Vie exemplaire de Jacobo Fijman

Illustrations : Fuzi U.V.TPK

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uand Dieu pondit son œuf vénéneux dans la tête de Jacob Fijman, le poète de Bessarabie, quand il envahit sa tête d’un vent d’orage où des figurines de saints voltigeaient follement, sautaient partout des crucifix ensanglantés et des vierges impudiquement dévouées desserraient leur lèvres, quand de tout son être Fijman comprit qu’il était l’Élu, qu’à lui échoyait de sauver l’Argentine entière et son peuple meurtri par l’ignorance, les sauver par ses vers, par sa vie exemplaire de saint, quand, récusant l’appel diabolique du tango – cette musique de proxénètes –, en serrant ses doigts sur les accords magnétiques de La Folie de Corelli, Fijman décida qu’il avait le devoir – devoir chrétien et révolutionnaire – de bâtir de hautes barricades psychiques contre le Mal, quand enfin, dans un état de dénuement de plus en plus avancé, ayant renoncé à manger et à dormir, à boire et à parler, il prit la décision d’écrire, de déployer son anathème comme l’on déchire les pétales d’une rose noire, ce fut dans une chambre d’hôtel à Paris, rue Victor Massé, et ce fut une nuit de mars 1921, la nuit où il raconta, en une poignée de pages griffonnées à la hâte, comme obéissant aux ordres d’un mystérieux Ange du Miroir, la dérive qui brûla son destin.

Ce récit, caché et menaçant, ignoré par ses contemporains, négligé par la critique, est le cœur de l’œuvre de Jacobo Fijman, et l’une des narrations les plus déroutantes du XXe siècle. Mais avant d’y rentrer, il faut se souvenir de sa silhouette fuyante, emportée au loin par le vent contraire de l’oubli, s’accrochant avec une grâce silencieuse à la mémoire des rares qui l’ont connu : maigre, les joues caves, paré d’une cape noire et de longs gants blancs jusqu’aux coudes, souvent un violon à la main (les doigts fins comme épines), dans la pupille un cristal de cette neige moldave qui avait gelé les premières années de sa vie, à Orhei – ville que ses parents avaient quittée pour l’Argentine, fuyant la faim et les tueries. De cette traversée lointaine, nous ne savons rien. Il ne retournera jamais là-bas. En Europe, si. À Madrid, il s’agenouilla devant un tableau de Goya ; à Séville, il tenta de voler le couvre-chef d’un nazareno, pendant l’une des processions de la Semaine Sainte. Arrivé enfin à Paris, représentant de l’avant-garde littéraire argentine (à cette époque, il croyait encore à la pieuse superstition des avant-gardes, à une carrière littéraire : il avait 25 ans), il rencontra Breton, Éluard et les autres attablés au Cyrano – mais eux ne semblent pas garder le moindre souvenir de lui. À la Coupole, il but un verre de vin blanc avec Artaud ; la conversation s’engagea sur Dieu et le Diable, et Fijman, qui, juif, était déjà prisonnier du Dieu troué de clous, faillit en venir aux mains avec l’auteur d’Héliogabale, amoureux déclaré du Mal.

Au milieu des années vingt, Jacobo Fijman, qui avait abandonné ses études de philosophie et de lettres classiques, qui avait brûlé tous ses dessins lorsque, adolescent, on lui avait prédit un avenir de grand peintre, gagnait sa vie comme professeur de français dans un lycée privée de Belgrano.

Guère loquace, extravagant dans ses gestes et troublant par la fixité soudaine de son regard, il avait esquissé une carrière littéraire. À cette époque-là, en effet, Leopoldo Marechal, le pape de l’avant-garde du café Tortoni, l’avait invité à rejoindre le cercle ; là, il avait connu entre autres Oliveiro Girondo, maître des épouvantails, le jeune Borges et la reine Ocampo. Conversations autour de la littérature, choix des adversaires, préparation des numéros de la revue Martin Fierro, le destin des lettres argentines se jouait au cours de ces réunions quotidiennes. Bien plus tard, dans le roman Adán Buenos Aires – la fresque de ce monde perdu, et de cette ville splendide de prétention – Leopoldo Marechal évoquera Jacobo Fijman, sous le nom de Samuel Tesler, en une description où le grotesque le dispute à la compassion. Mais déjà, il ne tenait pas en place, et une inquiétude, que d’autres ont préféré décrire en termes cliniques, le poussait à l’éloignement, à une solitude qui se révélera ponctuée d’incompréhensions, calcinée d’illuminations.

