Dans l’essai Musique Sorcière paru en 1978, la musicologue italienne Meri Franco Lao s’interroge sur les origines et les répercutions d’une musique dite de répression, qu’elle raccord à l’ambivalence de son rapport et qu’elle définit en ces termes : « La musique sorcière : musique de signe féminin systématiquement exclue, persécutée, exterminée, et dont il ne nous est parvenu que quelques restes ».
Bien qu’on ne sache de quoi il en retourne précisément, et que Meri Franco Lao passe son temps à nous répéter qu’elle ne s’exprime qu’en conjectures, toutes les informations écrites et les sources de première main ayant été détruites lors de la persécution et de la mise au bucher de ses fabricantes, on peut y établir un point d’accroche à la musique de Moor Mother, dans la mesure où le livre tente non pas d’élucider le mystère de la sorcellerie dans leur ensemble, mais d’étudier ce que « son association à la féminité garde d‘ambivalence, de mystère et de potentiel utopique », comme l’indique le préambule du numéro 8 de la revue Audimat, qui traduit les première et dernière parties de l’essai en question.
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Car il est bel et bien question d’utopie, de mystères, mais aussi de bruit, de chaos, d’une fureur assourdissante et d’une grosse louche d’afrofuturisme dans la musique de Moor Mother, laquelle se réclame elle-même en descendante directe des préceptes de Sun Ra et va chiner sans vergogne dans ceux de la galaxie Drexcyia. Mais la native de Philadelphie (ville dans la quelle aura vécu le pape Sun Ra en compagnie de son infernal Arkestra à la fin des années 60) occulte le dogmatisme et les leçons inhérents à la doctrine en question, pour aller, pépouze et sans artifice, dézinguer ses auditoires à coup de machines surchauffés et de chants hypnotiques, tout à tour scandés, hurlés, vomis, éructés, éjectés d’une cage thoracique qui ne demande visiblement qu’à échapper à son propre corps.
Et si, par exemple, comme l’indique cet article du Drone de l’année dernière, « le théoricien Kodwo Eshun consacrera les pages essentielles de son essai More Brilliant than the Sun à la musique en tant que moyen d’expression contre-culturel privilégié de l’afrofuturisme, de Sun Ra à Coltrane, de Kool Keith à Lee “Scratch” Perry, d’Underground Resistance à Tricky », la musique de Moor Mother y trouve une des plus pleines expressions en la matière entendues depuis longtemps. Pleine parce que ragaillardie et comme empreinte d’une force vive dont on n’arrive pas bien à retracer les origines, mais dont on devine une appétence pour le punk le plus racinaire et la noise la plus belliqueuse possibles. Un écran de fumée et de mystère donc, qui trouve en la fureur performative une sorte de terrain de jeu idéal.
Auteure d’une pelletée d’albums depuis 2012, c’est surtout le dernier en date, Fetish Bones, publié l’année dernière, qui a achevé de la placer sur la carte du détendre en musique : distension des corps, mais également des esprits et de la critique, distension d’une trance chamanique qui s’échappe de ses performances pour nous laisser pantois, incapable d’articuler et comme exténués par tant d’étirements formels et de bifurcations violentes.
Car comme on vous le disait un peu plus haut, c’est en concert que l’expérience Moor Mother s’éprouve le mieux, grâce à une utilisation au sulfate de machines et d’une power electronics au-dessus de laquelle s’élève un chant guttural, un peu fou et possédé, mais surtout empreint d’une force de persuasion et de conviction qui n’a trait que chez ceux et celles dont les croyances dépassent largement le seul socle de l’idée de faire de la bonne musique. Vomissant aussi bien la tiédeur que la démonstration de force pontifiante (soit ce qui peut y avoir de pire en musique), elle n’hésite pas à balancer un morceau de Death Grips en clôture de ses concerts ou à aller haranguer le public, exhortations qui ne sentent pas tant l’art de la performance qu’un besoin, semble-t-il irrépressible, d’en venir aux mains envers une audience désespérément atone.
Ça tombe bien, Moor Mother passe ce soir au festival Ideal Trouble, né des cendres conjointes des brillants Villette Sonique (en tout cas de son programmateur qui a quitté le navire en cours d’année) et des concerts en sous-sol à la Mécanique Ondulatoire, et dont on vous vantait il y a quelques mois les forces de résilience qu’ont été ses tenanciers Etienne Blanchot et Antoine Gicquel.
Le festival Ideal Trouble commence dès ce soir à la Station – Gare des Mines à Paris, et se déroule tout le week-end, avec notamment Boy Harsher, Sister Iodine, AZF, La Mverte, Noir Boy George, December, etc… Toutes les infos sont disponibles ici.
Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.