Une visite dans l’abattoir le plus honnête d’Europe

« Il y a toujours un cochon curieux, m’a expliqué Agnet Poulsen. Quand la porte s’ouvre, il s’arrête pour regarder autour de lui. » Elle a mimé un cochon en train de sortir sa tête d’un camion pour étudier son nouvel environnement.

D’un air malicieux, Poulsen a descendu sa voix d’un octave pour imiter un cochon : « Que se passe-t-il ? Quel est cet endroit ? Où sommes-nous ? Allez les gars, allons jeter un coup d’œil ! »

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« C’est à ce moment-là qu’ils sortent », m’a-t-elle décrit en reprenant sa voix normale. « Les cochons ne réalisent pas ce qu’il se passe de l’autre côté du mur. Ils avancent toujours paisiblement. »

En tant que guide de l’entreprise Danish Crown, Poulsen a effectué près de 250 000 visites dans son abattoir. Depuis son ouverture dans la ville danoise de Horsens il y a dix ans, Danish Crown est devenu le deuxième abattoir le plus grand d’Europe. La politique de transparence de l’entreprise est en contraste total avec celle de l’industrie de la viande en Amérique. Les abattoirs américains sont tous fermés au public – et de nombreux projets de loi visent à rendre les reportages dans les abattoirs illégaux.

Poulsen nous a détaillé la politique de Danish Crown pendant qu’un employé nous donnait des combinaisons composées de filets à cheveux et de sabots en plastique. « Nous voulons montrer tout ce qu’il se passe ici, a-t-elle poursuivi. Nous gagnons notre vie en tuant des cochons – il n’y aucun moyen de rendre ça romantique. »

Poulsen nous a parlé de son enfance dans une petite ferme pendant que nous finissions d’ajuster les élastiques de nos filets à cheveux. « Maintenant, on est au même niveau », s’est amusé Poulsen.

Nous avons ensuite commencé la visite en arpentant la galerie des visiteurs, qui se trouve juste au-dessus du bétail et permet d’entrevoir leurs moindres faits et gestes à travers une vitre. La galerie a été spécialement conçue pour que les « touristes » puissent se déplacer au même rythme que les cochons à travers les huit hectares de l’établissement. Poulsen nous a montré le parc à bestiaux situé sous la vitre. « Les cochons ont une mentalité de groupe, a-t-elle expliqué. Nous préférons les laisser avec leurs amis de la ferme. Comme ils préfèrent monter plutôt que descendre, le sol est incliné vers le haut. Comme ils n’aiment pas marcher tout droit, on a placé des virages tout le long du chemin. Vous pouvez aussi remarquer que nos employés portent des vêtements bleus et verts. On refuse les habits blancs, qui rappellent aux cochons les dents de leurs prédateurs. »

Chaque jour, 20 000 cochons entrent dans l’abattoir pour en ressortir des heures plus tard sous forme de viande emballée sous plastique. Le bâtiment a été conçu pour encourager les animaux à se déplacer de leur plein gré. Les pistolets à impulsion électrique sont interdits au Danemark. Par conséquent, les employés utilisent des tapettes pour motiver les animaux.

Poulsen n’a pas tardé à souligner les bénéfices culinaires des méthodes de Danish Crown. « Une viande stressée est une mauvaise viande, a-t-elle déclaré. Elle a une mauvaise texture, une mauvaise couleur et elle devient bizarrement juteuse. »

La plupart des cochons étaient en train de dormir dans leur enclos. Certains se faisaient des petits câlins et se mordillaient gentiment – ce que Poulsen nous a décrit comme étant  « leur manière de se rapprocher ».

Nous sommes passés à la zone d’exécution sans cérémonie. « Les appareils photo sont interdits ici, a expliqué Poulsen. Nos employés vous adorent,  mais ils ne veulent pas apparaître sur Facebook en train de manipuler un couteau couvert de sang. »

« C’est ici que tout se passe », a-t-elle poursuivi alors que je rangeais mon appareil photo. « Le début de tout. Le début de la fin. »

À travers les vitres, tout me semblait étrangement lointain. J’ai observé les cochons se déplacer délicatement à l’aide de leurs petits sabots. Ils m’évoquaient des femmes élégantes marchant sur des talons vertigineux.

Dans mon souvenir, les cochons semblaient apparaître dans une sorte de brouillard. Un homme habillé en bleu était penché au-dessus d’eux,  comme s’il voulait leur dire adieu. En réalité, il appuyait sur le bouton qui allait les couper en morceaux. Une porte est apparue. Les cochons se sont déplacés de leur plein gré jusqu’au bout.

Poulsen a décrit ce que je ne pouvais pas voir, à savoir les méthodes utilisées par Danish Crown pour assommer les porcins avant l’abattage. « Nous les envoyons à 10 mètres sous terre, dans une chambre qui contient du dioxyde de carbone. Ils s’endorment, et au bout de trois minutes, on les fait remonter. »

Plus tard, j’ai discuté avec le docteur Temple Grandin, consultante de l’industrie de la viande qui souhaite traiter le bétail « avec humanité ». Grandin estime qu’un étourdissement au CO2 proprement exécuté est moins stressant pour les cochons que le traditionnel étourdissement électrique.

« Que ressentent les cochons pendant l’étourdissement au dioxyde de carbone ? » ai-je demandé.

