Ce vendredi 23 mars, jour de la fête nationale du Pakistan, Taha Siddiqui organisait une crémaillère dans son petit appartement parisien. Pour ce journaliste d’investigation pakistanais, longtemps correspondant à France 24 et unique lauréat étranger du Prix Albert-Londres, cette soirée signait la fin d’un mois de galère.
Un mois de précarité et d’incertitude dans une ville dont il ne connaît rien, et ne parle pas la langue. Une ville où il a été forcé de s’exiler avec sa femme Sara, photoreporter, et leur fils de 5 ans, suite aux menaces de mort qui pesaient sur lui au Pakistan. Ses convives, ce soir-là, étaient principalement des journalistes français ayant roulé leur bosse au Pakistan – ceux grâce à qui il a trouvé en refuge en France. Comme Julien Fouchet, avec qui il avait remporté le prix Albert-Londres en 2014, qui s’est débrouillé pour inscrire son fils à l’école ; ou Thomas Ellis, directeur de l’agence Babel, qui l’a aidé à ouvrir un compte en banque. Ou encore la dessinatrice franco-marocaine Zineb El Rhazoui, ancienne de Charlie Hebdo, qui l’a hébergé chez elle dès son arrivée, à la mi-février, le temps qu’un appartement lui soit trouvé. « Je me suis identifiée à lui », explique celle qui est toujours menacée de mort par les islamistes.
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Loin du Pakistan, sans boulot, Taha Siddiqui doit recommencer sa vie à zéro. « Je dois même repasser mon permis, car la France ne reconnaît pas le permis pakistanais… », se désole-t-il. Il vit aujourd’hui sur ses économies et reçoit de l’aide de plusieurs ONG. « Le Comité Albert Londres m’a offert des meubles et de l’électroménager. Le Comité de Protection des Journalistes, RSF, Freedom House : toutes ces associations m’envoient de l’argent et me donnent des contacts. On m’a même proposé un job de professeur dans une université new-yorkaise. Mais j’ai envie de rester en France. Et puis, très franchement, l’Amérique de Trump ne m’attire pas du tout… ».
Soutenu, Taha n’en est pas moins un homme en sursis : son visa touristique expire dans trois mois. Il compte déposer une demande d’asile pour lui et sa famille mais, si elle n’aboutit pas, ils seront forcés de plier bagage. En attendant, le reporter compte mettre son exil à profit : « je veux continuer de militer pour un Pakistan démocratique et libéré des militaires. Et c’est finalement plus efficace de l’étranger ». Siddiqui a déjà des projets d’articles pour le New York Times décrivant la situation de son pays. Il veut aussi créer une plateforme en ligne pour promouvoir la liberté d’expression au Pakistan.
« Le crissement d’un pneu, quelqu’un habillé de la même manière que ces types, tout me ramène à cette tentative de kidnapping »
Mais les sourires et les projets dissimulent mal le traumatisme qui poursuit le jeune père de famille : « ma femme et moi faisons encore des cauchemars », confie-t-il. Des questions reviennent sans cesse : « voulaient-ils me tuer, me torturer, me faire disparaître à jamais dans une prison secrète ? ». Il ajoute : « les jours suivant l’attaque, j’avais des flash-backs en permanence. Un crissement de pneu, quelqu’un habillé de la même manière que ces types… Tout me ramenait à ce trajet en taxi ». Ce trajet en taxi, c’est celui qui a fait basculer sa vie. C’était le 10 janvier dernier, dans la matinée, sur une autoroute à la sortie d’Islamabad. Taha Siddiqui était dans un taxi en route vers l’aéroport quand son chauffeur a pilé. Une Toyota bloquait la route devant lui, une autre s’arrêtait derrière. En ont surgi une dizaine d’hommes armés. Le reporter a immédiatement compris ce qui lui arrivait : il était victime d’un kidnapping. Cette méthode brutale sur laquelle il avait tant enquêté – et qui avait fait disparaître ou taire à jamais des dizaines de journalistes avant lui.
L’un des ravisseurs s’est engouffré à l’arrière du taxi, lui a asséné un coup de crosse de kalach’ sur la tempe et l’a menacé à bout portant, tandis qu’un autre prenait la place du chauffeur pour redémarrer la voiture. Taha a dû son salut à une négligence invraisemblable de la part de ses ravisseurs : sa portière n’était pas verrouillée. En une fraction de seconde, il a ouvert la porte et s’est échappé en courant à contresens sur l’autoroute, au milieu des klaxons, la chemise déchirée et ensanglantée.
