Alors que Wladimir et Vitali ont porté le nom des Klitschko au pinacle de la boxe mondiale, bien peu de gens connaissent les exploits de leur père. Né en 1947 en pleine URSS Stalinienne, Vladimir Rodionovich Klitschko a eu une enfance typique de l’époque, qui donne pas mal d’explications sur l’Ukraine actuelle. Enrôlé dans l’armée de l’air soviétique, il a peu à peu gravi tous les échelons de la hiérarchie jusqu’à devenir major général, un grade qui consacre une carrière militaire brillante. En parallèle, Vladimir s’est marié avec une professeure, future mère de ses enfants, Nadezhda Ulyanovna. Avec elle, il parcourt l’immensité de l’URSS de l’époque, leur premier fils Vitali naissant à Belovodskoye, au Kyrghyzistan, tandis que Wladimir naît quelques années plus tard à Semipalatinsk, au Kazakhstan. Plusieurs milliers de kilomètres plus à l’ouest, Vladimir et Nadezhda s’installent un moment à RDA, où Vladimir occupe le poste d’attaché militaire tout en éveillant ses rejetons aux charmes du Noble art.
Combinés à la rigueur et la richesse intellectuelle de la mère, le sens de la discipline et la culture martiale du père ont donné aux deux garçons des conditions idéales pour grandir, s’épanouir, et se renforcer physiquement et cérébralement. La condition sociale élevée de la famille a permis aux deux futurs champions du monde des lourds de bénéficier d’une éducation de haut niveau, la meilleure qui soit proposée à l’époque en Union soviétique. C’est la raison pour laquelle Vitali et Wladimir sont encore aujourd’hui très doués pour les langues étrangères, qu’ils maîtrisent tous deux avec une impressionnante facilité, mais aussi le point de départ de leur brillante carrière universitaire, qui les a menés à un doctorat en sciences du sport à l’université de Kiev. Pour résumer cette enfance stricte et tournée vers l’excellence, le destin des Klitschko s’est joué dès le plus jeune âge, et leurs parents ne sont pas étrangers à leur réussite sportive dans le monde impitoyable de la boxe poids-lourds.
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Au cours de sa carrière militaire, Vladimir père a toujours lutté contre les ennemis de l’Union soviétique, évidemment les Etats-Unis, et a forgé la vision du monde de ces enfants qui ont baigné dans cet univers mental et géopolitique. Lorsqu’il évoque son adolescence sur le site de Grantland en 2011, Vitali Klitschko se souvient : « Durant toute ma vie, on m’a répété que les Etats-Unis étaient un pays affreux… J’ai toujours cru que je serais amené un jour ou l’autre à défendre mon pays contre des Américains fous furieux partis en croisade pour contrôler le monde. » Wladimir lui aussi a été élevé dans cet amour de la patrie et dans le sens du devoir, comme il en témoigne lui-même : « Quand j’avais 12 ans, je tirais déjà à la Kalachnikov, je savais dégoupiller des grenades, je m’entraînais à la course dans des tunnels souterrains, j’enchaînais les exercices en tout genre. Je savais même comment contrer une attaque de tank. » Après quelques années, cette vision idéalisée de l’URSS portée par les frères Klitschko a volé en éclats en Avril 1986.
Rien qu’à l’évocation de la date, la plupart des gens de plus de 15 ans avec une mémoire normalement constituée comprennent qu’on évoque ici la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Le 26 avril, en pleine nuit, le test de routine du réacteur 4 tourne au drame puisqu’il se met en surrégime. La soupape d’urgence ne fonctionne pas, résultat la cuve du réacteur se fissure, entraînant de multiples explosions d’une extrême violence. Depuis ce jour-là, la centrale de Tchernobyl reste irrémédiablement associée à la notion de cataclysme nucléaire, l’un des pires qu’ait jamais connu et provoqué l’humanité.
Au moment du drame, la famille Klitschko habitait dans une base aérienne située à moins de 100 kilomètres de là. En tant que membre de l’état-major, Vladimir s’est immédiatement rendu sur les lieux de la catastrophe pour mener l’opération de contrôle. Dans le documentaire Klitschko, paru en 2011, Wladimir évoque cette journée : « L’aviation n’a pas arrêté ses allers-retours. La piste de décollage était à 100 mètres de notre maison, donc nous avions ce ballet sous les yeux jour et nuit. C’était devenu tellement normal qu’on ne l’entendait même plus à la fin. » Son père était dans l’une de ces carlingues, occupé à essayer d’organiser le nettoyage de la zone sinistrée, envahie par une radioactivité très élevée et volatile. « Notre père a été l’un des premiers à arriver sur place », a ajouté Vitali dans son entretien accordé à Grantland.
