Scott Bernstein s’est donné un noble objectif à réaliser avant sa retraite : il veut que le Canada légalise et réglemente toutes les drogues.
« On est à peut-être dix ans de la réglementation juridique », estime l’homme de 53 ans, directeur des politiques à la Coalition canadienne des politiques sur les drogues.
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Alors que le Canada continue de chercher des solutions aux failles dans la légalisation du cannabis (et que d’autres États font de même), les partisans de la réduction des méfaits et les chercheurs en matière de politiques des drogues ont le regard tourné vers la légalisation de toutes les drogues, une réforme nécessaire selon eux pour sauver des vies et réfléchir à cet enjeu dans une perspective de santé publique. La légalisation des drogues n’est pas la même chose que la décriminalisation : celle-ci autoriserait la possession et la consommation de petites quantités de drogue, mais pas la production ni la vente. En revanche, la légalisation entraînerait la mise sur pied d’une chaîne d’approvisionnement sécuritaire des drogues et les rendrait, à des degrés variables, accessibles à la population.
« Je pense qu’on arrive à un point où il y a un plus large consensus : la prohibition et des interventions policières contre les drogues ne marchent pas, dit Scott Bernstein. Logiquement, on devrait se dire qu’à la place de laisser le marché noir décider par exemple de ceux qui y ont accès et de la façon d’y accéder, on mettrait ça entre les mains du gouvernement, qui se baserait sur la science et les droits de la personne. »
Mais comment le ferait-on, concrètement? La Coalition canadienne des politiques sur les drogues, un groupe composé de 70 organismes canadiens, tente de répondre à cette question. Elle est en train de concevoir des modèles législatifs potentiels, du plus libéral au plus restrictif, pour quatre classes de drogues : les opioïdes, les stimulants, les sédatifs et les psychédéliques.
Scott Bernstein dit que la coalition prévoit de présenter les divers modèles à de 10 à 20 groupes de discussion de diverses régions du pays et d’inviter des milliers de gens à faire part de leurs commentaires avant de soumettre un plan de légalisation au gouvernement. Il a récemment partiellement présenté les résultats de recherche de la coalition à la conférence internationale sur la réduction des méfaits (HR19), à Porto, au Portugal, il y a quelques semaines.
« L’idée est en quelque sorte de passer de “Devrait-on réglementer?” à “Si l’on réglementait, comment le ferait-on?” »
Opioïdes
Situation juridique actuelle et problèmes
Au Canada, on prescrit des opioïdes, comme la codéine, la morphine, l’oxycodone et le fentanyl pour diminuer la douleur. Quelques programmes de petite envergure contre la toxicomanie offrent de l’héroïne et de l’hydromorphone aux personnes qui ont un problème de consommation de drogue. L’héroïne de prescription distribuée au pays est achetée de l’Europe et requiert l’approbation du Programme d’accès spécial du gouvernement fédéral. L’an dernier, le gouvernement a assoupli les règles, permettant aux provinces de faire venir de l’héroïne en grande quantité, et à des organismes autres que des hôpitaux et aux infirmières praticiennes en plus des médecins d’en prescrire, dit Scott Bernstein. Cependant, plus de 10 300 personnes à l’échelle du pays sont décédées des suites d’une surdose d’opioïde depuis 2016, d’après l’Agence de santé publique du Canada. Beaucoup de ces décès ont pour cause le fentanyl et des substances associées au fentanyl : 73 % des surdoses accidentelles fatales de janvier à septembre 2018. Pour cette raison, la réglementation des opioïdes est la priorité des chercheurs comme Scott Bernstein.
Réglementation possible des opioïdes
Scott Bernstein dit que les opioïdes comme l’héroïne pourraient être réglementés dans un cadre médical : une personne devrait obtenir une ordonnance pour être admise à un programme. Le BC Centre on Substance Use, un organisme provincial qui a pour but de concevoir des approches en matière de toxicomanie, veut convaincre la Colombie-Britannique d’adopter un modèle de « club d’acheteurs » : les consommateurs qui ont été évalués par un médecin pourraient avoir accès à une source d’héroïne légale et sécuritaire. Des formes de consommation moins risquées, comme le thé de pavot ou l’opium à fumer, pourraient être offertes hors du cadre médical.
