient de vieux roadsters noirs. Pas convaincu, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu que le gars maigrichon s’était réveillé.

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« C’est la première fois que vous allez à Mohegan ? », lui ai-je demandé dans un chinois hésitant. Il m’a regardé d’un air confus et a dit, « Pas anglais ». J’ai demandé une nouvelle fois et une expression de surprise a traversé son visage. « Vous parlez chinois ! », s’est-il exclamé. « Eh bien, un peu », ai-je répondu. « C’est très intéressant », a-t-il répondu. Nous avons découvert que nous avions un léger point commun : il venait de Guilin, une ville de la province de Guanxi, célèbre pour ses paysages montagneux et ses bosquets d’Osmanthus parfumés. J’avais passé un week-end à Guilin pendant l’été de mon premier séjour linguistique en Chine. Je voulais échapper au chaos et à la pollution de Pékin l’espace de deux jours. Dans les jours précédant mon vol, Guilin était devenu un endroit presque magique dans mon esprit. Guilin, je me suis dit, va te revitaliser avec son climat pur et vivifiant. En réalité, Guilin était un four géant, à peine moins pollué que Pékin, et la rivière pittoresque était bouchée par les péniches, qui elles-mêmes étaient blindées de touristes chinois. Mais c’était un bon sujet de conversation avec mon nouvel ami, M. Li.

Il s’est avéré que M. Li avait de très fortes opinions, qu’il exprimait très clairement. De manière convulsive et sans respirer, il s’est mis à comparer la Chine et les États-Unis sous presque tous les angles possibles. Nous discutions depuis seulement quelques minutes quand il a commencé à se lamenter sur l’écart croissant des richesses en Chine, qui est, et il avait raison, pire qu’aux États-Unis (« déjà énorme ») et en Europe (« plus égalitaire »). Il a aussi fait l’éloge du gouvernement américain pour son engagement vis-à-vis des droits de propriété intellectuelle. J’étais surpris d’apprendre que M. Li n’était aux États-Unis que depuis deux mois et qu’il ne connaissait que quelques mots d’anglais – dont « coupon ». Il m’a expliqué qu’il était arrivé à Flushing grâce à un visa procuré par son père, qui habitait aux États-Unis depuis huit ans et possédait désormais une Green Card. Mais ce n’était pas son premier voyage à l’étranger, m’a-t-il dit, puisqu’il avait aussi vécu en Europe pendant quelque temps. En ce qui concerne Mohegan Sun, il y allait pour la deuxième fois : la première fois, c’était avec deux amis quelques semaines plus tôt. Il avait décidé d’y retourner seul.

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Jusqu’ici, le voyage était assez agréable. M. Li avait l’air d’être un compagnon de voyage plutôt drôle et j’aimais écouter ses opinions sur le monde. Mais la conversation allait bientôt prendre un tournant plus rude. J’ai demandé à M. Li s’il se sentait bien intégré aux États-Unis, ce à quoi il a répondu, « Eh bien, je crois. J’aime beaucoup les Américains blancs ». Sentant un danger imminent, j’ai essayé de changer de sujet. « Quelle nourriture te manque le plus depuis que vous–?

– Les noirs, en revanche », a continué M. Li, alors que je me débattais avec le dictionnaire bilingue de mon téléphone pour trouver les mots « tolérance » et « société pluraliste ».

