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​Vis ma vie de troisième gardien

Dans la faune du foot professionnel, le troisième gardien est une espèce à part, difficile à classer. Est-ce un paresseux heureux de faire du gras, posé sur son banc de touche ? Un amoureux de son club qui n’en changerait pour rien au monde ? Un vieux briscard en pré-retraite venu encadrer des jeunes ? Un portier frustré qui ronge son frein ? On n’en sait trop rien, et à vrai dire, la plupart du temps, personne ne s’y intéresse vraiment. La question se pose seulement lors des compétitions internationales, une occasion idéale pour gloser sur le rôle si particulier du mec qui doit se tenir constamment prêt à jouer malgré les chances infimes d’être aligné. Mais ce marronnier des Coupes du monde ne permet pas de bien saisir toute la complexité d’une carrière passée dans l’ombre.

Car à l’inverse de cette cinquième roue du carrosse de la sélection, le troisième gardien de club doit composer avec ce statut toute la saison. En Ligue 1, ils se nomment Marc Vidal, Jonathan Ligali ou Eiji Kawashima et squattent les tribunes de Toulouse, Montpellier et Metz quand leurs coéquipiers sortent un arrêt réflexe. Si la doublure de Ruffier, Trapp, Subasic ou Costil peut espérer avoir sa chance et attend patiemment son heure sur le banc, la double doublure doit prier pour un alignement des planètes exceptionnel pour espérer briller régulièrement.

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Marc Vidal, troisième gardien du TFC

Certains s’en accommodent, comme de l’autre côté de la Manche. Stuart Taylor, ancien gardien remplaçant d’Arsenal lors de la période des Invincibles est devenu un spécialiste de ce rôle de troisième choix. À Manchester City, il n’a joué qu’un seul match de FA Cup en trois saisons, et il n’a joué que dix fois sur les sept dernières saisons. Carlos Nash n’a, pour sa part, joué aucun match de Premier League de 2010 à 2014 lorsqu’il était le dernier recours de Stoke et Norwich City. Âgé de 40 ans, il a vécu la relégation des Canaris des tribunes. Ça ne l’a pas empêché de se retrouver grand favori du trophée de « Joueur de l’année », décerné par les supporters. Environ 2.000 fans l’avaient plébiscité, pour se moquer d’une équipe première qu’ils n’avaient pas jugée au niveau. Le fameux humour anglais.

« Le troisième gardien dans les clubs, c’est souvent le jeune », précise d’emblée Marc Vidal. C’est dans ce rôle que le portier du TFC a commencé son premier match à Lorient à 18 ans, le 14 février 2010. Belle récompense pour une histoire d’amour un brin platonique. Devant Vidal, les gardiens se succèdent. « J’ai essayé de pousser pour être second. Sauf que des blessures et l’éclosion d’Ali Ahamada ont fait que le poste était un peu bouché. C’est pour ça que je suis resté troisième gardien un moment. C’est mon club formateur, ils m’ont fait confiance, je me devais de travailler et de leur rendre service ».

Cette situation, le dernier gardien doit la gérer du mieux qu’il peut, pour le bien du collectif. « C’est quelqu’un qui doit être très ouvert et amener de la joie et de la gaité, un petit peu de folie pour compenser le manque de compétition et surtout être au service de l’équipe », juge Fabrice Catherine, ex-troisième portier de Rennes lors de la saison 2007-2008.

Après 238 matches en deuxième division, dont plus de la moitié à Caen, son club formateur, il rejoint les Bretons à 34 ans pour côtoyer Christophe Lollichon, l’actuel entraîneur des gardiens de Chelsea. Il évolue avec Patrice Luzi et Simon Pouplin, qu’il contribue à encadrer. « Pour ma part, l’objectif du 3e gardien n’était pas d’amener une grosse concurrence dans le sens où il ne faut pas avoir la volonté de prendre la place du titulaire, mais plutôt d’essayer de l’amener à maturité », estime-t-il. « Il faut être positif, abonde Marc Vidal, résolument optimiste. Si on est en troisième place et qu’on tire la gueule, les deux devants en pâtissent aussi. Même sans jouer, on peut mettre la merde ».

Jonathan Ligali, troisième gardien de Montpellier.