« On a surtout un problème d’approvisionnement, estime Scott Bernstein, et avec la réglementation, il y aurait non seulement un accès légal pour en posséder et en consommer, mais aussi un accès légal pour l’approvisionnement. »
À son avis, des compagnies pharmaceutiques pourraient produire certains opioïdes, le gouvernement pourrait aussi autoriser des producteurs à faire pousser du pavot ou on pourrait continuer d’en importer. « On va vouloir s’assurer que le produit est non seulement sécuritaire, testé et pur, mais aussi produit et distribué de façon écologique, rentable et juste. Pour ce qui est de l’opium, par exemple, on pourrait comparer les avantages de l’approvisionnement local par rapport aux producteurs mexicains qui en produisent déjà et de façon plus abordable qu’on pourrait le faire, et on contribuerait à créer une source de revenus légitime. »
D’une façon ou d’une autre, poursuit-il, ce ne sera pas un marché commercial comparable à ceux du cannabis et de l’alcool.
Stimulants
Situation juridique actuelle et difficultés
La gamme des stimulants s’étend du café, à l’extrémité la plus inoffensive, aux médicaments d’ordonnance comme l’Adderall et le Ritalin, ainsi que les drogues comme la MDMA, la cocaïne, le crack et la méthamphétamine, à l’autre extrémité. Le Global Drug Survey (GDS) 2019, une enquête mondiale sur les drogues, montre que les Canadiens sont les deuxièmes consommateurs au monde de cocaïne ex æquo avec le Brésil, l’Italie, le Portugal, le Danemark et l’Angleterre. On sait aussi que les décès liés à la méthamphétamine sont en hausse au pays : il y a eu plus de 1000 surdoses fatales de méthamphétamine en 2017.
Steve Rolles, analyste principal des politiques à la Transform Drug Policy Foundation, au Royaume-Uni, dit que la prohibition de la cocaïne est ce qu’il y a de pire : elle ne nous débarrasse pas du marché noir, et on se retrouve avec un produit d’une puissance et d’une pureté inconnues, en plus de perpétuer la violence alimentée par les cartels au Mexique et en Amérique latine. Toutefois, il pense que les drogues comme la cocaïne, qui se classeraient dans le groupe des substances récréatives présentant un risque intermédiaire, peuvent être les plus difficiles à réglementer. Il y a une plus grande volonté, notamment politique, de légaliser des drogues peu dangereuses comme le cannabis et les champignons magiques, et les drogues très dangereuses comme les opioïdes, contre lesquelles on demande des mesures immédiates, explique-t-il.
« Avec la cocaïne, c’est très compliqué. Elle agit assez rapidement, elle peut entraîner une consommation compulsive », poursuit-il. Et elle est souvent combinée à l’alcool, ce qui est mauvais dans une perspective de santé publique.
Réglementation possible des stimulants
Pour Steve Rolles, le point de départ, c’est le modèle des pharmacies autorisées à vendre des stimulants comme la cocaïne, la MDMA et les amphétamines sous forme de poudre, par l’entremise d’un professionnel de la santé ou d’un conseiller formé. Les consommateurs devraient subir une évaluation avant d’acheter une quantité portionnée d’une drogue déterminée, par exemple un gramme de cocaïne par semaine.
Le fournisseur serait formé pour donner des conseils de réduction des méfaits, comme éviter de combiner la cocaïne et l’alcool, essayer de ne pas en consommer chaque jour, se faire une douche nasale pour réduire l’irritation après la consommation par voie nasale.
Une autre possibilité serait de réglementer les produits à base de cocaïne moins puissants : un produit qui imite des feuilles de coca qu’on peut mâcher ou des poches de feuilles de coca à infuser, « qui aurait l’effet de la cocaïne, mais prolongé et relativement doux ». Le marché noir se concentre sur les plus puissantes versions de la drogue, comme la cocaïne sous forme de poudre et le crack, mais tout le monde n’a pas envie d’effets aussi forts, selon Steve Rolles. À son avis, on pourrait vendre des boissons énergétiques ou des feuilles de coca à infuser comme on le fait pour le café.
« On ne prendrait pas tout le marché de la cocaïne en poudre, mais on pourrait en prendre une partie », dit-il.
