FYI.

This story is over 5 years old.

Interviews

J’ai demandé à des chauffeurs de taxi à qui ils parlaient au téléphone

Pour beaucoup de chauffeurs, discuter avec ses proches est une manière de préserver sa santé mentale.

Image via Pascal Subtil sur Flickr

Quand j'ai déménagé à New York, je me suis promis que je ne claquerai pas mon argent dans des taxis. J'étais stagiaire pour une chaîne de télévision, et on ne pouvait pas vraiment dire que je jouissais d'un salaire stable : il m'arrivait de passer une semaine non-stop dans les bureaux, puis seulement trois jours la semaine suivante. Dans tous les cas, je gagnais moins de 10 $ de l'heure. Mais lorsque j'ai enfin trouvé un vrai boulot, j'ai rompu ma promesse en m'octroyant parfois le droit de rentrer en taxi – notamment quand il était trop tard pour prendre le métro ou quand j'avais un peu trop bu.

Publicité

C'est là que j'ai remarqué – peut-être comme vous – que presque tous les chauffeurs de taxi passaient leur temps au téléphone. Leurs conversations sont souvent animées, parfois dans des langues que je ne parle absolument pas. J'ai fini par développer une vraie fascination pour ce phénomène et par me poser plein de questions. Est-ce qu'ils discutaient au téléphone uniquement pour tuer l'ennui ? Est-ce qu'ils s'entretenaient avec d'autres chauffeurs pour savoir dans quels quartiers aller et lesquels éviter ? Comment pouvaient-ils avoir cette capacité à maintenir un dialogue interminable avec un autre être humain ?

Du coup, j'ai commencé à demander à des chauffeurs à qui ils étaient en train de parler. Voici trois exemples de réponses. (À la demande de mes interlocuteurs, leurs noms ont été abrégés ou changés.)

Image via Prayitno on Flickr

Prénom : Farooq
Pays d'origine : Pakistan
Vit à New York depuis : Cinq ans
Interlocuteur(s) : Ses amis, qui sont tous chauffeurs de taxi

Je dois admettre que Farooq était un sujet accidentel. Je n'avais pas l'intention de l'interviewer quand je me suis engouffré dans son véhicule. Juste après lui avoir donné ma destination, il a repris tranquillement son coup de fil – je l'avais manifestement interrompu. Il avait l'air particulièrement troublé et n'arrêtait pas de se retourner vers moi. Dans un mélange de curiosité et d'inquiétude, j'ai fini par lui poser deux-trois questions.

Publicité

« Qui est-ce ? » ai-je dit en regardant son kit mains libres. « Au téléphone, je veux dire. Tout va bien ? »

Farooq m'a expliqué qu'en temps normal, il téléphonait à son meilleur ami (qui vient également du Pakistan et officie en tant que chauffeur de taxi). Leurs sujets de conversation étaient plutôt prévisibles : ils parlaient de leur journée de travail, des endroits où trouver le plus de clients, des rues bloquées à éviter, du fait qu'un de leurs clients venait de vomir par la fenêtre. Mais ce soir-là, son ami était en train d'attendre son vol pour revenir du Moyen-Orient, et sa femme était sur le point d'accoucher. Farooq était au téléphone avec un employé de l'hôpital où elle se trouvait.

« Je vais vous déposer chez vous, m'a-t-il dit. Ensuite, j'irai aux urgences pour retrouver ma femme. »

« Déposez-moi tout de suite, ai-je répondu. Je suis sérieux. »

Il m'a fallu pas mal de temps pour le convaincre, et après avoir manifesté sa gratitude à de nombreuses reprises, il a fini par me déposer à cinq minutes de chez moi.

Image via Tomas Fano sur Flickr

Prénom : Omar
Pays d'origine : Sénégal
Vit à New York depuis : 25 ans
Interlocuteur(s) : Son frère, également chauffeur de taxi

J'ai pris un autre taxi un peu plus tard, alors que j'étais avec deux amis et que nous étions en retard à un concert. Après avoir attaché ma ceinture de sécurité, je me suis tourné vers le chauffeur et je lui ai demandé à qui il parlait.