Quelques années plus tôt, une nuit de ses 23 ans, il avale l’hostie d’hallucination. On l’arrête pour « comportement déplacé ». Lequel ? (Vingt ans plus tard, Gombrowicz sera fiché par la police de Buenos Aires suite à une descente au 1381, calle Junin, où l’ami qui l’hébergeait aimait à organiser des parties fines avec de jeunes voyous, des militaires.) On raconte qu’il aurait crié à la figure d’un policier : « Je suis le Christ Rouge ! » et que celui-ci l’aurait pour toute réponse roué de coups. Le voilà au commissariat, les mains attachées derrière le dos, assis sur une chaise qui bientôt va tomber sous la grêle régulière des coups. Le lendemain, on l’amène au Borda, le plus grand asile de Buenos Aires, une bâtisse neuve dans le quartier de Constitución. Il y restera six mois, et sera soumis à de nombreuses séances d’électrochocs. Il déclarera plus tard : « Après tous ces électrochocs, je n’ai plus jamais eu de rhume. » Une fois dehors, il reprend son travail de professeur de français mais se fait vite renvoyer du lycée, pour comportement déplacé encore, paroles incongrues, ou, qui sait, actes de démence. Il est à la rue. Avec son violon, sa cape, ses yeux trop écarquillés. Il traverse le Rio de la Plata, s’arrête à Montevideo ; grâce à l’aide d’un ami, il place quelques articles dans une revue juive, Vida Nuestra. D’Uruguay, il songe à partir au Brésil ; il renonce à l’idée, s’en va au Paraguay, travaille à la campagne quelque temps, s’efface sous un soleil analphabète. À son retour à Buenos Aires, quelques mois plus tard, il fait son entrée en littérature. À compte d’auteur, en septembre 1926, paraît Moulin rouge, le premier de ses trois livres de vers. C’est la révélation d’une poésie tissée d’éclairs illogiques, déjà dévorée par la folie. Ici nous retrouvons le vers qui pourrait être l’épigraphe de toute son œuvre : « Démence, le chemin le plus haut et le plus désert. » C’est précisément à cette époque que l’œuf de Dieu se brise dans la tête de Fijman, et que l’araignée divine, grosse de visions, commence à remuer en lui.

À Paris, ennuyé par les surréalistes, il s’abîme dans la contemplation des trésors gothiques de Cluny. Ses vers résonnent de plus en plus d’invocations mystiques, il envisage d’entrer dans les ordres et de se retirer dans un monastère bénédictin en Belgique. Sa demande est refusée. Cette soudaine fièvre religieuse suscite étonnement et rejet auprès de ses collègues écrivains, restés assis au café Tortoni à disserter sur Withman et Apollinaire. Parmi eux se distinguent quelques personnalités hors du commun : Macedonio Fernández, par exemple, l’écrivain d’un roman inachevable et de quelques notes critiques à l’humour swiftien ; Xul Solar, créateur de jeux impossibles, qui semble pouvoir inventer et détruire en une seule journée toutes les avant-gardes du siècle. Pourtant, aucun d’eux ne nourrit le moindre intérêt pour le dieu crucifié. Aucun d’eux ne s’est proclamé Christ Rouge. Aucun d’eux n’est juif, et surtout, aucun d’eux n’a envisagé d’embrasser la religion catholique comme le fit Jacobo Fijman le 7 avril 1930 dans la paroisse de San Benito. Il expliquera que le baptême ne le rendait pas moins juif. Simplement, il avait accepté le Christ.

