Le Trou noir

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Le Trou noir

La longue et pénible déchéance de mon grand-père, atteint de la maladie d'Alzheimer.
Glenn Cloarec
propos rapportés par Glenn Cloarec

Avec le vieillissement de la population, le nombre de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer ne cesse d'augmenter. Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, on compterait aujourd'hui environ 47,5 millions de gens atteints de démence à travers le monde – surtout dans les pays occidentaux, où l'espérance de vie est la plus importante. Avec environ 7,7 millions de nouveaux cas par an, l'OMS estime que le nombre de malades devrait doubler tous les 20 ans.

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Avant de décéder en 2011 à l'âge de 89 ans, mon grand-père en a été atteint pendant 17 ans. Né dans une petite maison de campagne de Haute-Garonne en 1922, il est devenu gendarme durant sa vingtaine. Envoyé en Algérie française de longues années à partir de 1948, il a connu la guerre et les attentats. Ces évènements l'ont plongé dans trois dépressions post-traumatiques – les médecins pensent que cela a pu favoriser sa maladie d'Alzheimer.

Au début, ma grand-mère a réussi à rester forte. Étant donné que la progression de la maladie a été plutôt lente, les premières années n'ont pas été trop dures pour elle. Il pouvait s'habiller avec un peu d'aide, il s'occupait avec des mots croisés, il bricolait et jardinait. Elle voulait s'occuper de lui le plus longtemps possible, même quand il oubliait qui elle était. Elle a été très attentionnée. Elle lui disait des mots gentils quand il la reconnaissait. Elle lui demandait : « Je m'appelle ? Cooo- Coooo- ». Lui répondait : « -lette ». Elle lui faisait un bisou. C'était touchant.

Toutes les photos sont de Yann Castanier / Hans Lucas

Avec le temps, c'est devenu de plus en plus difficile et on a senti qu'elle saturait. Elle a pu se dire : « Si c'est comme ça, alors autant en finir tout de suite. » Ces mots expriment la douleur de ne pas être reconnue et de voir disparaître une histoire de couple de plus de 50 ans. Ils résultent d'une fatigue de plusieurs années de bataille. Il ne faut pas en vouloir aux conjoints, que l'on appelle les « aidants ». C'est très difficile pour eux, et ils peuvent craquer. Il existe d'ailleurs des « associations d'aide aux aidants » pour les soutenir.

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Nous, ses proches, avons attendu 12 ans avant de le faire entrer dans un centre spécialisé. Ma grand-mère ne voulait pas lâcher son mari – elle le vivait comme une trahison. Mais, quand l'autre ne peut plus rien faire seul, qu'il faut être tout le temps là pour vérifier qu'il ne se blesse pas, le quotidien devient impossible. Le centre a finalement été un soulagement pour elle, et aussi une sécurité pour lui. Elle n'avait plus la force de le déplacer, de le laver et de garder continuellement son attention. Ça a néanmoins été émotionnellement dur pour elle : après 50 ans de vie commune, elle se retrouvait seule.

D'habitude, de sorte à ne pas alourdir ce sujet déjà difficile, je ne précise pas que mon grand-père est depuis décédé. Je préfère aussi que les gens se concentrent sur l'histoire entre mon grand-père et ma grand-mère et sur la façon de maintenir un lien alors que l'autre a disparu.

Outre cette raison, ma pudeur personnelle prend le dessus. Je me livre, mais j'ai mes limites. Le fait qu'il soit mort me cause bien sûr de la peine. Ce reportage était une manière de le retenir encore un peu ici. La photo consiste toujours à retenir ce qui nous échappe. Lorsque l'on fait des photos d'un événement, c'est pour ne pas oublier, pour l'Histoire, pour que ceux qui n'étaient pas là sachent. Sur un sujet intime, c'est la même chose. Tu n'as pas envie de laisser filer le temps. Pourquoi se prendre en photo en concert avec nos amis, en road trip ou en famille ? Parce qu'on a envie de garder ce moment éternel.

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Mon grand-père est tombé malade quand j'avais 8 ans et est mort quand j'en avais 25. Je l'ai donc connu plus malade qu'en bonne santé. Petit, je ne comprenais pas trop. Je voyais bien qu'il y avait parfois un souci. Il lui arrivait de m'appeler par le prénom de son fils. Il revivait des moments de son passé. J'en avais conscience et je ne lui en voulais pas. Avec le temps, j'ai fait évoluer cette relation par la photo. Je tournais autour de lui pour le connaître, pour apprendre qui il était, même s'il n'était plus tout à fait là. Il y a eu des moments très touchants. Un jour, je le baladais en fauteuil roulant dans le parc de son centre spécialisé. Il m'a demandé des nouvelles de toute la famille : mon père, ma mère, ma sœur… J'avais les larmes aux yeux. Cela faisait des années qu'il ne se souvenait plus de nous, du moins en apparence.

Même si j'étais jeune, j'ai gardé de nombreux souvenirs de mon grand-père avant et au début de sa maladie – et j'y ai gardé un fort attachement. Assis sur un tabouret dans le salon, on se renvoyait une balle de tennis avec des raquettes de ping-pong. Il m'amenait dans son établi. Il me faisait monter dans des cerisiers pour y cueillir les fruits. Il me faisait faire de la trottinette. J'ai même coupé un arbre immense avec une scie passe-partout avec lui – on était chacun d'un côté, comme des vieux bucherons canadiens.