Publicité

« Avec mon frère, a répondu Omar. C'est le seul membre de ma famille qui vit ici. Mais comme il est également chauffeur, je ne le vois jamais. » Il a esquissé un geste en direction de mes amis – un homme et une femme – qui se trouvaient sur les sièges passagers.

« Mon frère a une copine, a-t-il déclaré. Où est la vôtre ?

- On vient de se séparer, ai-je répondu. Et vous ?

- Elles sont au Sénégal. J'en ai deux. »

Omar a également cinq enfants, dont l'âge oscille entre 1 et 18 ans. À l'instar de son frère, qui a également des enfants, il essaie d'économiser suffisamment d'argent pour les envoyer à l'université. Le fils aîné d'Omar étudie dans une université en Caroline du Sud – pendant les vacances scolaires, il revient voir son père à Harlem, où Omar réside depuis 20 ans.

« Avant, je me faisais menacer une fois par semaine à Washington Heights, s'est-il rappelé. Les années 1980 et 1990 n'étaient pas une super période. Un passager me rejoignait à l'avant du taxi et me braquait un pistolet sur la tempe.

- Vous réagissiez comment ?

- Au début, je ne faisais rien. Puis j'ai acheté un pistolet, mais ça n'a servi à rien.

- Et maintenant ?

- Maintenant, j'ai un téléphone. »

Image via Vincent Desjardins sur Flickr

Prénom : Mory
Pays d'origine : Guinée
Vit à New York depuis : 19 ans
Interlocuteur(s) : Sa fiancée

Un dimanche après-midi, j'ai hélé Mory du côté d'East Village. Il était déjà au téléphone quand je me suis installé à l'arrière de son taxi avec mon ami. Je lui ai dit que nous allions à Bushwick, et il a aussitôt repris sa discussion. Alors que nous passions le pont de Williamsburg à pied, il nous a redemandé notre destination. Mon ami lui a donné l'adresse, et j'en ai profité pour lui poser une question en m'efforçant d'être le plus poli possible.

Publicité

« Je peux vous demander un truc ? À qui vous parlez au téléphone ? »

Mory m'a montré son iPhone, sur lequel était affiché le visage d'une très belle femme, avant de raccrocher.

« C'est ma copine. Elle est toujours en Guinée. Mais je rentre là-bas dans deux semaines, et on va se marier », m'a-t-il expliqué.

Après le mariage, sa femme attendra six mois avant de s'installer définitivement aux États-Unis, où elle vivra en tant que résidente permanente pendant trois ans avant de devenir une citoyenne américaine. Mory était cependant un peu inquiet : il avait emprunté 600 $ pour financer son voyage en Guinée, et il ne lui restait plus que deux jours pour rembourser sa banque. En conséquence, il n'avait pas d'autre choix que de faire le plus de courses possible dans les 48 heures à venir. Il m'a expliqué que la plupart de ses clients étaient des « putain d'enfoirés », mais que la douce voix de sa promise lui permettait de rester « dans le bon état d'esprit ». Il m'a également expliqué qu'il préférait travailler entre 2 heures du matin et 14 heures, et que sa copine l'aidait à rester éveillé durant cette période, sachant que peu de ses clients lui adressaient la parole.

Selon lui, ce job est souvent fatigant, bien qu'il le trouve moins crevant que son ancien travail de routier. À cette époque, il lui arrivait de traverser tout le pays, en s'arrêtant uniquement pour manger de la junk food, pour somnoler ou rencontrer des femmes – principalement à Las Vegas. Mory suivait cette routine depuis près de 10 ans, mais il a décidé de s'installer à Crown Heights, de s'engager dans une longue relation et de ne plus jamais s'approcher d'une semi-remorque.

Quand nous avons quitté le taxi, Mory m'a remercié une bonne dizaine de fois.

« Personne ne me parle jamais, a-t-il déclaré. Mes clients se contentent de me donner leur adresse. »

Je lui ai fait un signe d'au revoir. Au moment où j'ai fermé la porte, Mory a replacé ses écouteurs sur ses oreilles.

Suivez Alex on Twitter.