L’image de Fijman traçant sur des cahiers perdus à jamais ses vers, ou des notes d’une précision troublante sur Mallarmé et sur Bach pour des revues catholiques, est bien éloignée de celle du vieillard empâté sur l’une des rares photos conservées de lui, la cigarette à la bouche. Sur une autre – le visage rieur – il porte un imperméable et un béret ; derrière lui, décor de ruine, le jardin du Borda, unique résidence de ses vingt-cinq dernières années. L’image de Fijman errant dans les rues de Palermo ou de Chacarita, s’envolant presque, tel un oiseau de nuit difforme, le long d’une avenue Corrientes scintillante de lumières, d’entrées somptueuses de théâtres, de vastes galeries commerçantes (vagins offerts à tous ces regards de métèques), cette image est très distante de celle d’un vieillard à moitié aphasique qui ne s’exprime plus que par paraboles arrachées aux évangiles et qui peint avec sa bave et sa merde des tableaux aux couleurs irréelles.

Buenos Aires se construisait vertigineusement, avec sa langue de bâtardise, le lunfardo, qui salissait comme une tache de foutre les paroles de cette nouvelle musique, le tango. Borges, qui aimait surtout la vivacité inoffensive du pittoresque, s’était appliqué à bâtir la mythologie de ses bas-fonds, précisément cette vie de Babel sordide, violente et nostalgique que Fijman haïssait de tout son être. Les prostituées dont on s’éprend d’un amour idiot, les duels au couteau, le douteux relent de la pampa, un horizon infini d’aventures peu honorables que seuls Borges et Paris sauront anoblir, tout cela n’intéressait guère Fijman. À dire vrai, dans un entretien avec Zeto Lima (l’homme qui l’exhuma de l’oubli), Fijman manifeste un net mépris pour Carlos Gardel, qui lui avait demandé une fois de lui écrire une chanson (il faut dire, pour être juste, que Borges partageait avec Fijman le même mépris pour le prince populaire du tango. Mais une chose les distinguait : si Borges tenait celui-ci pour un piètre chanteur, Fijman, lui, le détestait pour des raisons morales).

Fijman était très peu de son époque. Il avait fréquenté trop tôt, contrairement aux écrivains de sa génération, les artistes involontaires de la folie : d’abord au Borda, puis pendant quelques mois à Open Door, où il avait côtoyé les fous dangereux. Là, son écriture avait perdu tout faux éclat pour acquérir une pureté presque minérale. Il passa la deuxième guerre mondiale loin de la fureur meurtrière qui toucha les juifs restés en Europe, plongé dans de profondes études de théologie (jusqu’au jour où un directeur antisémite lui interdit formellement l’accès à la Bibliothèque nationale), recroquevillé en Dieu. De plus en plus détaché du monde. L’amour pour Teresa, la nièce de son vieil ami Oliveiro Girondo – amour compliqué et entêtant comme une sonate de Bach jouée à l’envers – le tenait éveillé la nuit, dans les intermèdes de ses délires de plus en plus fréquents.

Il est troublant de constater comme, en 1942, lors de sa dernière arrestation, de sa dernière et définitive hospitalisation, après une promenade longue de plusieurs jours à travers une ville tremblante et démoniaque, une de ces longues, harassantes, périlleuses flâneries durant lesquelles les rencontres sont des tours de magie noire, les pauses dans la marche d’impalpables épiphanies et les appels du corps extenué les notes d’un organisme de plus en plus affaibli, il est troublant et remarquable de constater comme cette dernière aventure du poète Jacobo Fijman, qui avait passé tant de nuits à jouer du violon devant les cafés de l’avenida de Mayo pour mendier quelques piécettes (dans l’esquive honteuse de ses ex-collègues écrivains), comme cette dernière épreuve de son esprit meurtri et radieux avait déjà été décrite, de façon prophétiquement exhaustive, dans les quelques pages intitulées « Deux Jours », parues en 1927.