Son prix (actuellement environ 80 $ le gramme au Canada) devrait être assez élevé pour ne pas en favoriser la consommation, et elle devrait être vendue comme produit pharmaceutique sans marque, estime Steve Rolles.
« On ne voudrait pas voir des fabricants de cocaïne commanditer des événements sportifs. »
Steve Rolles dit qu’il faudrait trouver des solutions pour éliminer les risques en matière de confidentialité.
Les feuilles le coca pousse dans les Andes, mais d’autres pays peuvent produire de la cocaïne, et un modèle d’achat de cocaïne équitable avec des producteurs locaux est une possibilité, selon lui.
Psychédéliques
Situation juridique actuelle et difficultés
Parmi les drogues psychédéliques, il y a le psilocybe (un champignon), le peyotl (un cactus), l’ayahuasca (préparation à base de liane) et le LSD (dérivé d’un champignon parasite du seigle). La MDMA, une drogue de synthèse, est considérée comme à la fois un psychédélique et un stimulant. Au Canada, le LSD et la MDMA sont des substances interdites. Pour ce qui est du psilocybe, du peyotl et de l’ayahuasca, c’est plus compliqué. L’ayahuasca, une infusion hallucinogène, contient des substances interdites : l’harmaline et la diméthyltryptamine. Toutefois, Santé Canada a récemment accordé des exemptions pour des motifs religieux : certains groupes ont l’autorisation d’importer et de préparer l’infusion dans le cadre de cérémonies spirituelles. Le peyotl, un cactus sans épine, est autorisé au Canada, mais son ingrédient actif provoquant des hallucinations, la mescaline, est une substance interdite. Quant aux champignons magiques, l’une des drogues psychédéliques les plus courantes, séchés — c’est-à-dire prêts à être consommés — il est illégal d’en posséder ou d’en vendre, mais frais ou sauvages, ce ne l’est pas.
Il y a aussi une pression croissante pour la recherche sur les applications médicales des champignons et de la MDMA, pour traiter entre autres des problèmes de santé comme le trouble de stress post-traumatique et la dépression, après l’obtention de résultats préliminaires encourageants.
Réglementation possible des psychédéliques
Kenneth Tupper, conseiller politique principal au BC Centre on Substance Use, affirme qu’au contraire des autres substances, en général, les psychédéliques n’entraînent pas de dépendance et de toxicomanie chronique, et elles ne représentent pas un fardeau pour le système de santé.
Il croit que le gouvernement fédéral pourrait mettre en œuvre un programme de formation, par lequel des gens pourraient devenir des consommateurs autorisés. À son avis, des groupes religieux, comme ceux du Santo Daime, sont déjà un exemple sur lequel pourrait se baser un système réglementé : un chef spirituel, ou un thérapeute, dirige des cérémonies, ou des séances. Après quelques expériences dans ce cadre, les consommateurs pourraient graduellement consommer sans le guide.
En ce qui concerne la MDMA, on pourrait selon lui mettre sur le marché des produits pharmaceutiques, sans aucune image de marque. Il précise que la « mentalité de capitaliste doit être écartée », donnant comme contre-exemple l’industrie du cannabis. « Je pense que l’évolution des grosses compagnies dans l’industrie du cannabis est préoccupante parce que les profits peuvent avoir plus d’importance que les aspects de santé publique. »
Pour ce qui est du peyotl et de l’ayahuasca, il pense que l’on pourrait mettre en place une chaîne d’approvisionnement sécuritaire par l’entremise d’ententes de commerce équitable avec des producteurs étrangers. « On va essayer d’établir un peu de réciprocité économique », ajoute-t-il.
Les sédatifs
Situation juridique actuelle et difficultés
Dans leurs recherches, Scott Bernstein et ses collègues ont étudié le GHB, la kétamine et les benzodiazépines (vendus sous le nom de Valium et Xanax). Chaque groupe a ses propres risques et difficultés, explique-t-il. Par conséquent, il est nécessaire de concevoir un modèle de réglementation potentiel pour chacun.
