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LE NUMÉRO FICTION 2010

Affaires fantômes

T. Christopher Gorelick est courtier en hypothèques le jour et la nuit, il dort. Il aspire à devenir écrivain professionnel. En avant-première, voici les premières pages d’Affaires fantômes...

T. Christopher Gorelick est courtier en hypothèques le jour et la nuit, il dort. Il aspire à devenir écrivain professionnel. En avant-première, voici les premières pages d’Affaires fantômes, le roman de SF humoristique qu’il est en train ­d’achever, un ouvrage à la croisée des genres. C’est sa toute première publication. Ce n’était pas moi. C’est ce que je déclarai aux flics, et c’était la vérité. Mais alors, comment tous ces corps s’étaient-ils retrouvés autant violés et assas­sinés ? Ils exigeaient des explications, et je n’en avais aucune. Ce n’était pas comme si les macchabées étaient juste un peu violés et assassinés. Ils étaient totalement violés et assassinés, de fond en comble, et il y en avait tout un tas, déca­pités et empilés jusqu’au plafond sur mon matelas de la Maison-orphelinat McRonald. Les flics voulaient des explications. C’était le jour de mon treizième anniversaire. Aux yeux de la loi, désormais, j’étais un adulte, et mes bagages étaient prêts. Quelques mois plus tôt, j’avais gagné une bourse d’études pour l’institut CHUDD, à la machine à pince virtuelle de Pizza Holocaust, celle du centre commercial, juste à côté de Sandwich Holocaust. J’avais coché le programme désiré – formation télékinésie – et posté le formulaire. Une poignée de semaines plus tard, j’avais 13 ans, et l’envie de prendre la route me démangeait. Institut CHUDD, me voilà – enfin, c’est ce que je me disais. Treize ans à la Maison-orphelinat McRonald était plus de temps qu’il n’en fallait pour rendre n’importe qui tordu. Pas juste un petit peu tordu, non, tordu jusqu’à la moelle. En plus, il ne s’agissait pas de n’importe quelles treize années, n’importe quand dans mon existence : c’était ma période de croissance, de zéro à 13 ans. Ce sont des années importantes. Celles où le cerveau inaugure les voies synaptiques à travers lesquelles il filtrera ensuite nos perceptions de la réalité pour toute notre vie. Quand on a de la chance, on passe ces années avec un père et une mère. Père nous apprend à démarrer un feu de forêt pour rabattre la viande lente. Mère cuisine de délicieuses tourtes à la ­viande lente pour le dîner, et on n’a pas le droit de se lever de table avant d’avoir nettoyé jusqu’à la dernière miette de son assiette. On aura bien besoin de toutes ces vitamines grillées et de ces minéraux croustillants pour devenir grand et fort. Malheureusement, mes années de croissance connurent trop peu de délicieuses tourtes à la viande lente pour le dîner, et je dus apprendre seul la technique de l’incendie de forêt. J’ai été élevé au régime constant de NutriGruau Sans Nutriment produit par McRonald Corp. C’est Gouvernement.gouv qui a exigé l’apposition de la mention « Sans Nutriment » au nom, le NutriGruau étant constitué principalement de squelettes pilés de cafards cosmiques. Je dois peut-être mon QI plus que faible au NutriGruau Sans Nutriment. Ou peut-être pas. Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai aussi une colonne vertébrale en forme de S pour avoir passé mon enfance à dormir sur un vieux matelas enroulé autour d’un radiateur de tracteur disloqué. Il faut reconnaître que mes années de croissance furent avant tout des années de misère, mais comme on avait coutume de dire à la Maison-orphelinat McRonald, un sourire ne coûte rien. Et puis, ça aurait pu être pire. Ratzo Finklestine dormait sur un sac de gym rempli de balles de golf, il avait un bec-de-lièvre jusqu’aux oreilles et il était quasiment aveugle – c’est sans doute pour cela que les bonnes sœurs ne le laissaient jamais gagner à la loterie annuelle de l’orphelinat pour la ­chirurgie palatine – elle était complètement truquée de toute façon, et servait surtout de test de popularité. J’étais bien mieux loti que Ratzo Finklestine. Le pauvre Ratzo n’avait même pas de quoi s’offrir un sourire gratuit ; il n’avait que des gencives et des dents. Bref, j’avais donc l’Institut CHUDD comme horizon – ou du moins jusqu’à ce que ce tas de cadavres violés et assassinés apparaisse dans l’espace entre mon matelas en radiateur de tracteur disloqué et mon plafond. Et c’était un sacré tas de cadavres violés et assassinés. Le chef de police BetaTron6000 déclara que de tous les tas de gens décapités qu’il lui avait été donné de voir au cours de ses deux cents années de carrière dans la police, le plus impressionnant était bien le mien – peu importait que je n’eusse rien à voir avec cette histoire. Les flics dénombrèrent quatre-vingt-dix-neuf cadavres en tout, parmi lesquels d’éminents citoyens tels que le super-héros Capitaine Pectorus PhD, la grande tragédienne Veronica Beresford, le sénateur rebelle Miles « Téton » Hubert et la romancière à l’eau de rose Jane Manitoba, tous habitants d’Apple City. Parmi les décapités amassés, ils trouvèrent aussi les restes d’une Licorne cosmique, une magnifique créature extraterrestre mais qui, sans sa tête, ressemblait à un banal cheval, blanc, mort. Mon tas de corps décapités était parfait. Il avait tout : un lutin, un parrain de la mafia chinoise, une étudiante devenue call-girl de luxe pour payer la fac, un tireur professionnel, un sorcier barbu, un mannequin de lingerie, un capitaine de vaisseau spatial. Je vous le dis, mon tas de corps décapités était parfait. Le seul problème, c’est que ce n’était pas mon tas. « J’étais à la boutique de souvenirs de l’orphelinat », déclarai-je aux flics. « Je faisais mes adieux aux sœurs Zalconni. » Les sœurs Zalconni étaient des siamoises réunies par la tête et les hanches. Claire, celle de gauche, en avait toujours un peu pincé pour moi ; mais je craquais plutôt pour sa sœur, Kim, celle de droite. La plus grande partie de l’appareil génital était du côté de Kim. « Qu’on se comprenne bien », reprit le Chef de Police BetaTron6000. « Vous vous déplacez donc jusqu’à la boutique de souvenirs pour dire au revoir à mesdemoiselles vos amies. – C’est ça », dis-je. « Et quand vous revenez, quinze minutes plus tard, vous trouvez 99 cadavres décapités et violés entassés sur votre matelas. – Vous en savez autant que moi, Officier », répondis-je en haussant les épaules. « Maintenant, si vous permettez, j’ai un bus à prendre. Je suis admis à l’Institut CHUDD. » Je tentai de prendre le large en me glissant entre deux flics, mais ils ne bougèrent pas d’un pouce. « Eh bien, l’Institut CHUDD ! » siffla le chef de police BetaTron6000. « Pas mal, gamin. » Il était visiblement impressionné. « Mais j’ai bien peur que tu ne puisses pas quitter les lieux avant que l’on ait résolu tout ce bazar.