Asile des Mercedes. Ils m’ont amené ici parce que je suis fou, disent-ils. Impossible. Penser que j’ai perdu la raison est une idée d’ordre métaphysique, transcendant. C’est à exclure. En plus, j’ai eu faim, soif, je dormais mal, j’étudiais beaucoup, je voulais améliorer les hommes, j’avais le sens du sacrifice, je purgeais mes péchés, j’aimais. Je ne sais pourquoi, dans un commissariat de la ville on m’a roué de coups. On m’a trouvé dans une cellule en train de parler de tonalité, de l’origine de l’espèce, du surhomme, en train de chanter « La Marseillaise ». Je m’étais déshabillé ; je voulais être comme les fils du soleil, briller de simplicité, d’innocence, de sainteté.

Une brute aux mains lourdes l’a frappé sur les oreilles jusqu’à faire résonner dans sa tête les premières notes de « La Marseillaise ». Son père entre dans la cellule, lui demande s’il s’est saoulé. Non, il n’a pas bu. Mais pourquoi s’est-il entière- ment déshabillé ? Pourquoi gît-il là, corbeau malade, au fond de sa cellule ? Bien des années plus tard, son ami Zito Lema lui rappellera un de ses vers : « Vous souvenez-vous avoir écrit “Elle est très longue, la nuit du cœur” ? » Il répond : « Je ne me doutais pas qu’elle serait si longue, ni que je finirais mes jours comme un poète dans un asile. »

Au lieu de rentrer avec ses parents, inquiets et honteux (sa mère est au bord des larmes), Jacobo déclare vouloir se rendre chez son ami Alberto. Il les quitte donc et commence à marcher dans une ville qui lui semble métamorphosée ; pour trouver son chemin, il repense aux oiseaux, à leur sens de l’orientation. Avant d’arriver chez Alberto, il fait un premier crochet chez un ami journaliste.

Je vais dire bonjour à Kliguer, le poète théosophe qui m’a souvent répété que je suis plus ancien que lui. Il avait raison. Je suis le Messie. On avait annoncé qu’il arriverait après la guerre.
J’ai trouvé Kliguer à la rédaction du
Ydische Zeitung. Il me reçoit dans son bureau de correcteur d’épreuves. Je lui adresse des signes.
« Tu parles le langage des dieux ? » me demande-t-il. Je continue à lui faire des signes.
« Dommage que je n’aie pas de fleur à t’offrir ! »
Je continue à lui faire des signes.
« Bon, laisse-moi, si tu ne veux rien dire. »
Alors je lui adresse un geste significatif, comme pour dire :
« Kliguer, je t’attends demain sur les barricades. » Et, après avoir frappé furieusement le sol, je sors de la rédaction.


 

Dans son Guide capricieux de Buenos Aires, le poète Baldomero Fernández Moreno écrira, à propos des rues de la capitale : « On ne peut même plus marcher le long des rues. En tout cas, elles sont faites pour divaguer ; non pas pour se rendre, tout droit et rapidement, vers un but déterminé. Soudain apparaissent des êtres exceptionnels qui occupent tout l’espace. » Et le long de l’avenue Corrientes marche Fijman, « en rêvassant, tout guilleret », flâneur dangereusement libre, plus imprévisible que tous les surréalistes réunis. Maintenant il s’arrête devant la vitrine d’un couturier juif, il reconnaît un type qui montre un violon aux patrons de la boutique. Il rentre, demande à voir l’instrument (c’est son instrument, sa synagogue), fait résonner les quatre cordes, l’oreille posée sur la caisse. Étonnés, curieux, les couturiers échangent quelques mots en yiddish en le jaugeant. Fijman les fixe à son tour, puis s’exclame : « Nous arriverons ! » et sort précipitamment de la boutique en riant à gorge déployée.

Maintenant je vais lire mes Tables de la Loi à Enriqueta Gomez, une grande âme solitaire. Quelqu’un l’a surnommée Louise Michel, ou l’a comparée à elle. J’ai la sensation d’être amoureux d’Enriqueta. Je dois lui lire mes Tables. Ça lui fera très plaisir. Ça fait une paie que je ne l’ai pas vue. En plus, je dois lui dire que je suis amoureux de Carolina Mendoza. Elle doit la connaître. Il faudra bien que je lui raconte quelque chose…

Enriqueta Gomez, Carolina, puis une certaine Sofia, ces jeunes Argentines qui ont échangé des regards, des paroles, peut-être même de la salive avec le jeune Fijman (impeccable d’élégance sur une photo de jeunesse, les cheveux d’un noir absolu, la raie bien dessinée contre le chaos), et qui après, lors de sa captivité de presque trente ans, l’ont si parfaitement ignoré, comme l’ensemble de la classe intellectuelle argentine… Quelle vie ont-elles eue ? Où furent dispersées toutes leurs affaires, et surtout leurs lettres, les lettres reçues de Fijman ?