Aujourd’hui, Marc Vidal est derrière le jeune Alban Lafont et l’Uruguayen Mauro Goicoechea. Il a disputé 4 matches professionnels en 8 saisons. « C’est vrai qu’on pourrait se lasser, avoue le Toulousain avec un accent bien prononcé. Mais il faut aimer son métier. J’adore progresser et travailler pour les autres. Quand Alban (Lafont, ndlr) fait de bons matches, je le prends comme une récompense. On est un peu la confrérie des gardiens, on se serre tous les coudes ». Le portier de 25 ans fait une pause, réfléchit et enchaîne : « Je garde dans un coin de ma tête l’idée qu’on peut me faire entrer n’importe quand, et qu’il me faudra répondre à l’instant T. Parce que je n’aurai pas 36 000 occasions ».

Les détails de la préparation du numéro trois diffèrent selon les clubs. À Rennes, Fabrice Catherine était « complètement intégré et intéressé par la vie du groupe » jusqu’à la veille des matches. Avec Christophe Lollichon, il n’y avait « pas l’impression d’être mis à l’écart ». « Même si on est troisième gardien, il ne vous le faisait pas voir et penser. Il vous considérait comme un gardien prêt à jouer à tout moment. Et ce n’est pas donné à tout le monde », renchérit le Caennais.

Du côté de Toulouse, les deux derniers gardiens travaillent de la même façon. « Le premier, c’est spécifique car il a plus de récupération pour qu’il soit prêt le week-end. Nous, c’est un peu plus physique en début de semaine », détaille Marc Vidal. Le portier du TFC va jouer en réserve deux fois dans le mois pour garder ses repères. Pas plus car il faut alterner avec les jeunes du centre de formation. « J’ai été dans leur position, se souvient-il. Je sais que ce n’est pas marrant de voir un troisième gardien redescendre pour jouer alors que toi tu t’es préparé durant toute la semaine. Mais ce n’est pas moi qui choisis tout le temps. Parfois, le coach me demande d’aller en réserve ».

Lors de la Coupe du monde 98, Lionel Charbonnier était le troisième gardien des Bleus derrière Fabien Barthez et Bernard Lama.

Le gardien, qui n’est jamais parti en prêt, essaye également d’utiliser le plus grand nombre d’outils pour avoir les meilleurs repères possibles. Imagerie mentale, analyser les situations, se farcir les séquences vidéos… Mais ce n’est jamais évident quand il n’y a qu’un ou deux matches par mois. « Surtout que le niveau est différent de la CFA2 à la Ligue 1. Je le vois rien qu’à l’entraînement », estime Marc Vidal. Le troisième gardien doit y accumuler les repères. Et aussi les heures supplémentaires.

« Je revenais des après-midi parce que des joueurs ne jouaient pas et il fallait qu’ils s’entraînent, raconte Fabrice Catherine. S’il fallait faire deux ou trois heures de séances supplémentaires, on les faisait ! ». Et pas question de juste faire de la figuration selon Marc Vidal: « Les attaquants, s’ils ont besoin de travailler, il faut toujours être disponible. Et se donner à fond pour les faire progresser ».

Aider le collectif, le faire passer avant soi. Le poste serait-il l’illustration parfaite du sport collectif ? Pour Fabrice Catherine, la situation était plus facile à gérer, avec une longue carrière comme titulaire derrière lui. « Je me suis dit que c’était un autre challenge ». En prononçant ces mots, il insiste. « C’est un autre métier, hein ! ».

Les trois gardiens de l’équipe de France durant l’Euro 2016. Benoît Costil, au centre, était le numéro 3.

Dans une interview au Daily Star, Stuart Taylor confiait sa déception d’être un third: « Ça a été dur et ça m’a testé mentalement. Beaucoup de gens m’ont dit : “Je ne sais pas comment tu fais. Toutes ces années où tu es juste venu pour t’entraîner, t’entraîner et t’entraîner”. Parfois, on passe par des phases où on se demande si tout cela est une perte de temps, si ça en vaut la peine ». Le natif de Romford, dans la banlieue de Londres, était vu comme le successeur de Seaman à Arsenal. Mais les arrivées de Lehmann et Almunia en ont décidé autrement. À Aston Villa, il était la doublure de Sorensen avant d’être relégué troisième gardien derrière les deux Brad, Friedel et Guzan. De quoi alimenter sa déception. « Je ne me suis pas engagé dans le football en pensant que tout ce que je voulais juste faire c’était m’entraîner chaque jour pour gagner ma vie. Tous les gardiens de but ont besoin d’un gardien remplaçant. Quelqu’un doit bien le faire. Mais dans le même temps, je ne peux pas imaginer un seul remplaçant heureux d’en rester là parce que finalement vous êtes dans ce jeu pour jouer ».