Comme le régime soviétique a d’abord essayé de ne laisser filtrer aucune information sur ce qu’il s’était passé à Tchernobyl, la plupart des gens étaient dans l’ignorance totale du drame qui s’y jouait. Mais l’ampleur de la catastrophe a rapidement forcé les autorités à évacuer les habitations situées à moins de 30 kilomètres à la ronde. Les seules personnes qui restaient dans le périmètre étaient vêtues des équipements anti-radiations et tentaient d’éteindre l’incendie qui embrasait le réacteur à l’aide d’énormes quantités de sable. Les sauveteurs balançaient cette gangue censée étouffer les flammes depuis leurs hélicoptères, avec l’appui de l’armée de l’air soviétique, des pompiers, et de volontaires courageux.
Pour la plupart d’entre eux, qui étaient arrivés très rapidement après l’explosion, leur simple présence à Tchernobyl signait leur arrêt de mort. Sur les centaines de sauveteurs dépêchés sur place, 237 sont morts de maladies suite à l’exposition aux radiations, dont 31 dans les trois mois suivants. On les a souvent comparés à des kamikazes pour leur bravoure suicidaire et ils ont été considérés comme des héros. Vladimir Klitschko était un de ces hommes. Il s’est démené sur place, sûrement galvanisé par l’idée que ses enfants n’étaient qu’à quelques dizaines de kilomètres de là.
Vladimir s’est exprimé au sujet de Tchernobyl face aux caméras des réalisateurs du documentaire Klitschko : « Juste après l’explosion, plusieurs sauveteurs ont été envoyés au feu. Ils ont dégagé les débris radioactifs à mains nues. Nous avons repris en main la situation en recouvrant complètement le réacteur, mais entretemps, beaucoup de mes camarades avaient été irradiés à haute dose. Ils ne sont plus ici pour en parler. » D’abord témoin de cette scène d’horreur, Vladimir est lui aussi devenu une victime de Tchernobyl. Peu après la sortie du documentaire, le patriarche est mort d’un cancer des ganglions lymphatiques, une maladie que les médecins attribuent à son exposition aux rayonnements radioactifs.
Bien que Vladimir ait toujours été soviétique et fier de l’être, il laisse poindre un peu d’amertume lorsqu’il évoque la gestion de la crise de Tchernobyl par les autorités. « Depuis le tout début, le gouvernement a tenté de cacher la vérité. On nous a donnés l’impression que tout était sous contrôle », assénait-il dans le documentaire. Une partie de cette colère est sûrement due au fait que Vladimir a pensé aux répercussions de la catastrophe nucléaire sur la santé de ses enfants. A plusieurs reprises au cours de sa carrière, Wladimir lui-même a raconté qu’il s’était retrouvé en contact avec de l’eau contaminé alors que le nettoyage de Tchernobyl était encore en cours : « Quand les voitures et les véhicules militaires sont revenus de Tchernobyl, ils les lavaient à la base, juste à côté de là où j’habitais. L’eau formait des grandes flaques. Moi, mon frère et nos amis, on jouait dedans avec de petits bateaux en papier. A l’époque, personne ne se doutait de la dangerosité de la chose. »
Vladimir a ensuite été envoyé dans un camp de vacances au bord de la mer d’Azov, au sud de l’Ukraine, alors que son grand frère avait lui choisi de rester auprès de ses parents, à la base militaire. Quand on regarde le documentaire sur la famille Klitschko à l’aune de cette histoire, on le voit d’une manière tout à fait différente, qui laisse apparaître l’importance de ce traumatisme dans la trajectoire familiale. Pour ces frères, qui sont encore aujourd’hui deux des plus grands poids lourds de l’histoire, ce fait historique presque éloigné pour la nouvelle génération n’a rien d’irréel pour eux. Il est en eux, ils l’ont vécu. Ce doit aussi être une source d’inquiétude pour eux, étant donné que leur père est mort prématurément à cause des rayonnements radioactifs, à l’âge de 64 ans.
Même si la maladie l’a emporté plus tôt qu’il ne l’aurait voulu, Vladimir a quand même vécu assez vieux pour voir ses deux enfants devenir champions du monde des poids lourds. Depuis les premiers rangs des salles où ils combattaient, il les a vus allonger des douzaines de grands boxeurs, lever le poing devant la foule et agiter le drapeau de l’Ukraine indépendante auquel ils sont si attachés. Comme leur père, les frères Klitschko sont des hommes de devoir, et c’est une des plus grandes satisfactions de Vladimir, l’ancien militaire au sens si aigu en la matière.