On passe à côté de la Prison nationale. J’ai l’impression de faire un signe. Par ce signe, je veux dire : « Demain, à l’aube, libérez les prisonniers. Demain, dans le stade, Beethoven dirigera La Novena. » Je marche sans trêve. Je me trouve désormais près de Palermo. J’avais oublié que je suis Beethoven et que je suis censé diriger la Neuvième Symphonie. Les musiciens sont déjà réunis. Habillés en noir. Ils sont habillés en noir car ils savent que c’est ma couleur préférée. Il y a foule. Du bruit, un vacarme énorme. Je fusille tout le monde d’un regard menaçant, lançant des rayons, des anathèmes. Ils ignorent que je suis Beethoven.

Dans ses Crónicas desde el Borda, publiées à la fin des années quatre-vingt, le journaliste Ramiro Rios offre une épouvantable galerie d’histoires de patients du Borda. Ce passage semble avoir été écrit pour Jacobo Fijman : « Lorsqu’il marche dans les couloirs interminables de l’hôpital, il a parfois l’impression que ce sont ces mêmes couloirs où il a passé sa jeunesse et il se sent rassuré ; mais les plaintes et les hurlements ne ressemblent pas vraiment aux chants grégoriens auxquels il était habitué… »

Rentré enfin à la maison, Jacobo commence à ressentir les crampes de la faim, il a très soif. Or, depuis quelques jours, il a décidé de ne plus manger ni boire : « Assez de ces cochonneries. » La chaleur oblige ses frères à dormir à même le sol. Sur le corps de sa sœur endormie, Fijman aperçoit ses « enveloppes astrales ». Dans la cuisine, le robinet lui paraît en or. Soudain, tout ce qui l’entoure lui semble doré. Il a la révélation de l’immortalité de l’âme. Il croise sa mère, qui le supplie d’aller se coucher. Mais Fijman ne veut plus dormir et il sort, il reprend sa marche dans la nuit. Il veut rejoindre son soviet, son groupe d’amis. Il tombe sur l’un d’eux, un certain Montenegro.

« Montenegro, dis-je, quand l’heure sera venue, il faudra tuer, tuer beaucoup de monde, sans crainte et sans pitié.
– Tuer ? Je ne sais pas tuer, moi, me répondit-il.
– Celui qui ne tue pas au moment de la révolution, œuvre à sa faillite.
– Mon seul but, c’est de devenir inspecteur dans l’Éducation nationale. »
J’ai remarqué que presque tous les érudits nourrissent la même ambition. Parce qu’ils connaissent le latin et le grec, ils pensent être voués à régir les destins de la culture. Quels abrutis ! Ils n’ont aucun sens historique.


Il décide de s’abriter chez celui qu’il considère comme son vrai père, le père de son ami Alberto.

La nuit tombe. Je me souviens de coups terribles sur tout mon corps, un commissariat, des hurlements, des chants, je ne sais plus… Ah, c’est vrai, je me trouve chez mon père Jaime Berg. Il m’avait abandonné en Roumanie ; ce sont des choses qui arrivent, dans ce bas monde : une bagatelle. (…) Mais à trois heures de l’après-midi nous irons chez le psychiatre José Ingenieros afin de discuter certaines positions révolutionnaires (…). Nous pénétrons dans le cabinet d’Ingenieros. Nous lui faisons des signes mystérieux qu’il comprend et auxquels il répond. Il sait déjà qui je suis et qui nous sommes. On repart. Au moment de sortir, je frappe un coup avec le pied et je hurle :
« Je suis le Christ Rouge. »
Ingenieros me tapote sur l’épaule et me dit :
« Hé mon ami, on ne crie pas ici. »
Très bien, entendu, c’est un ordre pour les barricades. On sort. La ville entière est en flammes. C’est le grand jour… Bon, la révolution est faite.