« Je savais que ça allait m’arriver », raconte aujourd’hui le reporter. Cette attaque rocambolesque a sanctionné une carrière ponctuée d’enquêtes sur les agissements de l’armée et des services secrets pakistanais, de révélations sur leurs compromissions avec les talibans, de critiques virulentes de l’islam radical… Elle est aussi la conclusion de plusieurs années de menaces, d’intimidations, de coups montés – l’accusant tantôt d’être un infidèle corrompu par l’Occident, tantôt un traître vendu aux services secrets indiens.
« C’était devenu une blague à chaque soirée. Mes amis disaient : “viens, c’est peut-être notre dernier selfie, peut-être qu’ils viendront t’enlever demain ! “»
Car au Pakistan, exercer son métier a un coût. La liste de ses confrères journalistes disparus chronique la lente mort de la liberté d’expression dans ce pays. Et Taha Siddiqui d’égrener les noms de ses amis comme un lugubre rappel de ce qui aurait pu lui arriver. Syed Saleem Shahzad, disparu en 2011 après avoir écrit un article sur les liens entre Al-Qaïda et l’armée pakistanaise ; Sabeen Mahmud, abattue en 2015 en pleine journée à un feu rouge de Karachi ; Khurram Zaki, assassiné en 2016 dans un restaurant, pour avoir dénoncé les abus de l’armée ; ou encore ces blogueurs indépendants, enlevés l’année dernière, dont certains sont réapparus pour se murer dans un silence total. « C’était devenu une blague à chaque soirée », explique Taha. « Mes amis disaient « viens, c’est peut-être notre dernier selfie, peut-être qu’ils viendront t’enlever demain ! » ».
Pour lui, l’identité de ses ravisseurs ne faisait pas l’ombre d’un doute : le procédé portait la signature de l’ISI, les tout-puissants services secrets pakistanais. Qui d’autre aurait été capable de monter une telle opération en pleine journée, sur l’un des axes routiers les plus sécurisés du pays ? Sur un segment de route où, par un heureux hasard, les caméras de surveillance étaient éteintes ? Le gouvernement, embarrassé par le retentissement international de l’affaire, a immédiatement dépêché une escorte policière. Situation ubuesque d’un pays dont le gouvernement protège un journaliste de ses propres services secrets. « Ce sont des forces invisibles. Comment peut-on vaincre des ennemis, si on ne les voit pas ? », s’interroge Siqquidi qui a, finalement, décidé de quitter le pays. En quelques jours, le reporter a fermé la page de sa vie pakistanaise. Il a quitté sa maison d’Islamabad, une bâtisse de deux étages avec jardin, bradé son mobilier, et, le 13 février, a débarqué à Paris avec son épouse et son fils de 5 ans, valises sous le bras.
« Beaucoup de journalistes pakistanais m’ont dit que je devais retenir la leçon… »
Au traumatisme de l’enlèvement s’est ajouté le constat de la pleutrerie de son entourage, lui reprochant d’être allé trop loin dans ses critiques de l’armée. « Beaucoup de journalistes m’ont dit que je devenais retenir la leçon… », grince-t-il, amer. Une autocensure inacceptable pour celui qui revendique son statut d’emmerdeur public. « Ça m’a foutu hors de moi. C’était des journalistes que j’admirais et au pire moment de ma vie, ils me sermonnaient. C’est comme ces gens qui reprochent à une fille qui a été violé de s’être habillée en jupe…
Le reporter n’était pourtant pas prédestiné à devenir un symbole de la liberté d’expression, ni à vouloir débarrasser son pays de ses tartuffes en uniforme. Il a grandi en Arabie Saoudite dans une famille salafiste où l’on célèbre son oncle parce qu’il a participé au jihad dans le Cachemire indien dans les années 90, et scolarisé dans une école coranique. « Quand j’ai trouvé mon premier job dans une chaîne de télé, mon père m’a dit que c’était contraire à l’islam. Il m’a ordonné de démissionner ou de quitter la maison. Alors, je suis parti », raconte-t-il. Exilé au Pakistan – pays qu’il jugeait « progressiste » à son arrivée il y a 17 ans, il y est devenu l’un des reporters les plus reconnus – et redoutés.
À Paris, dans la sécurité de son anonymat et de son nouveau foyer, il a pu combler un petit plaisir personnel : afficher au mur la couverture de Charlie Hebdo publiée après le massacre du 7 janvier 2015. « C’est quelque chose que je n’aurais jamais pu faire au Pakistan… ». Le dessin avait fait le tour du monde. Celui d’un prophète au sourire triste sous un message équivoque : « tout est pardonné ».