La maladie a démarré progressivement. La désorientation a été le premier symptôme. Soudainement, il ne savait plus où il était. Un jour, en voiture, on a fini dans une voie pour travaux car il l'avait confondue avec la route. Une autre fois, il n'a pas réussi à rentrer du supermarché seul. Il lui est aussi arrivé de se perdre en se promenant sur la plage – la police nous l'a finalement ramené au bout de quelques heures. L'étape suivante est la perte de mémoire immédiate. Je m'en rappellerai toujours. Alors qu'on sortait du cinéma, il m'a dit : « Bon, on va voir quel film ? ». Il lui est aussi arrivé de dire « J'espère qu'on va bien manger ce midi ! » à la fin d'un repas. Tu es obligé d'éclater de rire tellement la situation est absurde. Puis, vient l'impossibilité de faire des tâches simples seul – s'habiller est devenu compliqué, cuisiner est désormais impossible. C'est là que survient la dépendance. C'est l'étape la plus difficile.

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Mon grand-père ne réagissait pas vraiment quand je le prenais en photo. Il ne comprenait pas ce qui se passait. En revanche, j'ai dû faire une demande à la direction du centre spécialisé pour pouvoir le photographier au sein de l'institution. Ils m'y ont autorisé, à condition que je ne réalise pas de prises de vue au moment de la toilette. Mon grand-père n'était pas en mesure de pouvoir donner son accord ; ils ont donc protégé sa dignité d'être humain. Je trouve ça très bien.

J'ai démarré ce reportage alors qu'il était déjà dans le centre. Je l'ai suivi les deux dernières années jusqu'à sa mort. J'étais là jusqu'à l'avant-dernier jour. Aussi étrange que cela puisse paraître, ça a été facile. Je ne me sentais pas en souffrance quand je faisais les photos. J'étais avec mon grand-père, je partageais un moment avec lui. C'était un plaisir pour moi. Parfois, tu tournes autour de ton sujet, tu ne sais pas comment t'y prendre. Tu sens que tu galères. Là, c'était une évidence. En revanche, il y a certaines fois où je ne sortais pas l'appareil. Je n'en avais pas envie. Je ne me forçais pas.

Le choix des images est une autre question. Cette étape a été longue et douloureuse. J'ai mis beaucoup de temps à les traiter. Il m'a fallu un an pour développer les dernières pellicules faîtes 2 jours avant sa mort. J'ai mis encore de nombreux mois à organiser les images. Je repoussais sans cesse. Je ne pouvais pas. Je ne voulais pas que ça finisse. Je ne voulais pas qu'il soit mort. D'ailleurs, je n'ai mis aucune image de cette dernière prise de vue dans cette sélection. Elles sont trop dures. Il porte le masque mortuaire sur son visage. Mon propos n'était pas la mort, mais cette maladie.

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D'un point de vue médical, je ne connais pas grand-chose sur Alzheimer. Je sais juste qu'une protéine jouerait un rôle important dans la perte neuronale. Mais humainement, j'ai vite compris que je préférerais ne pas en être atteint. La phase dépressive est très triste, quand le malade alterne entre moments d'inconscience et moments de lucidité sur son état. C'est aussi un combat perdu d'avance dans lequel on ne peut qu'accompagner la chute. Il faut l'accepter. Je suis assez admiratif des personnels soignants qui se battent au quotidien pour cela.

D'un point de vue personnel, cette épreuve de la vie et ce travail m'ont incontestablement fait grandir. Jusqu'alors, on s'occupait de moi, et c'est à ce moment-là que j'ai remarqué que je m'occupais de quelqu'un d'autre. Aussi, mon rapport à la maladie a évolué. Si j'apprenais que j'en étais atteint, je ne sais pas ce que je ferais. J'ai toujours en tête ces personnes âgées qui se suicident pour éviter un naufrage évident.

Aujourd'hui, la maladie d'Alzheimer reçoit beaucoup d'attention. C'est devenu une problématique majeure. Il y a une prévention, les médecins généralistes n'hésitent pas à envoyer les patients à faire des tests chez un neurologue, il existe des associations qui peuvent venir en aide aux proches et les personnels soignants sont très prévenants. On ne peut pas dire que l'on s'occupe mal ou pas assez de cette maladie. Il faut juste mettre l'accent sur la nécessité de la présence des familles auprès des malades et sur la continuité du lien à maintenir. C'est essentiel pour eux. C'est ce que j'ai essayé de montrer avec ce travail.

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Pour en savoir plus sur la maladie d'Alzheimer et faire un don en faveur de la recherche et de la sensibilisation du public, rendez-vous sur le site de l'association LECMA - Vaincre Alzheimer et de l'Union des associations France Alzheimer et maladies apparentées.

Yann Castanier est un photographe français membre du studio Hans Lucas. Il a aussi réalisé un diaporama avec les photos de son grand-père et la voix de sa grand-mère. Retrouvez Yann sur son site.

Propos rapportés par Glenn Cloarec.