La révolution est faite, peut-être, mais l’insomnie perdure, qui offre d’autres visions à Fijman, le récit ne s’arrête pas, puissamment il avance. Dans la maison de son ami Alberto, où il a sa chambre, où il a la permission de passer la nuit, tout le monde est bouleversé par son comportement, par ses paroles.

Maintenant, je dors. Je dors profondément. Je me trouve en Égypte. On m’a enfermé dans le Sphinx. Je dois m’accrocher aux anneaux de Saturne pour me sauver. Me voilà accroché. Je suis un Chaldéen qui observe les étoiles. Me voilà dans l’espace. Les anneaux de Saturne m’ont sauvé. Comme la Terre est loin ! De quelle incarnation suis-je en train de me souvenir ? Je suis saturé d’une lumière bleue. Il ne me manque plus que l’échelle de Jacob. Je me suis sauvé. Mon salut est éternel. Comme la mer chante, une mer qui doit être loin, dans le brouillard du rêve !

Une procession d’amis passe au chevet de Jacobo ; torturé par les visions, celui-ci chasse bruyamment tout le monde. Il ferme les yeux enfin, et glisse parmi les tissus psychiques d’autres existences, tel le prisonnier serré mortellement par la camisole de force dans Le Vagabond des étoiles de London. Ce passage est le jumeau secret d’un autre texte, « La Voix qui dicte », récit publié dans la revue Martin Fierro le 5 novembre 1926. Ici, Fijman se promène « désespéré » sur des rochers – la mer en face de lui mêlée à la nuit, les pieds gelés ; il rentre dans un bar, s’assied et contemple les joueurs de billard. Il s’assoupit, mais pas tout à fait. Son cerveau est traversé par de nombreuses voix qu’il arrive à transcrire :
« La voix qui dicte se brise comme verre et se sépare en plusieurs voix : se fait symphonie.
Une voix dicte :
– C’est pour cette raison.
Une autre :
– Pourquoi ses personnages ne parlaient pas ?
Une autre :
– Non.
Une autre :
– Ça s’explique.


Quand la police pénètre dans la chambre misérable qu’il occupe, avenida de Mayo, elle ne trouve qu’une centaine de livres, et un peigne. On l’embarque. Diagnostic : « aliénation mentale ».

Je réalise tout à coup que je me trompais. Alberto Berg c’est moi ; lui, c’est Israel Lejtman. C’est moi qui ai cette maladie du cœur ; c’est moi qui porte des lunettes ; c’est moi le gros ; c’est moi le frère de Rebecca. C’est moi qui ai attendu le retour d’Europe de ma mère, surprise là-bas par la guerre. J’ai beaucoup pleuré pour elle, vraiment beaucoup. Je retire les lunettes et je les nettoie. Je les remets. Israel Lejtman s’en va.

Tout à coup, il abandonne son identité (Israel Lejtman, pâle concession au mensonge littéraire) à l’ami le plus cher, le soulageant d’une souffrance incurable. Mais la famille de son ami Alberto décide d’interrompre son délire.

C’est la nuit, déjà. Mon père monte.
« Habille-toi », me dit-il.
En bas, j’aperçois un pompier. Une ampoule électrique brille dans la bijouterie. Le pompier est en compagnie de deux amis arrivés du port brésilien de Murtinho.
J’apostrophe l’un d’eux :
« Lopez !
– Wilhelm ! »
Ils me donnent l’accolade, puis m’accompagnent dehors. Je monte dans une voiture. Sur le siège avant s’assoit Israel Lejtman. Mon père Berg s’en va. J’ai l’impression qu’il pleure. Toutes les ombres de la ville remuent et se contractent. J’entonne des morceaux d’opéra. Les tramways s’arrêtent au passage de notre voiture. La ville paraguayenne d’As- sunción s’annonce par une longue avenue. Tout à coup, la voiture dévie…
Je pense : « On nous a trahi. Mais qui donc ? Je l’ignore. »
Nous voilà à l’asile.
« Oh, regardez, un fou ! crié-je en indiquant un individu. C’est la maison de Cabred le cinglé. Et là-bas c’est l’arbre de la science du bien et du mal. »
L’auto s’arrête. Ils me font descendre en me tenant par les mains.
Un policier dit : « On vous amène un individu qui prétend être le Christ Rouge et qui est atteint du mal de l’anarchie. »
Sur la porte se tiennent deux experts en folie. Un médecin leur enjoint d’une voix calme :
« Laissez-le passer. »
Je m’évanouis. Je suis mort…
Mais à minuit…