Une Chinoise l’a soudainement interrompu depuis son siège devant nous. « Tu ne dois montrer de préjugés ! », l’a averti la femme de 50 ans avant que M. Li puisse finir sa phrase. Le haut du siège la dépassait de quelques centimètres et elle nous regardait à travers l’espace entre les deux appuie-tête. « Je n’ai pas de préjugés, s’est défendu M. Li, c’est juste qu’on m’a cambriolé un jour et– ». La femme l’a interrompu une nouvelle fois : « Tu ne dois montrer de préjudice, ou tu auras des problèmes ! » Ceci a déclenché une série de ripostes de plus en plus tranchantes, que j’ai essayé de désamorcer avec une réplique que j’avais beaucoup entendue en Chine : « Vous voyez, les choses sont compliquées ici à cause de notre histoire », ai-je pu placer. M. Li s’est tourné vers moi et m’a fait remarquer, avec un flegme incroyable, « Votre histoire est vieille de 250 ans. En quoi peut-elle être compliquée ? »

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Je n’avais rien à répondre. J’ai décidé de me concentrer sur La Danse du Loup, qui, apparemment, venait de connaître un tournant dramatique : tous les personnages principaux devaient s’engager dans l’armée. Ce développement était assez dur à suivre vu que le film se passait toujours dans une version chinoise de Savannah, en Géorgie. Un des personnages principaux était joué par une jeune femme d’une beauté incroyable, tellement maquillée que sa tête avait l’air de flotter comme un masque au-dessus de son uniforme naval. Je me suis dit qu’elle aurait été plus convaincante en tant que pin-up de calendrier militaire, que dans son rôle d’aspirante de vaisseau de guerre qui résout des crimes et conduit une Bugatti noire.

Après une heure de route, nous sommes sortis de l’état de New York et nous retrouvions à Greenwich, dans le Connecticut. Je voyais de belles maisons surplombant la baie de Long Island. Elles ont incité M. Li à dire, « J’achèterais une maison comme celles-ci si je pouvais. Mais je n’achèterais jamais de maison en Chine. Tu peux payer autant d’argent que tu veux, fournir tous les documents nécessaires, au final, la maison appartiendra quand même à l’État. » Puis, sans aucun lien avec ce qui précédait, il a dit : « Il n’y a qu’en Chine que quelqu’un peut être puni pour voler mille yuans [120 euros] mais récompensé pour en détourner un million. » Ces réflexions ont déclenché chez M. Li le besoin de donner son opinion sur presque chaque question politique actuellement débattue en Chine, qui allait de la « vraie » raison de la chute du maire de Chongqing, Bo Xilai, aux fortunes amassées par les représentants du gouvernement – il a même suggéré que le gouvernement chinois possédait les programmes en langue chinoise diffusés sur la télévision américaine, « parce qu’ils ne parlent jamais de Falun Gong ». Au bout d’un moment, la conversation s’est transformée en débat virulent entre M. Li et la cinquantenaire de devant (dont le nom, je l’ai appris plus tard, était Mary), sur le personnel militaire que les États-Unis avaient embauché à Taïwan. M. Li avait raison sur ce point.

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Deux heures avaient passé. Nous étions désormais dans le Connecticut profond. Les images sur la télé montraient des explosions, et ce qui m’a semblé être un générique de fin. Les écrans sont devenus noirs et quelques secondes plus tard, le générique d’ouverture de La Danse du Loup est réapparu. M. Li expliquait à Mary comment les hôtels chinois chics fournissaient les chambres des fonctionnaires de haut-niveau en pornographie, et réservaient spécialement certaines chambres pour les jeux d’argent des VIP. « Ce n’est pas illégal de parier en Chine continentale ? », ai-je demandé. « Si, a répondu M. Li, très sombre. J’ai été arrêté deux fois à cause de ça ».

Cette confession me semblait remarquable. « Comment ont-ils fait pour t’attraper ? », ai-je demandé. « J’étais trop bon », m’a expliqué M. Li. « J’ai gagné trop d’argent et les autres joueurs ont appelé la police. On a le droit de parier si c’est moins de 2 000 yuans, mais tout le monde parie plus. Il n’y a pas de problème d’habitude, mais j’étais trop bon et ils se sont vengés en me dénonçant. » « Comment es-tu devenu si bon ? », a demandé Mary en chinois. C’est ainsi qu’une discussion profonde sur les différentes techniques de pari a suivi. Je ne comprenais pas la moitié d’entre elles. À la fin de la conversation, Mary s’est tournée vers moi pour me dire, en anglais, « Vous devriez l’écouter. Il est très malin. Il connaît des techniques ! »