Avec le GHB, souvent appelé la « drogue du viol » en raison de son effet sédatif, le risque de surdose est élevé. Au Canada, il est possible de prescrire cette substance aux patients qui souffrent par exemple de narcolepsie, mais elle est aussi illégalement fabriquée et vendue pour être consommée dans les partys. « En prendre en public peut être très dangereux, à cause de la faible différence entre une dose qui procure du plaisir et une dose qui réduit la conscience », explique Scott Bernstein. Le GHB peut aussi entraîner une dépendance physique. Les symptômes de sevrage sont « très douloureux et peuvent être dangereux », ajoute-t-il.
La kétamine est un anesthésique qu’utilisent couramment les vétérinaires pour les interventions chirurgicales sur des animaux de compagnies, mais elle est vendue et consommée illégalement sous forme de poudre. Selon Scott Bernstein, le risque de surdose est plus faible qu’avec le GHB, mais « la consommation fréquente cause du tort à l’organisme et avec le temps peut endommager des organes au point d’entraîner la mort. » C’est psychologiquement aussi très addictif, ajoute-t-il.
Les benzodiazépines sont une classe différente, car elles sont déjà généralement prescrites par les médecins contre l’anxiété et les troubles de l’humeur, mais les stocks légaux sont parfois détournés vers le marché noir.
« Les benzodiazépines sont en fait plutôt dangereuses, parce que le risque de surdose est très élevé, en particulier en combinaison avec d’autres substances, comme les opioïdes », dit Scott Bernstein. Il ajoute qu’elles sont très addictives physiquement, occasionnent des symptômes de sevrage douloureux et peuvent causer des dommages au système immunitaire si la consommation est fréquente.
Réglementation possible des sédatifs
Contre le risque de surdose du GHB, Scott Bernstein pense qu’un plan de réglementation avec autorisation pourrait fonctionner. Les consommateurs devraient suivre une formation obligatoire sur le contrôle des doses pour éviter de développer une dépendance. Il ajoute que l’on pourrait concevoir un système à deux niveaux, dans lequel les personnes qui en sont dépendantes profiteraient d’un accès plus grand que les autres, et l’approvisionnement d’urgence devrait être accessible aux personnes qui ont des symptômes de sevrage. Toutefois, il dit qu’en raison de la consommation sociale du GHB, il est peu probable que les gens n’en prendraient qu’à des fins médicales (par exemple les consommateurs d’opioïdes).
Pour ce qui est la kétamine, il pourrait être adéquat de mettre en place des mesures semblables visant à limiter l’accès aux consommateurs non dépendants, selon Scott Bernstein. La présence d’un conseiller lors de la consommation pourrait être une façon de la rendre plus sécuritaire. De plus, selon lui, on devrait encourager les consommateurs à passer des examens médicaux afin de voir si la consommation de kétamine a causé des dommages physiques.
Pour ce qui est des benzodiazépines, qui sont un outil important pour traiter l’anxiété et les troubles de l’humeur, il est difficile selon lui de contrôler plus strictement la distribution que dans le modèle actuel. L’objectif serait donc d’informer les personnes qui consomment de benzodiazépines légalement ou illégalement des mesures à adopter pour réduire autant que possible les risques.
Selon tous les spécialistes à qui VICE a parlé, la guerre contre les drogues a été un échec, et c’est sans équivoque. En ce qui a trait à la volonté politique, selon Scott Berstein, il s’agit de comparer les risques aux bénéfices d’un approvisionnement réglementé des drogues.
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« En ce moment, le risque d’un approvisionnement non réglementé, c’est le décès de milliers de Canadiens chaque année à cause d’une surdose fatale qu’on aurait pu prévenir. » Avec un approvisionnement réglementé, le risque c’est qu’un faible pourcentage de consommateurs développent une dépendance, mais « on a les outils pour régler ça ».
Scott Bernstein voit la réglementation comme une solution très canadienne, parce qu’on est ouvert à l’idée d’accorder un rôle important au gouvernement pour réduire les risques.
Selon Kenneth Tupper, le gouvernement doit reconnaître qu’à l’époque du web profond et des cryptomonnaies, laisser les services de police dicter les politiques en matière de drogue est un échec. « N’importe qui peut acheter ce qu’il veut. »
Il ajoute que les drogues sont le produit pour lequel on a demandé aux acheteurs d’être vigilants, plutôt que rendre la chaîne d’approvisionnement sécuritaire. « On laisse pratiquement les gens mourir pour que les décès servent d’avertissement. »