« Nous sommes au monde, mais les yeux plongés dans l’obscurité », dira-t-il quelques années plus tard.

À la fin des années cinquante, l’avocat Victorio Lema Zito, devenu son ami, s’engage à faire rééditer ses livres et lui procure une pension d’écrivain. On le déterre lentement de l’oubli. Quelques mois avant sa mort, il est invité, pour la première et la dernière fois, à la télévision. Ce sont les derniers jours de la dictature d’Ongania. L’émission s’appelle « La Ciudad Creadora ». À un moment, Fijman, qui avait déclaré dans un entretien avoir dîné une fois avec Dieu et son fils, demande la parole : « J’aimerais vous dévoiler un secret que je garde en moi depuis toujours. » La caméra se concentre, gros plan sur le poète édenté : « Tous les dimanches, à la messe, les curés mangent de la merde. » On le ramène, sans heurt mais non sans gêne, à l’asile. Dans ces couloirs couleur anthracite, où les portes des chambres restent perpétuellement ouvertes, dans ces couloirs aux murs recouverts de dessins de nausée, il erre comme l’ombre d’un moine égaré, la cigarette perpétuellement aux lèvres. Il lui arrive de lire, Saint Thomas d’Aquin, surtout. Il dessine des visages dilués dans une lumière brisée et fabuleuse. Il écrit encore des vers. Ayant obtenu la permission de sortir une demi-journée de l’asile, il passe ses après-midi chez Lema. Ils ont l’habitude de boire du maté en jouant aux échecs. Jusqu’au jour où, deux années avant sa mort, Fijman n’est plus en mesure de marcher et ne franchit plus le seuil du Borda.

Déjà âgé, on raconte que Borges faisait le tour des bibliothèques de Buenos Aires pour voler l’un de ses premiers livres envers lequel il nourrissait une honte inavouable. Ainsi, il corrigeait savamment son mythe, tentant d’effacer les écrits peu glorieux. Fijman, lui, écrivit peu, et sans complaisance. Il écrivit face au seul miroir qui ne renvoie aucune image : Dieu.

Comme une floraison tardive du Cantique spirituel commencé par Saint Jean de la Croix, sa poésie se détache de son siècle pour les embrasser tous. Dans sa Litanie de l’eau parfaite, nous lisons :

« Sois l’eau qui défait les lignes
et les anges issus de l’amertume de la mort éternelle.
Sois l’eau qui crée sa voix, eau criée,
instrument familier de soleils et de lunes. »


Avant de mourir, il pardonna aux médecins, qui avaient cru pouvoir le soigner de la sainteté par l’électricité et la chimie. Le matin du premier décembre 1970, on lui colle au petit orteil du pied gauche l’étiquette finale. On peut y lire : « Jacobo Fijman, 72 ans. Cause du décès : œdème pulmonaire. »

Ce jour-là, Bioy Casares se rend, comme presque tous les soirs, chez Borges. Au cours du dîner, l’auteur de l’Aleph l’informe : « En parlant de fous, tu sais qui est mort ? Fijman… Il paraît que personne n’a assisté à l’enterrement, à part une femme très pauvre, une amie de la famille qui a apporté une couronne parce qu’elle aimait sa poésie… Le pauvre… Jeune, il était vraiment stupide et odieux. Lorsqu’il a perdu la raison, il est devenu plus gentil, il s’est beaucoup amélioré. »