Au-delà des a priori qui circulent sur leur compte, les troisièmes gardiens ont tout autant soif de victoire et cette âme de compétiteur qui caractérise les sportifs de haut niveau que leurs comparses titulaires. Les matches qu’il regarde en tribune, Marc Vidal aimerait bien « tous les jouer », d’autant qu’il regarde ceux à l’extérieur de sa télé car le club ne part qu’avec deux gardiens. « Je ne peux pas les suivre, à part dernièrement où le coach a accepté que je vienne ».

« C’est vrai qu’il y a des moments où c’est frustrant de se dire que ma mission s’arrête là. D’être devant la porte du vestiaire qui se ferme et de ne plus être concerné », narre Fabrice Catherine. « C’est vraiment un poste qui permet de travailler psychologiquement en fonction des âges, continue-t-il. Si on n’est pas fort mentalement, si on ne l’accepte pas, on peut s’entraîner à n’en plus finir, on n’y arrivera pas ».

Pour les troisièmes gardiens les plus fragiles dans leur tête, la situation peut vite déboucher sur une impasse. Leur baisse de motivation provoquant le doute quant à leur capacité à entrer en jeu chez leurs entraîneurs, ils peuvent rapidement se retrouver cantonnés dans ce rôle de sparring-partner d’entraînement.

C’est malheureusement ce qui est arrivé à Stuart Taylor. « Bien sûr, vous sentez que vous avez disparu des écrans radar, estimait-il en 2013. À moins que les gens ne vous voient jouer, vous vous sentez oublié. Quand j’ai quitté des clubs par le passé et que mes agents ont dit à d’autres équipes que j’en cherchais un nouveau, la première chose qu’ils ont répondu c’était : “Oh oui, on sait qui c’est mais on ne l’a pas vu jouer depuis longtemps”. Je pense que les gens me considèrent comme un gardien remplaçant quand ils pensent à moi. Ça fait mal parce que j’ai l’impression d’avoir la capacité de faire le job. »

Les années où il s’est retrouvé en fin de contrat, Marc Vidal a regardé ce qui pouvait l’intéresser. Il a eu des offres « mais jamais des choses très concrètes où j’avais l’assurance de jouer ». Partir et être remplaçant ailleurs, « ça ne me plaît pas non plus », indique-t-il.

Rester en troisième position est peut-être « un choix par défaut » pour le concerné, selon Fabrice Catherine. « Le gardien se dit: “Mince, si je m’en vais, est-ce que je vais continuer dans une bonne structure?”. Sans compter l’aspect financier, évidemment prépondérant. « On se dit qu’on est dans une structure qu’on connaît, où on nous fait confiance car ce sont des contrats de longue durée. On accepte le rôle qui nous est donné, continue celui qui est maintenant professeur certifié d’EPS. D’autres se disent qu’ils veulent montrer de quoi ils sont capables. Mais ça représente des risques ». Cheick N’Diaye, troisième solution de Rennes durant quelques années, a par exemple signé l’année dernière à Sedan en National et cette année au Stade Briochin, en CFA2. « Je me suis posé beaucoup de questions, assure-t-il au Télégramme. Et aujourd’hui, je m’en rends compte, il n’y a rien de mieux que de jouer ! ».

À Toulouse, Marc Vidal ne se presse pas. À 25 ans, le natif de Saint-Affrique – en Aveyron – se dit qu’il en a encore « pour dix ans de plus ». « C’est donc une expérience sur le moment, confie-t-il. Je ne dis pas que je vais être troisième gardien toute ma vie. Je ne l’espère pas non plus. J’espère jouer au niveau le plus élevé possible mais ça me forme d’être dans l’attente. D’être un peu plus en recul, voir les choses différemment du groupe ».

S’il n’a pas vraiment de plan de carrière et espère pouvoir s’imposer à Toulouse – « ce serait une fierté » – le portier sait que le jour où la situation ne lui conviendra plus, il partira et découvrira autre chose. En espérant que ce ne soit pas un nouveau banc de touche.