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Le guide VICE de la santé mentale

Grandir en France avec une mère seule et bipolaire

La personne que j'aime le plus au monde est atteinte de l'une des pires maladies mentales.
Photo couverture : Émilie enfant, avec sa mère. Photos publiées avec l'aimable autorisation d'Émilie Gautier

Une perle. Quand ma mère a appris qu'elle était enceinte de moi, elle a cru que c'était parce qu'elle avait avalé une perle et que j'étais la deuxième immaculée conception. Il s'agissait là d'un court épisode maniaque qui n'avait alors nécessité que quelques doses d'Haldol pour que ma mère revienne à la réalité. Malheureusement (ou heureusement) pour moi, je n'étais pas Jésus-Christ.

Enfant, la maladie de ma mère ne me posait pas vraiment de problème. Pour moi, « maman était souvent fatiguée ». Lorsqu'elle était en phase down, je vaquais à mes occupations de petite fille sage. Mon père était reparti aux États-Unis quand j'avais 3 ans, nous laissant seules, et ma mère avait alors demandé le divorce. Ma mère a toujours tout fait dans la mesure de ses possibles pour que j'aie la vie la plus agréable, celle dont tout enfant est en droit de rêver. Alors même qu'enfiler des vêtements et m'amener à l'école constituaient pour elle des épreuves pires que l'ascension de l'Everest, elle trouvait la force et le courage de le faire, pour moi, parce qu'elle m'aimait. Et puis, j'ai connu les périodes de high. Et ce sont ces dernières qui sont le plus effrayantes.

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La bipolarité, ou maniaco-dépression, c'est une fluctuation des émotions autre que celle que l'individu lambda connaît tous les jours. Être bipolaire, c'est pouvoir en quelques mois se sentir anéanti, puis expérimenter une période de joie intense où les endorphines disjonctent complètement le cerveau, au point de perdre totalement pied avec la réalité. La plupart du temps, la maladie a des causes génétiques et propres à l'individu, mais elle peut aussi être révélée par diverses expériences personnelles, qui peuvent même l'intensifier (une enfance difficile, par exemple). On estime à 1 % à 2 % la prévalence de la maladie au sein de la population, ce chiffre s'élevant à 10 % si l'un des deux parents est lui-même bipolaire.

Les différentes étapes de la vie d''une femme diagnostiquée « bipolaire ». Image via Wikimedia Commons

Les périodes de dépression pour une personne atteinte de bipolarité sont en tout point semblables à celles connues par des personnes dépressives. Faiblesse extrême, aucune envie, nombreuses pensées suicidaires, etc. Et dans le cas de ma mère, de violents accès de culpabilité. Au fil des années, j'ai vu grandir en elle la peur du suicide et ai été témoin de la dureté de ses épisodes dépressifs successifs. La plupart du temps, ma mère restait clouée à son lit. Comme elle était souvent incapable d'aller faire les courses plus loin que la boulangerie en bas de l'immeuble, à l'école primaire je me nourrissais essentiellement de quiches et de parts de pizzas. Ça me convenait. De toute façon, même en période « normale », ma mère n'était pas cuisinière.

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Pendant longtemps, enfant puis adolescente, j'ai été incapable de comprendre sa maladie. Pour moi, il existait des remèdes simples et qui, parfois, pouvaient marcher : « se reprendre en main », « se forcer », « aller se promener », etc. J'essayais d'inculquer à ma mère la méthode Coué sans me rendre compte que son problème ne provenait pas d'un quelconque manque de volonté, mais bien d'un accablement mental et physique. Les phases de dépression d'une bipolaire ne ressemblent en rien à une déprime classique. Ça arrive comme ça, du jour au lendemain. Un matin votre mère est pimpante, fraîche, prend soin d'elle et rit en permanence. Le lendemain elle est incapable d'enfiler ne serait-ce qu'une culotte. Et ça dure des mois. Jusqu'à la prochaine sortie de tunnel. C'est comme une grosse panne d'électricité dans le cerveau.