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Puis M. Li m’a dit : « Mon patron me donnait 100 yuans tous les jours après le travail en me disant d’aller faire des quitte-ou-doubles pour lui. Je l’ai fait presque tous les soirs pendant quatre ans et je suis toujours reparti avec plus d’argent. » « Tu vas faire ça ce soir ? », ai-je demandé. « Eh bien, j’ai le coupon, alors je vais faire des quitte-ou-doubles jusqu’à ce qu’il soit temps de rentrer ». À côté, Mary me confiait en anglais : « Ça, c’est débile. Ne suis pas son exemple ».

M. Li avait l’air de se sentir exclu. Il a dit soudainement à Mary, « J’ai une question ». Il a ensuite parlé très vite, et j’ai eu du mal à le suivre. Une fois sa question posée, Mary a dessiné un « X » dans l’air avec ses doigts et a dit d’une voix basse : « Ne fais pas ça. Ils surveillent tout le monde avec des caméras là-bas. Tu vas te faire attraper. » M. Li a répondu : « Je ne dis pas que je vais le faire, je me demandais juste si… » « Ne triche pas, ils t’attraperont », l’a interrompu Mary. M. Li s’est alors enfoncé dans son siège. « Le problème avec les casinos américains », a-t-il expliqué, l’air profond, « c’est qu’on ne peut pas parier simultanément à plusieurs tables, comme à Macao ».

J’ai regardé ma montre. Il était désormais 15h45. La Danse du Loup rejouait un interlude comique dans lequel la sublime officière navale et un homme dînaient ensemble dans un restaurant français chic. Des plats européens genre, des pâtes avec un steak sont arrivés à leur table ; ils ont eu des expressions exagérément interrogatrices et se sont mis à manger leur nourriture avec dégoût et précaution, comme dans une farce à l’italienne. « Ce film est génial », a dit M. Li.

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Le bus est arrivé sur la route d’accès au casino. Une nouvelle fois, Mary s’est tournée vers moi et m’a spontanément donné un tas de conseils pour parier, d’un ton qui me faisait penser au discours final d’un film de guerre. Elle m’a fait partager une théorie élaborée sur « le moment où il faut jouer au black jack » en vertu des marées océaniques. Elle m’a également conseillé de ne jamais jouer aux machines à sous, ainsi que de changer de table si jamais je gagnais deux fois d’affilée, parce que la chance va de table en table, et quand on pense être sur une bonne lancée, la chance est déjà partie autre part. Enfin, elle m’a ordonné : « Qu’importe la somme d’argent que tu gagnes, ne la place jamais à la banque. Dépense-la pour des choses que tu aimes. Si tu la gardes, tu vas vouloir la parier, et tu continueras à y retourner encore et encore, jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’arrêter. »

Notre car a atteint le parking juste avant 16h. Le voyage m’avait semblé long pour un trajet de 180 kilomètres. Ce n’est qu’au retour que j’ai découvert que le bus roulait 8km/h sous la limitation de vitesse.

Lorsque nous sommes descendus du bus, on nous a séparés en deux groupes : ceux qui avaient des coupons (la plupart des gens) et ceux qui n’en avaient pas (moi et deux Équatoriennes du Queens : Linda et Vicky). Le groupe avec les coupons est entré directement dans le casino, tandis que Licka, Vicky et moi-même avons dû passer de caisse en caisse jusqu’à ce que nous trouvions un représentant de Mohegan Sun qui pourrait nous procurer des « coupons asiatiques ». Je ne voulais pas spécialement de coupon, mais le personnel du casino était gracieusement déterminé à nous mettre sur le même pied d’égalité que les autres passagers du bus. À un moment, alors que nous nous procurions les coupons, Linda s’est retrouvée séparée de Vicky et moi. Avant de partir à la recherche de Linda, Vicky m’a pris le bras et m’a dit, larmoyante : « Ne pars pas d’ici sans nous ».