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– Je ne peux pas, Officier », répondis-je. « Je dois prendre la route, ça me démange de partir. » Je glissai ma main dans le fond de mon pantalon et me grattai la raie pour appuyer mes paroles. « Et puis quelqu’un a forcément vu le coupable. Il y a six cents autres orphelins dans cette chambre avec moi.

– Il n’y a pas de témoin, gamin. Aujourd’hui, c’est soirée western et spaghettis. Tout le monde est dans la salle de spectacle à regarder des westerns spaghetti en mangeant des spaghettis. – Alors allez interroger les sœurs Zalconni. J’étais avec elles pendant tout ce temps. – Tu veux dire ces sœurs Zalconni ? » demanda le chef de police BetaTron6000 en désignant le centre de la pile. C’était bien les sœurs Zalconni, moins la tête. Elles étaient violées et assassinées comme tous les autres cadavres du tas, peut-être plus encore, violées et assassinées de fond en comble. « Par Saint Pierre », m’écriai-je. « C’est affreux ! » Avec les sœurs Zalconni dans le tas, je n’avais plus d’alibi. Pis encore, quelqu’un avait mal compté – sans doute induit en erreur par les parties communes des siamoises. Il y avait bien cent cadavres violés, assassinés et empilés de mon matelas jusqu’au plafond, cent tout rond ; et les comptes ronds, ce n’est jamais bon. Le procès fut expéditif. Le procureur était un gorille, littéralement. Un gorille de 300 kilos en costume trois-pièces et cravate. Je n’avais pas de quoi me payer un avocat pour ma défense. J’avais donc rempli le formulaire de demande d’avocat pro Deo sur le site de Gouvernement.gouv. Prénom ? Gamin. Nom ? Je n’avais pas de nom, les bonnes sœurs n’avaient jamais pris la peine de m’en donner un ; mais Sœur Marie m’appelait « touche-pipi », du fait que j’avais toujours les mains fourrées dans le caleçon. J’optai pour ça. Touchepipi. Sur une échelle de un à dix, choisissez les caractéristiques de votre avocat : un pour un avocat peu véreux, dix pour un avocat très véreux. Plus il y en a, mieux c’est, pensai-je. Je cliquai donc sur dix. Le jour du procès, l’avocat arriva en retard. « Je suis ton avocat », annonça-t-il. « J’ai raté quelque chose ? » Nous échangeâmes une poignée de main ; la sienne était froide et humide. « Quel âge as-tu, petit, 11 ans environ ? Je peux te taxer une clope ? » Il jeta un coup d’œil à mon dossier. « Bonne Mère », s’écria-t-il, « tu as violé tous ces gens ? » Ses yeux devinrent vitreux. « Comment c’était ? » Il leva les yeux vers le jury. « Quelle bande de chacals », s’esclaffa-t-il. « Ouaf, ouaf. » Puis il se tourna vers le siège du procureur. « C’est quoi ça, un gorille ? » Son visage se décomposa. « Je ne plaide pas contre ça », lança-t-il avant de quitter la salle. Je me retrouvais sans représentant légal dans un procès en cours. Dix, ça faisait peut-être un peu trop véreux, finalement. « Mesdames et Messieurs les jurés », lança le gorille, « voici la pièce A ». Il désigna mon vieux matelas de l’orphelinat ; il était couvert de sang. « J’appelle à la barre M. Gamin Touchepipi », continua le gorille. Tandis que je me dirigeais vers la barre, il dispersa dans l’air une poudre magique qui fit passer la scène en noir et blanc. Cela me força aussi à marcher au ralenti, le tout avec une musique sinistre en fond sonore. Quand je m’assis, la couleur revint au tribunal. « Objection ! », m’écriai-je. « Rejetée », rétorqua le juge. Le gorille avait l’air très content de lui. « Est-ce là votre matelas ? », demanda-t-il. « C’était mon matelas », répondis-je, « quand j’étais à l’orphelinat. – Et là, est-ce votre sang ? – Non monsieur, Maître Gorille. – Alors, à qui est-il, ce sang ? » Comme j’ouvrais la bouche pour répondre, il me fourra une banane dans la gorge. Je faillis m’étouffer. « Peux-tu me dire quelle lettre je tiens ? », demanda le gorille en élevant un V géant. « C’est un V. – Oui, je suis au courant », dit le gorille. « Mais à quel son correspond-elle ? – Vvvvvv… – Le gorille heureux fait la cabr… – …iole ! », m’exclamai-je. J’adorais finir les phrases à la place des gens. « Il dit quoi, le violeur ? », coupa le gorille. « Quoi ? – Exactement. » Le gorille fit un clin d’œil au jury. Cela dura une bonne heure. L’animal me posait une question puis m’enfonçait une banane dans la bouche avant que je puisse répondre. Pendant la pause, il pendit un écriteau dans mon dos où l’on pouvait lire : « Violeur : frapper ici. » Le juge choisit de l’autoriser. Le gorille décida de ne plus me désigner par mon nom mais uniquement comme le « Tueur Violdingue ». Je tentai une objection mais le juge la rejeta. « Qu’est-ce que vous appréciez le plus, le meurtre ou le viol ? », demanda le gorille. Aucun des deux ne me semblait appréciable, mais je ne savais pas comment répondre. Perplexe, je choisis la solution la moins terrible à mes yeux. « Le viol », conclus-je. Le jury frémit. « Une dernière question, Tueur Violdingue », ajouta le gorille. « Vous aimez les raviolis ? - J’adore les raviolis », répondis-je. C’était la vérité. C’est génial, les raviolis. « Et pouvez-vous épeler “raviolis” sans “viol” ? », continua-t-il. Je dus faire une pause pour réfléchir. « Non », murmurai-je en baissant la tête. Une clameur outrée parcourut le tribunal. Le juge dirigea le jury vers une salle retirée afin qu’il délibère de ma culpabilité ou de mon innocence. « Prenez le temps qu’il vous faudra pour trancher », lança-t-il. Quinze secondes plus tard, le jury était de retour. « Non coupable », déclara le chef juré. Je bondis sur mes pieds, tout excité. « Ah non, attendez », reprit le chef juré. « Lequel veut dire que c’est lui qui l’a fait ? » « Coupable », dit le juge. « OK, c’est celui-ci », se reprit le chef juré. La salle d’audience fut le théâtre d’une explosion de joie. Les gens se congratulaient mutuellement sous une mitraille de flashs. Le gorille chanta « Toutouyoutou », chorégraphie incluse, au beau milieu de la salle. Puis il me serra la main, m’assurant du plaisir qu’il avait pris à travailler avec moi, et il sortit par la fenêtre. Je quittai la salle sous escorte et les menottes aux poignets. Je ne revis jamais le gorille.