Un soir après une dispute, elle a ôté toutes les photos de moi des murs de sa chambre et les a posées devant ma porte. C'était un geste désespéré pour tenter de me faire comprendre sa souffrance, et son sentiment d'abandon.

Je me suis peu à peu « habituée » à ces états dépressifs. Les ayant toujours expérimentés, ils m'étaient devenus familiers et je me rassurais en me disant qu'elle m'aimait trop pour commettre l'irréparable – ce qui était vrai. À l'extérieur de la maison, j'éludais complètement la maladie de ma mère, jusqu'à en cacher la nature à mes amis.

Lorsque je suis entrée au lycée, des moments d'entre-deux sont apparus au moment où ma mère, qui s'était battue toutes ces années contre elle-même pour moi, a réalisé que son bébé se mettait à voler de ses propres ailes. J'étais sa raison de vivre et celle-ci allait quitter le nid. À ce moment-là, nous avons commencé à expérimenter « les drames ».

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De nombreuses disputes ont éclaté, teintées de reproches. Tout le déni que j'avais tenté de mettre de côté depuis des années semblait ressortir, comme un venin. J'ai commencé à en vouloir à ma mère, injustement. Elle avait toujours fait du mieux qu'elle le pouvait, et certainement mieux que nombre d'autres mères.

Un soir après une dispute, elle a ôté toutes les photos de moi des murs de sa chambre et les a posées devant ma porte. Ça m'a brisé le cœur et j'ai déserté la maison pour aller pleurer dans les bras de mon mec d'alors. C'était un geste désespéré pour tenter de me faire comprendre sa souffrance, et son sentiment d'abandon, incessant. Si je lui en reparlais aujourd'hui, elle serait sûrement incapable de s'en rappeler. C'est bien la preuve qu'elle n'est pas vraiment elle-même dans ces moments-là.

Avec une mère maniaco-dépressive qui souffre de sentiment d'abandon (ses parents, carriéristes, l'avaient placée en pension chez les Sœurs Dominicaines dès la maternelle), les engueulades prennent très vite des tournures tragiques. Ça vous met à vif. C'est des « de toute façon, tu ne m'aimes pas » et des « je ne vois pas pourquoi je continue à m'accrocher » qui fusent contre des « mais putain t'es trop conne, je t'aime moi ! ». C'est très violent, bruyant, mais on s'y habitue. C'est comme un orage qui passe.

Mais quelques années plus tôt, l'année de mon entrée en cinquième, j'avais pour la première fois assisté à tout autre chose. Un épisode maniaque.

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Phase maniaque d'une femme diagnostiquée « bipolaire ». Image via Wikimedia Commons

J'avais déjà entendu plusieurs histoires à propos de mon oncle. Ce dernier, également bipolaire – car en effet, il s'agit d'une maladie génétique –, se trimballait parfois dans toute la ville avec des scoubidous accrochés autour du cou, persuadé d'être Bouddha. Cependant, constater l'évolution lente d'un épisode maniaque chez la personne que vous êtes censé connaître le mieux au monde, il n'y a pas de mot pour le décrire. C'est une perte de repères totale, un cauchemar. Dans ces moments-là, ma mère a deux lubies : Jean-Jacques Goldman et Jésus, qu'elle confond allègrement au gré de ses poussées délirantes.

L'état « maniaque » chez le bipolaire est assez proche de celui qui peut toucher une personne schizophrène. On est face à quelqu'un d'hyperactif, qui peut avoir, selon les cas, des délires paranoïaques ou mégalomaniaques, voire mystiques. À cela près que le délire du bipolaire est caractérisé par une exaltation de l'humeur, une sorte de high euphorique. C'est en outre le fait des neurotransmetteurs dans le cerveau, et d'hormones comme le cortisol, impliqué dans le stress. Les expériences ne sont plus vécues de façon normale, l'information ne passe plus aussi bien dans le cerveau, et l'exercice d'un quelconque jugement est altéré.