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Coupons à la main, Linda et Vicky se sont fondues dans la masse et m’ont laissé seul. Il était 16h30. Nous devions être de retour au bus à 21h. Je suis parti à la recherche de Mary et de M. Lo, mais Mohegan Sun est putain d’énorme et au bout d’un moment, j’ai dû abandonner mes recherches. J’ai sympathisé avec un croupier chinois, qui m’a expliqué que les touristes chinois et les nouveaux immigrés chinois jouaient surtout au Baccarat et à quelques jeux traditionnels chinois comme le sic bo et le pai gow, alors que les Chinois qui vivent depuis longtemps aux États-Unis préféraient le black jack. Ça correspondait aux jeux auxquels Mary et M. Li comptaient jouer dans la soirée.

En errant dans le casino, j’ai trouvé que la population était étrangement cosmopolite. Il y avait des tables cantonaises, mandarines et anglaises, mais aussi des croupiers chinois avec des Anglo-Saxons, des croupiers anglo-saxons avec des Chinois, et beaucoup de tables mélangées. « Bien sûr que cette table me plaît, a dit une voix en anglais avec un fort accent chinois, vous respirez la chance ! »

Une chose que j’ai remarquée, c’est que les patrons chinois du Mohegan Sun étaient les plus polis, les plus aimables, et les moins saouls de tous les invités du casino. Ils m’ont laissé m’asseoir avec eux alors qu’ils jouaient, et je pouvais discuter avec eux en mandarin même si leur anglais était bien meilleur que mon chinois (je ne me suis fait ignorer qu’une fois, lorsque j’ai demandé à un vieux couple cantonais comment marchait le pai gow, mais à leur décharge, je devais sûrement avoir l’air d’un gros con). Et Mohegan Sun rend la pareille : il y a des croupiers chinois, des agents de service clientèle chinois, des hôtes d’accueil chinois, de la porcelaine chinoise en vente à la boutique de souvenirs, et une gamme impressionnante de nourriture chinoise (dont du bon dimsum). Même le stand Dunkin’ Donuts avait une enseigne en caractères chinois.

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Au cours de la soirée, j’ai discuté de jeux d’argent avec beaucoup de Chinois. Je leur ai demandé s’ils pensaient que les Chinois aimaient plus parier que les autres nationalités et, si oui, pourquoi. La plupart m’ont répondu que oui, les Chinois aimaient en effet les jeux d’argent, que c’était de l’ordre de la « tradition ». Certains avaient des théories plus intéressantes. Un homme âgé m’a expliqué que selon lui, les Chinois aimaient parier parce qu’ils étaient plus chanceux que les autres peuples. J’ai trouvé cette affirmation à la fois touchante et étrange, vu les épreuves qu’il avait probablement traversées. Un autre a avancé que la culture des jeux d’argent chez les Chinois était un vestige d’un temps où les opportunités de devenir riche à travers le travail étaient limitées.

Les heures ont passé. J’ai gagné 20 euros au « mini-baccarat » et j’ai décidé qu’il était temps de rentrer. À 20h45, je suis retourné au parking. J’ai eu un moment de panique quand je n’ai plus retrouvé mon billet de retour, mais la femme au bloc-notes a levé les yeux au ciel et m’a dit, « Oui, je me souviens de vous ». Les autres commençaient à arriver au compte-gouttes. Linda et Vicky étaient les premières. Je leur ai demandé si elles avaient gagné. Vicky a dit, « Oh, je n’ai pas joué. Je suis venue pour faire du shopping ». Ensuite, Mary est arrivée avec plusieurs sacs plastiques. Elle a commencé par me dire qu’elle avait passé la majeure partie de la soirée à se détendre au buffet, mais elle s’est ensuite vantée d’avoir gagné 50 euros au black jack. D’autres personnes sont arrivées. Un homme que je ne reconnaissais pas s’est assis à côté de moi. Il s’est mis à parler très fort en cantonais dans son Android. Les portes se sont fermées puis nous sommes partis. J’ai regardé autour de moi : M. Li n’était pas dans le bus. « Oh, il a dû tout perdre et prendre un bus plus tôt » a hasardé Mary.

