Collage d'Alex Cook
Les photos sont de l'auteure. Collage d'Alex Cook

FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

No Country for Young Women

Le Bangladesh rural, ou comment les femmes ont mystérieusement disparu de toute une région.

En mars dernier, je suis retournée au Bangladesh pour la première fois depuis sept ans. C'était le début de l'été, quelques mois avant la mousson. Pourquoi retourner dans l'un des pays les plus pauvres au monde ? D'abord, afin de finir mon roman. Je me devais d'admirer ces collines luxuriantes, collines dont j'avais tant parlé sans jamais les avoir vues. Je savais qu'il fallait à tout prix que je découvre ces lieux mystérieux afin de pouvoir enfin apposer le mot « Fin » à mon bouquin.

Publicité

Ma sœur m'a rejointe à la dernière minute, sur un coup de tête. Elle venait de finir ses études. Plutôt que de passer notre temps à glander sur le canapé familial, nous avons décidé de partir afin d'explorer un pays quasi-inconnu en bus, accompagnées par notre oncle – qui servirait de guide et de protecteur. « Ne parle pas anglais, ils sauront que tu n'es pas d'ici », m'a-t-il conseillé dès le début. Activiste travaillant désormais pour les Nations Unies, il nous a poussées à faire attention à notre tenue. « Les gens sont très religieux ici, mieux vaut se couvrir les bras », nous a-t-il dit alors que nous montions dans un bus en direction de Rangamati. Son ton était sec – comme toujours – mais j'ai senti qu'il se prenait au jeu du guide touristique.

« Les femmes sont-elles en sécurité quelque part par ici ? », ai-je demandé de manière candide. La naïveté de ma question était feinte, bien évidemment. Au Bangladesh, une femme seule n'est jamais vraiment en sécurité. « Il faut juste que tu te couvres et tout se passera bien », m'a simplement répondu mon oncle.

Le conducteur a klaxonné toute la nuit. « Je hais les putains de bus de ce pays », ai-je marmonné. Ma sœur et moi n'étions pas enchantées à l'idée de passer la nuit dans un véhicule glauque rempli d'hommes – surtout après avoir repensé au viol de New Delhi en 2012. J'avais déjà été violée dans ma vie – c'était un après-midi d'hiver, dans mon lycée.

Publicité

La violence envers les femmes existe à New York comme à New Delhi. Elle peut toucher n'importe qui. Cette nuit-là, mes rêves étaient envahis par des pensées sinistres. Le bus était un piège mortel. Le conducteur faisait des embardées sauvages.

Je veux rentrer chez moi, pensais-je – avant de réaliser que je me disais la même chose à chaque « retour au pays ». L'isolement et la claustrophobie me prenaient aux tripes. Ayant grandi en Alabama, au Texas, dans le Missouri et dans la banlieue new-yorkaise, je me suis toujours sentie comme une étrangère.

Quand j'étais enfant, à Saint-Louis, le fils du directeur se moquait de moi dans le bus scolaire. Je voulais me téléporter jusque chez moi, avant de me souvenir que l'appartement de ma famille était infesté de cafards. Je désirais désespérément m'échapper, ce que je faisais parfois en allant à la bibliothèque.

Je me suis débarrassée de la carapace de l'enfance pour mieux découvrir une nouvelle forme d'aliénation à l'adolescence. Je me suis transformée en une jeune femme sexualisée et vulnérable. Je voulais tout essayer – ce qui a secoué mon éducation bangladaise musulmane. Je fuguais de chez moi, mettais des minijupes, buvais de l'alcool, couchais avec des mecs – je trouvais ça incroyable. Plus il y avait d'interdits, plus ça m'attirait. J'ignorais les conseils de mes parents.

Je me suis souvent sentie seule. Les cicatrices de mon agression sexuelle n'ont jamais vraiment disparu. Heureusement, mes voyages m'ont permis de canaliser ma colère. J'ai visité Nairobi, New Delhi ou Dacca. 160 millions de personnes vivent au Bangladesh, mon pays plus ou moins natal – un lieu chaotique, verdoyant, magnifique, sale et étouffant. J'éprouve un mélange classique d'amour et de haine pour ce pays. Je déteste le fait de ne pas pouvoir parler, manger, m'habiller ou me déplacer comme je le fais d'habitude. Ce n'est pas chez moi, et ça ne le sera jamais. Pourtant, mon visage se reflète dans les millions de visages que je croise là-bas.

Publicité

Notre bus nous conduisait vers les Chittagong Hill Tracts. Mon oncle a dû négocier avec le chauffeur car les étrangers – comme ma sœur et moi – étaient censés obtenir une autorisation spéciale avant d'entrer sur les terres dites « tribales ». Le lac Kaptai, une merveille au milieu de nulle part, était la principale attraction du coin. Nous avons fini par louer un bateau au pied d'un pont suspendu reliant une ville à la forêt.

« Vous devriez voir les collines après la pluie, a murmuré mon oncle. Là, tout est sec. »

Aujourd'hui, j'ai encore en mémoire les paysages arides du pays : les forêts desséchées, l'eau des cascades coulant goutte après goutte, les jacinthes d'eau recouvrant la surface du lac. « Le lac est magnifique mais son histoire est très sombre, m'a précisé mon oncle. Il s'est formé après que le gouvernement a construit le barrage de Kaptai, obligeant les Chakma à partir. »

Des bouts de tissu se balançaient comme des drapeaux sur un belvédère, situé au sommet d'une colline. J'ai demandé à notre batelier d'accoster. Après avoir gravi les escaliers sculptés dans la colline, nous sommes entrés dans un village et avons marché jusqu'à ce qu'une femme nous interpelle.