C'est le dernier jour de ma semaine de ski que j'ai commencé à me dire que quelque chose clochait. Ma mère était désormais persuadée que cet homme était en fait l'auteur reconnu de « Quand la musique est bonne » et « J'irai au bout de mes rêves ».

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Une fois, j'étais partie une semaine au ski chez mon oncle (le mec des scoubidous). Au fur et à mesure des conversations téléphoniques avec ma mère, je la trouvais de plus en plus enthousiaste. Elle disait avoir rencontré « un homme, un Danois », sur Internet. Elle discutait avec lui depuis déjà plusieurs semaines et cette fois elle disait qu'elle allait aller le « rencontrer au Danemark », que tout était prévu, et qu'il l'attendait. Elle disait se sentir « extrêmement bien ». Une belle histoire, en somme. Elle avait même commandé tout un ensemble, manteau et bottes hors de prix, pour affronter le froid danois. Avec le numéro de carte bleue de ma tante, et sans son consentement. Parce que oui, cette maladie fout aussi la merde entre les gens.

C'est le dernier jour de ma semaine de ski que j'ai commencé à me dire que quelque chose clochait. Ma mère était désormais persuadée que cet homme était en fait l'auteur reconnu de « Quand la musique est bonne » et « J'irai au bout de mes rêves ». Ne sachant pas comment réagir face à cette nouvelle, j'ai simplement dit à mon oncle « Je crois que maman ne va pas très bien » et suis montée dans le premier avion venu pour la rejoindre.

Pour la gamine de 13 ans que j'étais, il ne fut pas aisé de pointer du doigt le manque de discernement de ma mère. Je voyais simplement qu'elle était si excitée qu'elle ne dormait et ne mangeait plus. Elle était comme sous amphétamines, en permanence. Pour la première fois de ma vie, je la voyais disposant d'une force démente (c'est le cas de le dire), et maigrissant à vue d'œil. Sur la chaîne hi-fi, Goldman tournait en boucle.

Le soir où elle a tenté d'aller sonner chez le voisin neurasthénique du dessus en étant persuadée que Saint Jean-Jacques y habitait, je me suis rendu compte qu'il était certainement temps de prévenir la famille. À ce stade-là, je ne la reconnaissais plus. Son état était terrifiant. Elle voyait des « signes » partout. Elle écrivait et dessinait frénétiquement, et pensait entendre les voix de son père décédé, de Jésus ou de Goldman, jusque dans les paroles des clips à la télé.

J'ai passé trois semaines loin d'elle, chez des amis de l'époque, tandis que ma mère était isolée en clinique, shootée aux psychotropes en vue de la faire « redescendre ». Au bout de deux semaines, j'ai pu enfin lui rendre visite. Les choses n'étaient pas gagnées. L'une des particularités des gens en délire, c'est leur faculté à justifier leurs actes coûte que coûte, et d'une manière presque logique. Ils ont des convictions inébranlables qui n'appartiennent qu'à eux. Leur système de références est en tout point modifié.

Ça a mis du temps, mais ma mère est finalement « redescendue ». On entend parfois dire que l'épisode maniaque intervient quand la douleur mentale est trop intense, et qu'il sert en fait de barrière au suicide. La descente, elle, laisse un champ de ruine. Comme disaient les Beatles, « The higher you fly, the deeper you go ». C'est exactement ce que vivent les gens atteints de maniaco-dépression, comme des wagons incessamment baladés sur les montagnes russes de l'exacerbation de leurs émotions.

Aujourd'hui, ma mère continue de se battre contre ses démons. Cela fait des années qu'elle n'a pas connu d'état maniaque, mais elle subit toujours les affres de la dépression. Parfois, il arrive que l'on se crie dessus, mais j'ai compris qu'il fallait que je me détache de ces drames pour pouvoir calmer le jeu. Je n'échangerais ma mère contre une autre pour rien au monde. Et je réalise aujourd'hui que malgré les épreuves, nous avons su garder cette relation proche et pleine de rires que d'autres pourraient nous envier. Puis, avec le recul, ça fait quelques histoires de famille sacrément drôles à raconter.