Lors du voyage de retour, Mary m’a raconté toute sa vie sans interruption pendant deux heures : la durée entière de La Danse du Loup. Ou du moins elle disait que c’était sa vie. Ça ressemblait plus à un pastiche de scènes d’un roman de gare ou du cinéma vérité chinois. Elle avait passé sa petite enfance dans une ferme collective, mais elle était restée à l’abri des déprédations du Grand Bond en Avant parce que son père, un éminent tailleur, avait eu un important client français qui travaillait pour le président Mao. Avec l’autorisation de Mao, Mary avait déménagé à Hong Kong quand elle avait 11 ans, mais là-bas, sa famille d’accueil française l’avait reniée, et elle est rapidement tombée amoureuse d’un homme taïwanais plus âgé. À 13 ans, elle est tombée enceinte et ils se sont enfuis pour l’Europe, puis pour New York, où son premier enfant est né. À ce moment de l’histoire, la narration de Mary devenait de plus en plus incohérente, mais j’ai compris qu’elle s’était fait enrôler à l’académie de police de New York, avait obtenu un BTS en comptabilité et ouvert un commerce de tailleur. Quelque part en chemin, son mari était devenu son ex-mari.

J’ai demandé à Mary ce qu’elle pensait de M. Li. Elle avait l’air de ne plus penser aucun bien de lui. « Je ne pense pas qu’il soit une bonne personne. Tu l’as entendu dire qu’il s’était fait arrêter deux fois ? Si tu paries de l’argent en Chine, tu n’es pas une bonne personne. Je pense qu’il est mal-éduqué ». « De toute façon , a-t-elle ajouté, il n’a pas l’air très honnête. Il dit qu’il a été en Europe. Tu le crois ? Je ne serais pas surprise d’apprendre qu’il est entré dans ce pays par l’intermédiaire d’un shétou [un trafiquant de clandestins] ».

J’étais triste d’entendre ça de la part de Mary. Je voulais croire aux histoires de M. Li. Je voulais aussi croire que la vie que Mary m’avait décrite était vraie. Mais impossible de me débarrasser du sentiment que des gens comme Mary et M. Li ne pouvaient s’empêcher de romancer et d’inventer des pans entiers de leurs vies. Comme les New Yorkais qui passaient par la Vallée des Cendres pour rejoindre West Egg 90 ans plus tôt, ils cherchaient à goûter au succès par tous les moyens.

Arrivés à Flushing, j’ai dit au revoir à Linda et Vicky et j’ai remercié Mary pour ses conseils et sa compagnie. Avant de nous séparer, j’ai demandé à Mary pourquoi elle pensait que les Chinois aimaient tant parier. « Oh, ce n’est pas qu’ils aiment parier, a-t-elle répondu. Ils pensent surtout qu’ils sont trop malins. Ils pensent pouvoir gagner encore et encore. Mais ils n’aiment pas le faire. Moi-même je n’aime pas le faire ».

Cela me semblait être une conclusion parfaite à la soirée, alors je me suis levé et j’ai commencé à rassembler mes affaires. Mais Mary, pour la première fois, m’a posé une question. Elle m’a demandé : « Tu retournes au casino demain ? » Je n’ai pas vraiment pu cacher ma surprise. « Je ne pense pas, ai-je dit. Une fois tous les week-ends, c’est déjà assez. » « OK, m’a répondu Mary. Mais si tu changes d’avis, ne vas pas dans le même casino deux jours d’affilée. Ça porte malheur. Foxwoods est aussi bien pour jouer. Le bus partira du même endroit. »

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