« J’ai vu beaucoup de réactions différentes, m’a répondu Grandin. Leur réaction dépend de leurs gènes. Ceux qui souffrent du syndrome du stress porcin réagissent mal – ils paniquent. »

« Mais le Danemark a été l’un des premiers pays à débarrasser son bétail de ce gène nuisible », a-t-elle ajouté. « Lors d’un étourdissement au CO2, les cochons reculent et reniflent, puis ils se couchent et commencent à avoir des convulsions. Ils perdent ensuite conscience. »

De retour à Danish Crown, les cochons gazés glissent le long d’une pente. Avec dextérité, un homme attache une chaîne sur les pattes arrière des cochons et leurs corps sont suspendus en l’air. Ils se balancent, calmement, se dirigeant calmement vers l’homme qui va les abattre. L’homme tend un tube couleur saphir, au bout duquel se trouve une lame.

« On fait passer le couteau à l’intérieur de la trachée jusqu’aux grosses veines autour du cœur, a expliqué Poulsen. Ensuite, le coeur pompe lui-même le sang et  le cochon meurt. Le sang s’écoule dans le tube et est divisé en protéines et plasma. On peut s’en servir pour nourrir du bétail, des humains – voire même en faire un usage médical. »

Selon Poulsen, toutes les parties du cochon sont utilisées. « Les poils sont utilisés comme pinceaux, la peau comme gélatine et le purin est envoyé à une usine de biogaz pour produire de l’énergie. La chaleur de leur corps est utilisée pour faire chauffer de l’eau. »

Pendant que nous nous dirigions vers la ligne d’abattage, nous sommes passés devant un appareil destiné à nettoyer les gants des employés. « L’un des plus importants hôpital du Danemark est venu à l’abattoir pour surveiller notre contrôle des bactéries, a raconté Poulsen. Nos mains sont plus propres que celles d’un chirurgien. »

Dans un nuage de sang, une énorme scie circulaire découpe en deux chaque carcasse jusqu’à son épine dorsale. Les moitiés de cochons ouverts pendent et s’entrechoquent lentement pendant que les employés de la ligne d’abattage s’affairent autour d’eux. J’ai été frappé par les similitudes entre l’intérieur d’un cochon et celui d’un humain.

« On peut remplacer la majeure partie du corps humain avec les parties du cochon, a remarqué Poulsen. Dans un autre de nos abattages, ils retirent les valves cardiaques des truies et les envoient en Amérique pour des greffes. »

De minuscules puces implantées dans les oreilles des cochons ainsi que des machines à ultrasons permettent de scanner les bêtes coupées en deux. Cela permet ensuite de classer les animaux selon la qualité de leur viande et la répartition des graisses. Les ordinateurs décident des morceaux qui vont être découpés par des scies automatiques, tandis que chaque carcasse est gracieusement acheminée à sa bonne place à l’aide d’un tapis roulant. Cette précision permet à Danish Crown de remplir les besoins très spécifiques de leurs clients.

« Pour les produits japonais, nous employons quatre personnes pour brosser et aspirer la viande, a poursuivi Poulsen. On ne le fait pas pour les produits danois, par exemple. Au Japon, le client est tellement éloigné du produit qu’il ne tolère pas la présence d’un os ou d’une petite partie graisseuse. Bien évidemment, cela coûte plus cher, mais nous nous ajusterons toujours à la demande du client. Nous avons remplacé une guillotine électrique par trois employés, rien que pour être capable de fournir le marché chinois en têtes de cochons. Le marché chinois est très demandeur de têtes coupées. »

Au fur et à mesure que les carcasses sont traitées, elle ressemblent de moins en moins aux animaux qu’elles ont été. Les sabots, les queues et les oreilles sont retirés au cours du processus. Une fois que leur tête est retirée, il ne reste plus que des petits morceaux de viande.

Les bouchers costauds de la ligne d’abattage ont commencé à sourire quand j’ai sorti mon appareil photo pour filmer l’employé le plus rapide de l’usine. « C’est un beau gosse », a plaisanté Poulsen. Quelques bouchers ont hoché la tête. « C’est le plus beau mec de l’usine ! » s’est exclamé un type.

L’employé en question a rougi comme un adolescent alors qu’il frappait un bloc épais de côtes, avant de les tailler et de les désosser avec la précision d’un chirurgien et la vitesse d’un athlète. Son corps semblait tellement habitué aux mouvements requis par son travail qu’il ne transpirait même pas.

Nous avons parlé à un autre boucher, Daniel, employé à l’abattoir depuis sept ans. Son bras était recouvert d’une cotte de maille moyenâgeuse, laissant entrevoir un tatouage qui représentait sa chienne. Il m’a expliqué qu’elle adorait l’odeur de viande crue qui s’incrustait sur son corps après une bonne journée de travail. « Quand je rentre à la maison, elle lèche constamment mes mains », m’a-t-il raconté. Sur son autre tatouage, on pouvait lire la phrase suivante : « Tu ne peux pas changer le passé, et si tu veux prévoir l’avenir, tu dois le créer. »

Poulsen a fait un petit commentaire : « Vous avez vu, son tatouage parle du passé. Ici, nous avons beaucoup de gens qui ont eu des difficultés dans le passé. Nous attachons une grande importance à donner une seconde chance aux autres. »

Nous nous sommes dit au revoir pendant que Daniel revenait à son poste. Sa démarche s’est progressivement ajustée aux mouvements qu’exécutaient les employés à côté de lui. L’usine connaît un rythme universel. J’ai marché sur ce même rythme alors que je me baladais le long des carcasses. On ressentait exactement ce même rythme dans la cafétéria de l’entreprise. Poulsen m’a expliqué que ce rythme la suivait en permanence. « Quand je vais me coucher, je continue de voir la viande se déplacer ».

Roc bosse actuellement sur son projet World Dream Atlas.