« Entrez, frères et sœurs », a déclaré cette Chakma. Maigre et rabougrie, elle tenait une cigarette au coin des lèvres. Sa cabane était bleue, construite à partir de feuilles de palmiers. Des châles fraîchement teints étaient suspendus à une corde à linge. Nous l'avons suivie à l'intérieur. D'autres châles étaient enveloppés dans des paquets. Sa maison était colorée – un autel bouddhiste avec des bougies et des fleurs était visible, tout comme une petite télévision et une carte du monde.

Publicité

« Prenez un peu de thé », a-t-elle proposé après avoir amené un plateau de cookies et des cigarettes. Son bengali – qui n'était pas sa langue maternelle – était soutenu et compensait la pauvreté du mien. Elle s'appelait Puspumaya.

« Vous avez toujours vécu ici ? », lui ai-je demandé.

« Non, jusqu'à mes cinq ans, nous vivions là où se trouve aujourd'hui le lac », a-t-elle répondu en soufflant sa fumée vers le plafond. « Il y avait des tigres, beaucoup d'animaux. Il n'y a plus que des humains à présent. »

Puspumaya appartient à une minorité ethnique et religieuse vivant au cœur d'un pays majoritairement musulman. Ma sœur, mon oncle et moi étions membres d'une communauté ayant opprimé les siens pendant des générations. Pourtant, sa chaleur ne laissait pas entrevoir le moindre ressentiment. C'est ici, dans cette petite maison bleue, où l'air était troublé à cause de l'encens et de la fumée de cigarette, que Puspumaya vendait ses châles.

J'ai relu mes notes ce soir-là. J'ai réalisé que les seuls Chakma que j'avais pour le moment croisés étaient des vieilles dames tissant des sacs le long du lac, et les serveurs de notre hôtel. C'était tout. Quand nous leur avons parlé en bengali, il était évident que ce n'était pas leur première langue. Une tension régnait, fascinante et terrifiante à la fois.

Le lendemain, nous nous sommes rendus dans un temple bouddhiste. Des guirlandes de fleurs en plastique et des svastikas ornaient les murs. Des hordes de Bengalis musulmans se tenaient bouche bée devant des moines en robe.

Publicité

Après la visite du temple, nous avons pris la direction de la ville de Sylhet, à la frontière entre l'Inde et le Bangladesh – là où se déroulent des scènes de guerre dans mon roman.

Nous y sommes arrivés à l'aube. C'était un autre piège à touristes. En une journée, nos plans ont changé. Notre oncle devait rentrer à Dacca précipitamment – quelque chose à propos du boulot, nous avait-il raconté. Mais ma sœur et moi connaissions la vraie raison : à force de tout critiquer, nous l'avions poussé à bout.

Ma sœur et moi avions donné des cours du soir à New York au sein de plusieurs associations, et nous mourrions d'envie de rencontrer d'autres militants. J'ai donc contacté le directeur d'une ONG locale travaillant aux côtés de plusieurs communautés ethniques afin de convenir d'un rendez-vous.

« Chaque tribu est un fil du tissu social du Bangladesh. Enlevez-en un, vous démêlez l'ensemble », m'a-t-il précisé lors de notre première rencontre. Selon lui, déplacer les populations autochtones pour finaliser des projets de développement mal conçus n'a fait qu'empirer d'autres problèmes environnementaux – l'érosion et l'inondation des sols par exemple.

Lors de notre dernière journée passée à Sylhet, nous avons effectué une excursion à Jaflong, une ville frontalière très proche du territoire indien. Je voulais savoir à quoi ressemblait une frontière traversée tous les jours par plusieurs Bangladais – des réfugiés, des époux, des contrebandiers. Depuis les plaines, j'admirais les contreforts indiens, majestueux, entourés de nuages géants.

Publicité

Même si je ne pouvais pas les voir, je savais que des agents indiens de la sécurité frontalière armés de fusils d'assaut étaient là, près de nous, nous empêchant de traverser ce mur invisible. Les hommes étaient partout – vendeurs de pierres, marchands, chauffeurs. Les femmes, comme dans de nombreux autres pays, se contentaient d'être des mères de famille.

Après ce voyage, j'ai retrouvé le froid new-yorkais. J'ai pu terminer mon roman grâce à tous mes souvenirs – la flore, les rivières, les personnes rencontrées. J'étais soulagée d'avoir évité la chaleur étouffante du mois d'avril à Dacca. J'étais soulagée de pouvoir porter ce que je voulais, de marcher là où je voulais, quand je voulais.

En tant qu'écrivaine féministe, je me sens proche des blogueuses bangladaises qui prônent la liberté d'expression dans leur pays. Les violences récentes nous rappellent que notre condition est précaire. Nous écrivons ce que nous devons écrire, nous racontons nos histoires.

Aujourd'hui, tout ce qui me reste de ce voyage, ce sont des photos de femmes solitaires. Rien de plus.

Tanwi Nandini Islam est l'auteur de Bright Lines (Penguin, 2015).